Paul Magnette sur la crise du coronavirus: “Tout doit être objet d’un nouveau regard”

Ce que la crise sanitaire dit de notre société et comment en profiter pour penser l’après-Covid-19? Fin avril, le sociologue et essayiste Paul Jorion, par ailleurs chroniqueur pour “Trends-Tendances”, accueillait sur sa propre web-TV le président du PS et bourgmestre de Charleroi, Paul Magnette. Une longue rencontre, dont nous restituons ici de larges pans, où l’on a beaucoup parlé solidarité européenne, rapports sociaux, conditions salariales, relocalisation, digitalisation, fiscalité, gratuité…

PAUL JORION. Nous vivons, avec le Covid-19, une époque particulièrement curieuse. En quoi se distingue-t-elle de toutes celles que nous avons déjà connues ?

PAUL MAGNETTE. Je crois qu’il est très compliqué de porter un jugement à ce stade parce qu’on est encore au coeur de l’événement et que les répercussions de cette crise ne se font encore sans doute sentir que de manière très partielle. Ce qui me frappe le plus, c’est le très profond exercice d’introspection individuelle et collective qui est en cours. De manière consciente ou demi-consciente, nos vies ont fondamentalement changé parce qu’on est confinés – un terme qu’on n’utilisait pratiquement plus que dans le milieu de l’énergie nucléaire. Personne n’aurait, je crois, imaginé un jour la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui, sauf dans l’un ou l’autre film de science-fiction. Et donc cela bouleverse évidemment toutes nos références, non seulement historiques et politiques mais même nos références les plus intimes. Se retrouver enfermé chez soi, à travailler en famille pour ceux qui ont la chance et la possibilité de télétravailler, ou se retrouver dans un monde du travail qui est à moitié déserté, dans des villes complètement désertes, comme on ne les a jamais vues. Moi, comme bourgmestre, quand je déambule dans les rues de ma ville ces temps-ci – je le fais peu mais quand même un peu -, je ne la reconnais pas. Parce que la ville, avant d’être un ensemble de rues, de places et de bâtiments, c’est, comme disait Durkheim, de la densité morale. Et là, tout d’un coup, il n’y a plus de densité morale. Il n’y a plus que la partie la plus matérielle, la plus minérale de la ville. Et cette difficulté à reconnaître ce qui nous est familier – je prends ici l’exemple de la ville – je crois qu’on la retrouve à peu près partout dans nos existences personnelles, dans le monde du travail, dans l’idée que nous nous faisons de la mondialisation, du rôle des Etats, de l’économie capitaliste, etc. Tout est, tout doit être en tout cas, objet d’un nouveau regard.

“Je suis moins inquiet de l’éclatement de la zone euro que d’un éclatement et d’une décomposition véritablement politique.”

On parle déjà de l'”après-Covid-19″. Or, comme vous le soulignez, il est impossible d’en déterminer la date avec certitude. La période intermédiaire ne risque-t-elle pas de s’éterniser? Faudra-t-il attendre un vaccin et de véritables remèdes avant que l’on puisse parler d'”après-Covid” ?

Le seul fait de parler de l'”après” est en soi très symptomatique. Cela veut sans doute dire qu’on n’a pas encore compris qu’on allait vivre avec cette situation. On a encore le vain espoir que ce soit une parenthèse, un moment très particulier mais qui va se refermer et qu’il y aura un “après” qui, pour certains, sera comme l'”avant”. Je pense que cet “après”, ce sera aussi un “présent” prolongé. Je crois que le rapport à la maladie, les distances sociales, le rapport aux autres, tout cela va très profondément changer. On ne sait pas comment on va renvoyer les enfants dans les écoles. On ne sait pas comment on va pouvoir reprendre le travail dans les usines et dans les bureaux (l’entretien a été effectué le 21 avril dernier, Ndlr). On ne sait pas quand, un jour, on pourra peut-être retourner dans des grands événements sportifs, culturels, se promener dans des villes bondées, aller dans des restaurants où on a peu de place, parce qu’on a peine à imaginer que cette distanciation sociale, comme on l’appelle, disparaisse complètement. Très probablement, c’est aussi tout un changement culturel. On l’a vu d’ailleurs après le Sras dans un certain nombre de pays asiatiques. Est-ce que nous allons tous nous mettre à porter des masques quand nous nous promènerons dans la rue ou dans les grandes surfaces ? Est-ce que, en fonction de l’âge, en fonction de notre force immunitaire, on va encore oser se livrer exactement aux mêmes activités que celles auxquelles on s’est livrés très longtemps ? Ce sont les interrogations anthropologiques que nous sommes en train de nous poser.

