Pourquoi le prêt-à-porter est en (grande) difficulté

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Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

La crise du pouvoir d’achat est-elle celle de trop pour le secteur de la mode? Plusieurs entreprises sont en grande difficulté, quand elles n’ont pas déjà fermé leurs portes. Cinq grands raisons expliquent cette situation.

Le long des artères commerçantes de nos centres-villes, plus d’une devanture est désormais fermée. Dans les magasins qui accueillent encore des clients, le stock de vêtements reste important. Il faudra sans doute les liquider pendant les soldes… Car les rues sont loin d’être bondées, et les clients se font plus rares. En Belgique en 2022, dans le secteur du prêt-à-porter ; la fréquentation a baissé de 10% en moyenne par rapport à l’an dernier. “Pour certaines enseignes, cela peut aller jusqu’à 30%”, explique Wim van Edom, chef économiste de Comeos, la fédération belge du commerce et des services. Le secteur doit affronter crise après crise. “La crise sanitaire a été un énorme manque à gagner, à laquelle s’ajoute aujourd’hui la guerre en Ukraine et la crise du pouvoir d’achat”, souffle Erik Magnus, directeur général de la fédération belge de la mode, Creamoda.

Il y a une conjonction de facteurs économiques, pratiques et générationnels, sans oublier les tendances de la société qui segmentent le marché.

La mise en liquidation de Camaïeu fin septembre, après 40 ans d’existence, a provoqué un électrochoc dans le secteur de l’habillement. Certes, la marque française a entre-temps été rachetée par l’enseigne de prêt-à-porter masculin Celio pour 1,8 million d’euros lors d’une vente aux enchères, mais cette situation illustre très justement le mal-être du secteur de la mode. “Il y a une conjonction de facteurs économiques, pratiques et générationnels, sans oublier les tendances de la société qui segmentent le marché”, analyse Christophe Sancy, éditeur de la revue spécialisée Gondola.

Ainsi, outre la liquidation de Camaïeu, deux autres chaînes ont été mises en redressement judiciaire: San Marina et Cop.Copine. L’enseigne de prêt-à-porter féminin Pimkie, propriété de l’association familiale Mulliez, est aussi sur le point d’être rachetée par un consortium composé des groupes Lee Cooper France, Kindy et Ibisler Tekstil. Plus récemment, H&M a également annoncé qu’il allait supprimer 1.500 emplois. Cette réorganisation s’inscrit dans un plan de réduction des coûts par lequel le groupe entend améliorer son efficacité et surtout réduire les frais administratifs et généraux.

Globalement, la valeur totale des 50 marques de vêtements les plus performantes au monde a diminué de 8% en un an. Un chiffre qui dissimule de réelles disparités. Premier constat, en effet: les enseignes à prix très accessibles et le luxe ne souffrent pas. Le haut de gamme se porte même très bien. Il est le seul à pouvoir tabler sur une croissance de 3 à 8%, selon le nouveau rapport de McKinsey, intitulé The State of Fashion, alors que le reste du secteur pourrait subir un recul de 1 à 4%.

“Le marché du luxe a fait face à un choc des demandes auxquelles il a répondu par une forte augmentation des prix, explique Jérôme van der Bruggen, responsable de la stratégie d’investissement chez Degroof Petercam. Lors de la crise sanitaire, plus aucune activité n’était possible, les consommateurs ont donc substitué leur consommation de service par une consommation de biens.”

Surtout le milieu de gamme

Les difficultés concernent donc principalement le milieu de gamme, coincé entre une offre discount et le nettement plus chic. “Il y a une polarisation du secteur”, affirme Christophe Sancy. Les enseignes du milieu de gamme reflètent la situation que connaît la classe moyenne dans la société, dont une partie est tirée vers le bas à cause de la baisse du pouvoir d’achat et une autre, la classe moyenne supérieure, tirée vers le haut. “

L’entrée de gamme s’est beaucoup étoffée et a réussi à combiner mode et prix bas, et n’est plus dévalorisée socialement, appuie Philippe Moati, directeur de l’Observatoire société et consommation. Ce n’est plus une honte d’acheter là-bas, au contraire. Faire une bonne affaire ou se procurer une vêtement en seconde main pour favoriser le recyclage sont des actes désormais bien vus.” En 10 ans, entre 2007 et 2018, le marché de l’habillement neuf classique ainsi a perdu plus de 15% de sa valeur.

