Paul Jorion

L’abominable découverte de notre mortalité

Des événements comme une pandémie ou une guerre ne ravivent-ils pas aisément une plaie qui n’a en réalité jamais parfaitement cicatrisé?

Qu’écrire, alors que l’on n’entend que des bruits de bottes? Dans un moment tel celui-là, l’expert en questions financières que l’on est doit s’effacer humblement derrière le psychanalyste que l’on est aussi par ailleurs.

Une personne en analyse me confiait son souci de s’acheter une maison … quelque part… pour déterminer une fois pour toutes “d’où il est”. Je l’écoutais, sachant qu'”entouré de forêts et de chiens qui aboient”, il me parlait de l’ancien site d’un bagne sud-américain. Pourquoi, dans sa vie présente d’heureuse errance et de créativité trépidante, un tel souci de fixer à ses propres yeux “d’où il est”? La réponse était claire: si l’on ignore le moment de sa mort – à moins qu’on ne veuille se la donner volontairement – on a en tout cas son mot à dire dans la détermination d’où elle aura lieu: on peut choisir l’endroit, comme mon analysant souhaitait le faire, et bouger ensuite le moins possible.

A moins de souffrir d’une maladie à l’issue fatale, si l’on sait fort bien que l’on devra mourir un jour, on n’accorde en effet à cela en général qu’une attention distraite. Or l’actualité du moment justifie que l’on accorde à cette question une attention plus grande qu’ordinairement.

Mais cette belle indifférence envers la mort n’a pas toujours été la nôtre et il y a sous ce rapport, deux époques dans une vie. Dans la première, nous pensons que dans le monde autour de nous, tout est immortel: tout sera de toute éternité pareil à ce qu’il est maintenant. Puis intervient la mort de Rex ou de Minette, les animaux de leur espèce vieillissant plus vite que ceux de la nôtre. L’enfant écoute attentivement quand nous lui expliquons qu’il était hélas fatal que Rex ou Minette meure un jour. Enfin sûr d’avoir été compris sur ce point que tout ce qui vit est condamné à périr, notre coeur se brise toutefois quand l’enfant demande malgré tout: “Mais quand même pas toi, Maman, quand même pas toi, Papa?” Hélas si! Même Papa, même Maman, et même aussi l’enfant qu’elle ou lui sont eux-mêmes.

La profonde dépression dans laquelle nous a plongé l’abominable découverte de notre mortalité se perd pour nous dans la nuit des temps. Nous avons surmonté ce traumatisme, mais ne souffrons-nous pas tous à des degrés divers et plus ou moins selon les moments, du stress post-traumatique causé par la douloureuse découverte faite à l’âge de 4 ou 5 ans? Des événements comme une pandémie ou une guerre ne ravivent-ils pas aisément une plaie qui n’a en réalité jamais parfaitement cicatrisé?

En fait, une époque entière de la mentalité occidentale a été marquée par la mélancolie produite par la conscience persistante de la mort qui nous attend: le romantisme qui a caractérisé la fin du 18e siècle et le début du 19e. Jean-Jacques Rousseau a écrit que l’homme était le seul animal à savoir composer de la musique, à s’être imposé l’inégalité entre lui et ses semblables en inventant la propriété privée, mais il a insisté sur le fait que l’animal humain est aussi le seul à se représenter l’inéluctabilité de sa propre disparition.

Bien sûr, l’animal connaît la peur, et celui qu’on conduit à l’abattoir manifeste une inquiétude qui est peut-être celle de mourir, mais il ne partage pas cette conscience que nous avons qu’il s’agit du sort du vivant dans son ensemble que chaque individu mourra un jour.

Comment se conduire quand frappe à nouveau un fléau, comme une peste, ou comme la Dulle Griet de Bruegel, la Guerre? Crier “Ma liberté! Ma liberté!” soulage un instant la tension intérieure, mais le seul objectif digne de mobiliser les efforts de chacun est celui de retarder pour tous, l’inéluctable moment: mourir de vieillesse est une belle mort, mourir dans la fleur de l’âge est, au contraire, une vilaine mort inutile. Vive la paix!

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