On recourt volontiers ces jours-ci à la métaphore de la guerre. “Guerre contre le virus”, mais aussi “un effort de guerre”, “une économie de guerre”. Est-ce une bonne idée ou faudrait-il plutôt éviter cette imagerie martiale ?

Comparaison n’est pas raison. Donc, les métaphores, cela se prête toujours à beaucoup de confusion. Je n’aime pas du tout l’idée d’une guerre contre un virus parce que cela ne veut pas dire grand-chose. Il s’agit plutôt d’une bataille sanitaire comme il y en a eu beaucoup d’autres. Je trouve que le terme de guerre, ici, est fondamentalement rhétorique. Notre économie est tout sauf une économie de guerre. On ne peut pas dire qu’on ait réquisitionné la production largement pour lutter contre le virus. Une toute petite partie de la production, dans quelques secteurs industriels, est certes réorientée vers la production de masques, de traitements, de respirateurs, etc., mais on n’a pas du tout la mobilisation telle qu’on peut la connaître dans une économie de guerre. En revanche, il existe sans doute des éléments de comparaison qui sont intéressants. C’est certainement l’émergence de catégories sociales jusqu’ici peu visibles et qui, tout d’un coup, sont les héros de cette période. La seule référence dans le discours de Emmanuel Macron (le 13 avril, Ndlr) que je trouvais intéressante, c’était cette référence aux poilus de la Première Guerre mondiale, même si elle était implicite, c’est-à-dire le personnel soignant, mais aussi les éboueurs, les facteurs, les travailleurs de la logistique, les travailleurs de la grande distribution, les enseignants qui continuent à assurer un accompagnement dans les écoles pour les enfants du personnel soignant ou du personnel de sécurité, et beaucoup d’autres. Ce sont des hommes et des femmes, aujourd’hui, dont on s’aperçoit qu’ils ont une utilité sociale majeure et qui, pourtant, dans notre économie capitaliste dominée par la valeur d’échange, ne sont ni les mieux valorisés, ni les mieux rémunérés. Aujourd’hui, les consultants qui aident les entreprises à faire de l’optimisation fiscale ne sont pas les héros de la Nation. Et donc, on s’aperçoit que l’échelle des valeurs sociales telle qu’elle se traduit à travers les statuts professionnels, à travers les rémunérations, est en fait à l’inverse de celle révélée dans cette crise. Il y a là un point de comparaison avec une situation de guerre, où ces jeunes gens issus de la paysannerie, de la classe ouvrière, des milieux urbains modestes, tout d’un coup, devenaient ceux qui allaient au front pour sauver la Nation.

Dans notre système économique, lorsqu’on évoque une revalorisation des emplois, le montant des salaires dépend à l’arrivée du rapport de force entre employeurs et employés – ces derniers pouvant, avec l’aide de syndicats, unir leurs forces pour faire valoir leurs droits au niveau collectif. Dans le cas de ces professions à revaloriser parce que l’actualité nous a fait prendre conscience de leur rôle indispensable, l’employeur, c’est souvent l’Etat… Comment les revaloriser au juste niveau ?

Beaucoup de ces emplois dépendent effectivement de l’autorité publique en général, de l’Etat ou des collectivités locales et territoriales, mais pas tous. La plupart de ceux qui dépendent de l’autorité publique, en général, ont un statut et des durées de travail convenables, un certain nombre d’avantages sociaux et même des rémunérations qui sont dans les rémunérations médianes voire médianes supérieures. En revanche, on s’aperçoit qu’il y a aujourd’hui beaucoup de métiers vraiment fondamentaux qui, dans l’ancien capitalisme industriel, étaient intégrés dans les grandes entreprises, et qui ont été de plus en plus externalisés vers une économie de la sous-traitance. Je pense évidemment à la logistique, à tous les services aux entreprises, de nettoyage, de gardiennage, etc., qui, eux, très souvent, ont des statuts beaucoup plus précaires, qui sont souvent occupés par des contrats à courte durée et qui ont des bas salaires. Beaucoup de ces travailleurs sont en fait, dans le secteur privé, en dessous du salaire minimum. Je crois que c’est un combat de demain. On ne peut pas dire : “On les applaudit aujourd’hui, on les remercie, on les qualifie de héros de la Nation” et puis, demain, ils continueront à travailler avec des salaires de 10 ou 11 euros de l’heure brut et des contrats précaires. Là, il y aurait quelque chose qui serait du domaine d’une injustice fondamentale.