Le container depuis la Chine ou le Vietnam est passé de 3.000 euros en 2019 à 17.000 euros au plus fort de la crise.

Pourtant, alors que les ventes reculaient, les enseignes ont continué à ouvrir des magasins. Cette stratégie a conduit à une guerre des prix, générant des tonnes d’invendus. Dans le même temps, les commerces de prêt- à-porter à prix abordables se sont retrouvés confrontés à des enseignes à très bas prix comme Primark ou la marque chinoise Shein, bien mieux armées pour inonder le marché de collections renouvelées en permanence, vendues à petits prix.

Certes, cette crise du prêt-à-porter est en partie liée à des questions globales: l’environnement, l’inflation ou la guerre en Ukraine, qui touchent négativement de nombreux secteurs. Mais des éléments parfois bien spécifiques expliquent pourquoi le milieu de gamme peine à relever la tête. Cinq, au moins.

1. Une inflation qui frappe deux fois

Bien que les consommateurs aient retrouvé le chemin des magasins cette année, le mois d’octobre a été catastrophique, enregistrant une baisse des ventes de 8% par rapport à l’année passée. “Depuis que les températures ont baissé, il y a heureusement un retour des clients qui souhaitent se fournir en vêtements chauds”, analyse Wim van Edom.

Hausse des prix de l’énergie, indexation des loyers, hausse des matières premières… L’inflation pèse énormément sur le secteur puisqu’elle touche non seulement les consommateurs mais également les entreprises elles-mêmes. “Cette crise du pouvoir d’achat va être bien plus compliquée que la crise sanitaire car elle affecte les entreprises – qui ne reçoivent pas les mêmes aides – et les consommateurs dont le pouvoir d’achat a baissé”, souligne le chef économiste de Comeos. Les consommateurs sont plus attentifs à leur portefeuille et ont tendance à dépenser moins pour l’habillement. “Acheter reste un plaisir mais le consommateur va se tourner vers les enseignes à bas prix pour les achats compulsifs”, précise Christophe Sancy.

Les coûts ont augmenté d’une manière telle qu’il n’est pas possible pour les marques de les répercuter sur les consommateurs.

Les entreprises de mode prévoient que l’inflation augmentera leurs coûts. En plus de la hausse des prix de l’énergie, les entreprises belges doivent prendre en compte l’indexation des salaires. Dans l’une de ses études, le bureau Graydon estime que 28% des entreprises saines sont désormais en difficulté et ont donc besoin de liquidités supplémentaires. Avant la crise actuelle, elles étaient 17%. “Les coûts ont augmenté d’une manière telle qu’il n’est pas possible pour les marques de les répercuter sur les consommateurs”, ajoute le directeur général de Creamoda.

2. Une crise sanitaire particulièrement sévère

Avant la crise énergétique, le secteur a dû faire face à une crise inédite, consécutive à la pandémie de Covid-19. Classés comme activité “non essentielle” lors des confinements de l’économie, les magasins ont dû garder leurs portes fermées une bonne partie de 2020 et de 2021, pénalisant les entreprises qui réalisaient l’essentiel de leurs ventes en boutiques. “Le manque à gagner pour ces entreprises a été énorme, d’autant qu’elles devaient continuer à payer leur loyer”, explique Erik Magnus.

La pandémie et l’installation du télétravail ont également bousculé les habitudes de consommation des Belges, qui peinent à revenir à la normale. Si les clients ont redécouvert le chemin des magasins lorsque ceux-ci ont rouvert leurs portes, la fréquentation des boutiques n’a toujours pas retrouvé le niveau de 2019. Sans compter qu’à cette période, les marques ont dû faire face à l’augmentation des coûts de transport, un container depuis la Chine ou le Vietnam étant passé d’un prix de 3.000 euros en 2019 jusqu’à 17.000 euros au plus fort de la crise.

3. Des tensions politiques et climatiques

On le sait, la guerre en Ukraine a fait flamber les factures d’énergie pour les entreprises, mais là n’est pas la seule situation préoccupante pour l’industrie textile. En Chine, de nouvelles épidémies de covid et la crise immobilière ont sapé la trajectoire de croissance de la région, et perturbé les chaînes d’approvisionnement.