“Oui, il y a une espèce de course folle vers une tertiarisation à outrance de notre économie.”

Vous venez de souligner que les Etats ne sont pas à proprement parler “mobilisés” aujourd’hui, comme ils le seraient dans le cadre d’une véritable guerre. Au Parlement européen, Guy Verhofstadt s’est cependant mis en colère récemment, interpellant Ursula von der Leyen à propos d’une mobilisation insuffisante de l’Europe. Ne faudrait-il pas, précisément, au niveau européen, une action forte, comparable à une mobilisation ?

L’Europe ne s’est jamais construite que sous l’effet de crises ou de pressions extérieures. Et aujourd’hui, on a une crise majeure, qui affecte le monde entier et tous les pays européens de la même manière. Certains pays ont davantage de moyens d’y répondre, que ce soit sur le plan sanitaire ou financier et budgétaire, mais tout le monde est touché. Cette crise devrait donc, par excellence, susciter une mobilisation européenne et un grand phénomène de solidarité, en nous incitant notamment d’abord à construire une Europe de la santé. C’est une dimension qui, aujourd’hui, est pratiquement inexistante. Or, l’Europe a une capacité beaucoup plus grande que les Etats pris isolément de coordonner les efforts de recherche, de lancer des marchés publics conjoints pour établir un rapport de force qui soit dans l’intérêt public face aux industries pharmaceutiques, de faire en sorte d’organiser la solidarité dans l’aide entre les différents pays européens. Cela existe en matière de protection civile par exemple. Quand il y a des incendies de forêts dans le nord de l’Espagne, il peut y avoir des canadairs français ou portugais qui interviennent, coordonnés par l’Union européenne. Cela devrait pouvoir exister aussi sur le plan sanitaire. Et puis, évidemment, il y a la question de l’union économique et monétaire. Aujourd’hui, cette Europe a une monnaie mais elle n’a pas de véritable budget. Elle n’a pas de véritable trésor. Elle n’emprunte pas. Elle ne se constitue pas sa propre logique d’investissement en émettant des obligations ou en émettant de la dette. Or, on voit bien que nous vivons une situation où on a à la fois un ralentissement de la productivité en général en Europe et une certaine forme de crise des finances publiques puisque tous les niveaux d’autorité, depuis le local jusqu’au national en passant par les collectivités territoriales, ont des difficultés à couvrir leurs dépenses avec les recettes telles qu’elles existent aujourd’hui. Il n’y a que deux moyens de corriger cela. L’une, c’est évidemment la justice fiscale, c’est faire en sorte que rentre dans les caisses des autorités publiques l’argent qui y échappe aujourd’hui. L’Europe y a une très grande responsabilité puisque c’est d’abord la concurrence fiscale interne à l’Union européenne qui fait perdre aux Etats des moyens publics énormes. Quand de grandes entreprises rapatrient leurs bénéfices vers un pays dans lequel ils ne payent pratiquement pas d’impôts des sociétés – et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de nombreux montages fiscaux – ce sont tous les autres Etats qui sont privés de ces ressources. Et l’autre moyen, c’est évidemment que l’Europe prenne le relais des Etats et des autres niveaux de pouvoir en veillant à avoir elle-même une politique d’emprunt et une politique d’investissement qui viennent prendre le relais de pouvoirs publics dont les finances publiques sont déjà assez lourdement affectées.

Que cela soit lors de la création de Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951, du Marché commun à six en 1957, ou de la zone euro en 1999, cette concurrence entre les pays par un “moins-disant fiscal” a toujours été l’oeuvre au sein-même de l’Union. Comment résoudre cela ?

Une crise comme celle-ci doit être l’occasion de mettre tout cela à plat. L’Europe va avoir des besoins budgétaires énormes. Si on veut être à la hauteur de cette crise, si on veut aussi aider les Etats membres à couvrir les dépenses qu’ils auront dû occasionner pour financer les soins de santé et venir en aide à la fois aux entreprises, aux indépendants pour sauver les emplois, éviter la destruction des postes de travail, il faudra beaucoup d’argent. Car il faudra aider les Etats à financer leurs politiques, comme on vient de commencer à le faire, grâce au commissaire luxembourgeois Nicolas Schmit, en charge du Travail, qui a mis en place un système de réassurance sur le plan européen. C’est une première avancée. En outre, il faut évidemment ne pas se contenter de gérer l’urgence mais faire en sorte que le green deal et la transformation en profondeur de nos modèles de production et de consommation deviennent cette fois une réalité. Donc, pour ça, il faudra de l’argent. C’est inévitable. Et cet argent, soit on le dégage en recourant à la dette comme tous les Etats l’ont fait depuis toujours. Soit on fait en sorte que ces géants, ces multinationales qui échappent à l’impôt à travers toute une série de montages, d’évasion, voire de fraude fiscale soient mises sous véritable contrôle et que ces entités économiques payent simplement leur dû aux puissances publiques qui, de cette manière, pourront couvrir ces dépenses. Donc, c’est vraiment le moment de rouvrir ce débat qui traîne depuis des années au G20, à l’OCDE, au sein de l’Union européenne, un peu dans tous les forums internationaux mais qui ne progresse pas en raison du veto des pays qui en sont aujourd’hui les premiers bénéficiaires.

“Pour ce qui est d’une certaine forme d’autonomie, la bonne échelle pour nous, c’est l’Europe. Mais il y aura toujours un certain nombre de biens qui seront fabriqués dans d’autres régions du monde.”

Comme vous le soulignez, si l’on y réfléchit un peu, l’Europe est en réalité en crise depuis toujours ! Mais on a le sentiment aujourd’hui qu’au sein de la zone euro, “ça passe ou ça casse”. La popularité des mouvements d’inspiration “populiste” fait craindre le pire et le risque existe toujours que des pays quittent la zone euro, de leur plein gré ou forcés par les circonstances. On l’a vu pour la Grèce, on le voit aujourd’hui pour l’Italie. N’existe-t-il donc pas un danger réel d’éclatement de la zone euro et, en arrière-plan, de l’Union européenne ?

Je suis moins inquiet de l’éclatement de la zone euro que d’un éclatement et d’une décomposition véritablement politique. Sur le plan de la zone euro, on n’est pas dans la même situation que dans les années d’après-crise financière où la pression était mise sur la Grèce. Aujourd’hui, la situation est différente parce que ce n’est pas un pays seul qui y est confronté, mais tous les Etats. Ce n’est donc pas une crise asymétrique, comme on le dit dans le jargon, mais touchant l’ensemble de l’Union européenne, même si certains ont des capacités budgétaires supérieures à d’autres. Et puis elle touche de très grands pays : l’Italie, l’Espagne, la France et beaucoup d’autres. C’est pratiquement une majorité des membres, de la population et de la richesse représentées par les économies de la zone euro qui est durement affectée. Donc je ne vois pas comment on mettrait la moitié de la zone euro en dehors de la zone euro. En revanche, le danger, c’est véritablement celui d’une réaction populiste de droite. Quand on voit déjà la manière dont Matteo Salvini instrumentalise cette crise en Italie en récupérant justement l’exemple de la Grèce en disant : “Il ne faut surtout pas accepter le mécanisme européen de stabilité parce que ça revient à donner le pouvoir à Bruxelles et à Berlin alors que nous devons réaffirmer notre souveraineté, etc.”. C’est d’ailleurs en cela que je trouve insensée l’attitude des dirigeants néerlandais, autrichiens et, dans une certaine mesure, allemands aujourd’hui: parce que ne pas aider l’Italie, c’est laisser les mouvements populistes profiter de la situation et cela peut conduire à une victoire d’une droite populiste nationaliste voire même d’une extrême droite. Quand on voit aussi que dans un pays comme la Hongrie, Viktor Orban profite des circonstances pour affaiblir très structurellement les règles de l’Etat de droit et que l’Union européenne, jusqu’ici, ne réagit pas, on se dit que, vraiment, le danger est intensément politique cette fois-ci. Ce sont vraiment les principes politiques, les principes moraux de l’Union européenne, la démocratie, l’Etat de droit, les droits fondamentaux qui sont, qui peuvent, être mis en péril par l’absence de solidarité dans l’Union européenne.