Aux tensions politiques s’ajoutent les conditions météorologiques extrêmes qui affectent négativement le secteur puisqu’elles touchent les matières premières. Un exemple? Le coton a atteint son plus haut niveau depuis 10 ans et sa récolte a longtemps été incertaine à cause d’une sécheresse prolongée dans la “coton belt“, région qui couvre 17 Etats situés dans le sud des Etats-Unis, troisième producteur mondial et premier pays exportateur, dont le Texas qui concentre environ 40% de la production américaine.

Dans les rues belges, les clients se font plus rares. La fréquentation des enseignes de prêt-à-porter a baissé de 10%.
Dans les rues belges, les clients se font plus rares. La fréquentation des enseignes de prêt-à-porter a baissé de 10%.© getty images

4. L’essor de la seconde main

Que ce soit pour des considérations écologiques ou économiques, la seconde main connaît de plus en plus de succès, représentant déjà 5% du marché total de l’habillement. “C’est un véritable business qui capte particulièrement les jeunes”, poursuit Christophe Sancy. Pas étonnant lorsque l’on sait que le marché de la seconde main s’est développé en ligne grâce à des applications de type Vinted ou Le Bon Coin, très faciles d’usage. Un marché qui exerce une pression supplémentaire sur le milieu de gamme. “Les enseignes à bas prix sont tellement accessibles qu’elles ne sont pas concernées”, précise toutefois le spécialiste de Gondola.

Cette année, quelque 69 millions de vêtements d’occasion ont été vendus sur des places de marché en ligne dans le monde. Un potentiel de développement que les enseignes ont senti, même les marques de luxe. Avec sa nouvelle plateforme en ligne dédiée à l’occasion, Michael Kors propose par exemple à ses clients d’acheter et vendre eux-mêmes les articles de la marque, tout en verser une commission de 20% au label lors des opérations de vente.

Cette tendance s’inscrit dans une logique de durabilité, d’éthique ou de recyclage parfaitement dans l’air du temps Des engagements qui sont généralement absents des préoccupations des enseignes du milieu de gamme. “Considérer ces tendances comme marginale est une erreur, estime pourtant Christophe Sancy. La tendance écologique et même végane – c’est-à-dire des vêtements sans laine ou sans cuir, sans parler de la fourrure – se développent et les consommateurs y sont sensibles.”

5. Un e-commerce déstabilisant

L’e-commerce est le dernier élément à avoir bousculé le marché. S’il peut s’avérer être une opportunité au vu de son potentiel de croissance, il représente également une menace car il est loin d’être toujours rentable. Combiner un magasin physique et une plateforme numérique est un véritable challenge pour les commerçants qui doivent investir dans le marketing et de la main-d’oeuvre supplémentaire. “Le secteur de la mode est un des seuls secteurs qui doit gérer plus de retours que d’achats, souligne Wim van Edom. Cela demande un investissement considérable.”

Une plateforme en ligne permet d’augmenter votre part de marché mais il faut faire face à des géants comme Zalando qui investissent énormément pour être présent.

Le marché européen de la mode en ligne devrait croître de 50% d’ici à 2025, passant de 119 milliards d’euros en 2021 à 175 milliards d’euros en 2025. La part d’internet dans la vente de mode passerait ainsi de 25% à 33%, selon une étude menée par la plateforme Cross-Border Commerce Europe. “Une plateforme en ligne permet d’augmenter votre part de marché mais il faut faire face à des géants comme Zalando qui investissent énormément pour être présent”, nuance Erik Magnus.

Dire que l’ensemble du milieu de gamme est en difficulté serait cependant une erreur. Le géant espagnol Inditex, propriétaire de huit marques, dont Zara, Bershka et Massimo Dutti, a vu son bénéfice net grimper de près de 6% au troisième trimestre. “Le choix de produire en Europe s’est avéré payant pour le groupe, souligne l’expert de Gondola. Ses coûts de production sont un peu plus élevés, mais ce modèle offre au groupe une très grande agilité. Il est plus réactif. Par exemple lorsqu’un modèle ne se vend plus, il peut arrêter la fabrication.”

Le shopping finira-t-il par revenir à la mode? Les soldes qui démarrent dans quelques jours devraient déjà donner quelques éléments de réponse…

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