Quand vous évoquez les “3R” : reprise, redéploiement, relance, les concevez-vous essentiellement dans le cadre national belge ou précisément au niveau européen ?

Pour nous, le niveau communal est extrêmement important. On l’a vu dans la gestion de la crise : les élus locaux sont vraiment très mobilisés, que ce soit en termes de sécurité, de gestion des espaces publics, de services publics de mobilité, de traitement des déchets, de soutien aux hôpitaux, de distribution de masques… Mais les Régions, les Etats ont aussi un rôle à jouer. Et l’Union européenne, évidemment, dont le rôle est extrêmement important. Donc, pour nous, cette sortie de crise doit être coordonnée à tous les échelons de pouvoir. Chacun doit pouvoir jouer pleinement son rôle, et nous avons besoin d’une méthode. Or, ce dont l’Europe a manqué, ce dont elle manque encore aujourd’hui, c’est de méthode. Si nous continuons à réagir simplement au petit bonheur la chance, en fonction des circonstances et sans développer un véritable plan de sortie, cela n’ira pas. Et c’est là que nous voyons que le fédéralisme européen est quand même encore très faible. Si nous avions de vraies obligations, un vrai budget européen, de vraies perspectives financières pluriannuelles européennes ambitieuses pour les sept prochaines années, des programmes d’aide, une politique de la santé… nous aurions vraiment l’occasion d’apporter les réponses dont l’Europe a besoin et de consolider structurellement l’Europe et les principes de démocratie et d’Etat de droit sur lesquels elle est construite.

“Taxer les machines, c’est risquer de retarder la robotisation et la digitalisation de notre économie qui peuvent être très utiles aussi dans une logique de relocalisation.”

Parlons maintenant du monde du travail que nous avons déjà évoqué à propos de ces professions indispensables qu’il s’agirait de revaloriser. J’entends dire autour de moi : “Le télétravail, c’est formidable : sans toutes ces réunions, je travaille en réalité la moitié ou le tiers du temps que je passais dans l’entreprise !”. Ces personnes s’expriment avec franchise mais les employeurs n’en tireront-ils pas la conclusion logique ? La question ne va-t-elle pas être posée du “véritable” nombre d’emplois nécessaires, un chiffre plus “réaliste”, dira-t-on, que celui que nous avons aujourd’hui ?

Il ne faut pas oublier qu’énormément de fonctions sociales dans le monde du travail ne peuvent être exercées à distance et que toutes celles et tous ceux qui continuent à travailler sur le terrain, que ce soit pour assurer la sécurité, le traitement des déchets, les soins aux personnes, la production matérielle, la production agricole et agroalimentaire, etc., tous ceux-là continuent et devront continuer à travailler sur des lieux de travail qui ne peuvent pas être chez eux. Il faut donc faire attention à ne pas créer une espèce de nouvelle fracture sociale entre ceux qui peuvent télétravailler, qui en ont la faculté et ceux qui, de toute façon, ne pourront pas télétravailler parce que la nature même de leur travail ne le leur permettra pas. Ensuite, parmi ceux qui ont la chance – parce que je pense qu’il faut le considérer comme une chance – de pouvoir télétravailler, j’espère, oui, que ça conduira à nous interroger sur nos manières de travailler et sur ce que l’anthropologue américain David Graeber, appelle des bullshit jobs, c’est-à-dire tous ces emplois qui, finalement, ne servent à peu près à rien. Cela ressemble un peu à ces mécanismes hyper-élaborés que Niklas Luhmann décrivait comme le phénomène de l’hyper-modernité, c’est-à-dire des structures qui se complexifient sans cesse, qui créent sans cesse en interne des systèmes de contrôle, des systèmes de validation, des systèmes de motivation parce qu’on a tellement démotivé les gens, etc. Oui, il y a une espèce de course folle vers une tertiarisation à outrance de notre économie et vers la création de fonctions à haute valeur symbolique, à très haute rémunération et pourtant à utilité sociale faible voire négative. Et à côté de ça, on a des fonctions presque éternelles pourrait-on dire, et qui, elles, se révèlent dans des circonstances comme celles-ci d’une très grande utilité sociale. Donc j’espère vraiment que ça nous amènera non seulement à repenser les modalités du travail mais aussi à repenser la hiérarchie des fonctions dans le monde du travail.

L’approvisionnement difficile en masques, en tests, en respirateurs, ont attiré l’attention du public sur la fragilité du mode de gestion actuel de leur stock par les entreprises : ce qu’on appelle le “flux tendu”. On parle donc de relocalisation. Mais plus le pays est petit, plus il est difficile d’imaginer qu’on puisse à nouveau tout faire et s’occuper de tout chez soi. Alors, quand on dit relocalisation, à quoi pense-t-on exactement ?

Je pense qu’il faut penser la relocalisation à différentes échelles. Il y a une série de biens qui devraient revenir à une échelle très nettement infranationale et, en particulier, tout ce qui relève de l’essentiel de l’alimentation. Ça a été comme ça aussi pendant des siècles et des millénaires. Les campagnes étaient autosuffisantes. Elles couvraient les trois quarts de la population et les villes vivaient, pour l’essentiel, avec des produits qui étaient cultivés dans une aire métropolitaine très proche du centre urbain. A Paris, le maraîchage était fait dans la grande couronne parisienne et on n’importait pas des biens qui venaient du bout du monde, même s’il y a toujours eu des importations. Rome comme Athènes importaient déjà du blé de Sicile, d’Algérie, d’Egypte, etc., parce qu’ils n’étaient pas autosuffisants sur ce bien qui était absolument fondamental. Il ne faut donc pas verser dans une espèce d’optique protectionniste mais se dire : il y a des choses qu’on peut produire à une échelle très proche. Et sans doute que, pour ce qui est d’une certaine forme d’autonomie, la bonne échelle pour nous, c’est l’Europe. On peut presque tout produire en Europe. Ça ne veut pas dire qu’il faut mettre fin au libre-échange global – il y aura toujours un certain nombre de biens qui seront fabriqués dans d’autres régions du monde. Mais ça doit nous amener vraiment à réfléchir aux chaînes de valeur, à ce que nous produisons et à ce que nous avons cessé de produire parce que c’était un impératif environnemental. Aujourd’hui, nous, les Européens, pouvons presque nous vanter d’avoir une économie finalement de plus en plus décarbonée. Mais c’est évidemment très facile si on ne compte pas dans notre bilan carbone d’Européens tout ce que nous importons d’autres régions du monde, des biens produits sans aucune volonté de réduire les émissions de carbone et d’autres types de polluants. Que la Chine, l’Inde, le Brésil, et quelques autres régions de la planète soient les usines du monde et que nous, nous nous concentrions sur le secteur tertiaire et le secteur public, cela ne peut pas fonctionner. Il faut pouvoir relocaliser une grande partie de cette production sur le continent européen et créer de vraies chaînes de valeurs intégrées au plan européen en commençant évidemment par ce qui est absolument stratégique. Nous découvrons tout d’un coup que nous importons de Chine 80 % du matériel médical et du matériel de test, ce qui nous rend extrêmement vulnérables en période de pandémie. Ce serait donc beaucoup plus intéressant que ce matériel soit produit à une échelle européenne. Mais aussi avec une vraie politique de la logistique de la santé à l’échelle européenne, de vraies procédures et protocoles mis en place en cas de pandémie, et ce plutôt qu’à une échelle nationale ou infranationale. Car je ne crois pas à une forme de nationalisme économique. Je pense plutôt à repenser une économie qui serait orientée, pour l’essentiel, sur un libre-échange intra-européen qui existe déjà avec le marché commun unique. Certes, il y aurait encore quelques échanges avec d’autres régions du monde mais pas avec l’ampleur que l’on connaît aujourd’hui.

“La gratuité, c’est vraiment un très bon combat.”

Les sténodactylos qui ont toutes disparu, nous le savons, ce n’était pas la conséquence d’une délocalisation : le traitement de texte est apparu et il a aussitôt éradiqué une profession. Puis ce fut la robotisation. Aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle dans des domaines qui exigeaient un grand nombre d’années de qualification, comme le diagnostic médical… Quand on parle de relocalisation, il faut donc y penser dans le cadre général du développement technologique : l’emploi disparaît, en quelque sorte, automatiquement. Comment faut-il envisager cette question dans un monde où on trouve, d’une part, des emplois qui n’ont pas encore été remplacés par la machine et qui sont très mal payés, et d’autre part, des personnes qui sont très bien payées elles mais en réalité peu nombreuses, qui suffisent pour faire tourner la machine ?

Je trouve que toutes les machines qui nous libèrent d’un travail pénible sont des machines extrêmement utiles. C’est un vieux rêve socialiste depuis bien avant Karl Marx, depuis Robert Owen, Charles Fourier, etc. Ces premiers socialistes n’étaient pas opposés à la technique. Ils n’étaient pas opposés à la machine. Ils ne vivaient pas dans la nostalgie du temps de l’artisanat. Toute machine qui peut libérer l’homme de tâches pénibles doit pouvoir être développée. Toute machine qui peut être un accessoire qui facilite le travail de l’homme doit aussi pouvoir être développée et encouragée, et ce y compris dans des secteurs comme l’aide à la personne. On a aujourd’hui de plus en plus de machines dans les maisons de repos par exemple, qui aident le personnel des maisons de repos à retourner les personnes très âgées qui ne peuvent plus facilement se mobiliser, notamment pour faire leur toilette. La machine ne doit pas être vue comme un danger. Elle doit être vue au contraire comme un instrument de libération et d’émancipation qui nous permet de nous concentrer sur la part du travail qui ne peut être automatisée. Tous les gestes qui peuvent être faits de manière répétitive sont susceptibles d’être soit automatisés, soit digitalisés, soit les deux à la fois. En un sens, tant mieux parce que tous ces gestes répétitifs sont des gestes aliénants, qui n’apportent rien, dans lesquels nous n’exprimons pas notre créativité, notre génie humain à travers le travail. Je continue à penser qu’il y a, dans nos sociétés, encore d’immenses besoins de travail humain. Nous avons besoin de psychologues, d’enseignants, de journalistes ou d’agriculteurs qui retravaillent avec des méthodes beaucoup plus intensives en main-d’oeuvre et qui se passent d’engrais, de pesticides, de toutes les formes d’intrants chimiques, etc., etc. C’est-à-dire que si on change toutes les manières de travailler en utilisant à bon escient la machine et en revalorisant ce que l’acte de travail humain apporte, alors je crois qu’il y a amplement du travail pour tout le monde. Outre que reste évidemment ouvert le grand débat de la réduction collective du temps de travail qui permet à chacun d’avoir davantage de temps personnel. Mais ça, cela suppose alors un vrai débat sur la contribution à l’effort collectif et donc un vrai débat sur la fiscalité : quels sont les types de revenus que, demain, il faudra taxer ? Taxer les robots ou en revanche davantage les revenus de l’entreprise et moins les revenus du travail ? Taxer davantage le capital ? Taxer davantage la transmission de la fortune d’une génération à l’autre ? Ça, c’est un débat fondamental sur l’équité qui doit permettre de financer ces services publics indispensables.

Vous avez mentionné quelques figures tutélaires de la réflexion socialiste comme Charles Fourier ou Robert Owen, l’inventeur de la coopérative. On pense aussi bien entendu à Sismondi à l’époque des “Luddites” qui, en Angleterre, allèrent casser les machines qui les remplaçaient. Il y eut de sérieux incidents. Sismondi avait énoncé une sorte de théorème : “Toute personne remplacée par la machine disposera à l’avenir d’une rente perçue sur la richesse créée par elle”. Est-ce que la question de la “taxe-robot” n’est donc pas essentielle aujourd’hui ?

C’est une question intéressante. Je n’ai pas d’avis définitif sur la question mais je ne trouve pas tellement intéressant de taxer une machine. C’est comme toutes ces taxes sur les forces motrices, etc. Je trouve plus intéressant de se poser la question d’une juste taxation du capital et des revenus du capital dans les réflexions que Thomas Piketty, Gabriel Zucman et Emmanuel Saez ont conduites, et de taxer les revenus de l’entreprise. Si une entreprise est très capitalisée, qu’elle a beaucoup de machines, beaucoup de logiciels et qu’elle produit beaucoup de revenus, eh bien, elle contribuera aussi à la prospérité collective. Taxer les machines, c’est risquer de retarder la robotisation et la digitalisation de notre économie qui peuvent être très utiles aussi dans une logique de relocalisation. Dans une entreprise aéronautique de ma région, j’ai vu que depuis qu’on a davantage automatisé et digitalisé certaines fonctions de production, on a non seulement rendu le travail des ouvriers plus intéressant mais, en plus, on a pu relocaliser des chaînes de montage qui avaient été délocalisées il y a une vingtaine d’années…

Dans une perspective de justice sociale, on parle beaucoup de revenu universel. On pense aussi à une extension de la gratuité. L’assurance maladie qui – au début en tout cas – permettait un accès gratuit à la santé, l’enseignement authentiquement gratuit, bénéficiaient de l’assentiment de tous. Ne faudrait-il pas revenir dans un premier temps à l’entière gratuité de l’enseignement et des soins de santé et, dans un second temps, étendre celle-ci au logement de base, à l’alimentation de base, aux transports ?

Je crois beaucoup plus en la gratuité que dans cette idée d’allocation universelle. La gratuité, cela crée un vrai patrimoine collectif, cela “démarchandise” – pour reprendre le terme de Karl Polanyi – des secteurs extrêmement importants de notre société. Outre l’école ou la santé, on voit de plus en plus un mouvement aussi pour la gratuité de la mobilité, des transports publics, la gratuité de l’accès à des logiciels, à des biens qui sont aujourd’hui extrêmement importants. Je crois à cette extension… Je milite aussi en Belgique pour la gratuité des repas scolaires dans les écoles parce qu’on voit que beaucoup d’enfants, hélas, n’ont pas accès à une alimentation équilibrée et de bonne qualité et qu’on sait que cela a des conséquences sur leur développement physique et cérébral et donc, sur la constitution d’inégalités à très long terme. Donc, je crois que la gratuité, c’est vraiment un très bon combat. L’allocation universelle, je suis un peu moins convaincu parce que je crois encore au travail. Je crois aussi au travail comme bien constitutif de la société, et comme lien constitutif de la protection sociale. C’est à travers le travail que nous constituons ce patrimoine de la sécurité sociale comme on l’appelle, et ce lien-là nous rappelle que c’est par les efforts que nous faisons au quotidien pour contribuer à la prospérité et à la cohésion sociale de la collectivité dans son ensemble que nous contribuons aussi indirectement à construire ce patrimoine. Et de ce point de vue-là, on peut quand même se dire que le socialisme s’en n’est pas si mal sorti puisqu’aujourd’hui, en Belgique comme en France ou dans les pays nordiques, on socialise quand même plus de la moitié de la richesse produite qui est redistribuée à travers les services publics et les prestations sociales, ce qui est la preuve que cette idée d’un patrimoine commun à côté des patrimoines individuels est extrêmement importante.

Concluons si vous le voulez bien. D’une part, des grands principes auxquels nous sommes attachés comme le principe de solidarité et d’entraide. D’autre part, la nécessité de gérer un pays où les électeurs peuvent élire des représentants ne partageant pas nécessairement ce type de valeurs. Ma question, vous l’aurez comprise, est la suivante: est-il possible de diriger un pays où se trouveraient à la direction des affaires à la fois des partis socialistes et un parti majoritaire en Flandre en ce moment comme la N-VA ?

Cela m’a toujours paru et cela me paraît encore extrêmement difficile voire impossible parce que tout nous oppose. Non seulement l’ensemble des problématiques socioéconomiques, mais aussi la vision de l’avenir de l’Etat, la vision de l’avenir de l’Europe, l’importance de la question climatique, l’importance des questions de solidarité internationale, de migration, etc. Je pense donc qu’essayer de constituer des gouvernements dans lesquels on met ensemble des gens qui n’ont absolument rien en commun, c’est finalement transporter, au sein de l’exécutif, ce qui doit être une saine opposition entre différentes visions du monde, entre une majorité et une opposition, au sein d’un Parlement. L’emmener dans l’exécutif, c’est conduire cet exécutif à la paralysie et à l’inaction. Je préfère une gauche qui serait soit dans l’opposition et y redeviendrait une force de recours, soit dans un gouvernement où elle pourrait véritablement gouverner et imprimer sa marque, plutôt que d’être dans un jeu de neutralisation réciproque qui conduit à l’immobilisme, mais donc aussi à la perte de confiance des citoyens dans la faculté de la politique de changer le monde.

Entretien effectué le 21 avril 2020. A voir également sur https://youtu.be/T0m59M-pE6k

Paul Jorion et Vincent Burnaud-Galpin, “Comment sauver le genre humain”, Fayard, 288 pages.

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