Carte blanche

La Ministre de l’Intérieur attaque le droit de manifester

Ce 25 août 2022, dans la torpeur de l’été, la Ministre de l’Intérieur a adressé aux Bourgmestres du Royaume une circulaire “relative à l’interdiction individuelle et préventive de manifestation”. Cette circulaire vise à autoriser les Bourgmestres à imposer une interdiction individuelle et préventive de manifester à certaines conditions aux personnes qualifiées de “fauteurs de troubles”.

Il y a quelques mois, le Bourgmestre Close avait indiqué souhaiter une “loi contre les casseurs”.

Ces mots sont trompeurs, il a, en fait, obtenu une circulaire contre les manifestants.

Une circulaire, c’est-à-dire une note du ministère de l’Intérieur, qui vient limiter l’usage d’un droit fondamental, cela doit interpeller.

Le fait que la Ministre de l’Intérieur ait estimé pouvoir se passer d’un débat contradictoire impliquant les parlementaires sur une question aussi essentielle traduit le mépris sans cesse plus grand, habituel et décomplexé de l’exécutif, notre gouvernement, vis-à-vis du législatif, le Parlement censé représenter la population belge.

Ce désintérêt sans cesse plus grand ne se manifeste pas seulement vis-à-vis de la séparation des pouvoirs mais aussi vis-à-vis de droits fondamentaux protégés par la Convention européenne des droits de l’homme. La liberté de réunion ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui sont prévues par la loi selon l’article 11 de cette Convention. Il en va de même pour la liberté d’expression.

Cette circulaire vise, en réalité, non pas les casseurs mais toute personne susceptible de manifester et le droit de manifester en général.

Il existe de nombreuses lois permettant de sanctionner ceux que l’on considère comme des casseurs qu’ils aient commis des dégradations ou des violences. Il s’agit ici d’interdire la présence à la manifestation de ceux dont on prédit qu’ils causeront des troubles à l’ordre public.

La circulaire insiste à deux reprises sur le fait que les interdictions préventives et individuelles de manifester pourront être justifiées par des renseignements émanant des services de police. On est bien loin d’agissements dont la réalité aurait été constatée par une décision de justice. L’interdiction est ensuite reprise dans le fichier général de la police (la BNG).

Concrètement, ces “renseignements” que les Bourgmestres risquent de reprendre sans recul critique, sont souvent diverses informations fournies par un quelconque policier qui a été en interaction avec vous ou s’est renseigné à votre sujet par internet et qui évalue votre personnalité, votre comportement et vos idées. Le policier en question peut être en désaccord avec un article que vous avez écrit, vous trouver trop critique vis-à-vis de la police, désapprouver vos idées ou ce qu’il croit être vos idées, vous tenir rigueur de vos positions lors de la négociation du parcours d’une manifestation ou ne pas apprécier votre personne ou votre attitude pour de nombreux autres motifs.

Le risque qu’il existe une forme de profilage politique est manifeste.

Il n’est donc pas question de faire intervenir un juge si ce n’est après la mesure d’interdiction. En raison du temps limité dont dispose une personne pour contester une décision qui lui interdit de participer à une manifestation prochaine et des coûts et de l’énergie que des telles procédures en urgence impliquent, les intéressés renonceraient la plupart du temps à des démarches en justice et la possibilité de saisir un juge n’aurait que peu d’effet utile.

Amnesty International avait lancé une campagne soulignant que la liberté de manifester était en danger en France quand la loi créant des interdictions préventives et individuelles de manifester avait été rédigée. Le Conseil Constitutionnel français avait jugé que l’interdiction préventive de manifester qui lui été soumise n’était pas adaptée, nécessaire et proportionnée et avait retoqué cette mesure. La loi française était pourtant d’application moins large que la nouvelle circulaire belge.

Il est compréhensible que les autorités veuillent agir de manière préventive. Elles empêchent que des infractions soient commises par la gestion négociée de l’espace public et par la qualité du dispositif qu’elles mettent en place pour décourager les infractions et les sanctionner si nécessaire.

Mais il est profondément déstabilisant pour l’état de droit qu’elles veuillent limiter l’exercice d’un droit fondamental sur base de leurs prédictions sans qu’une infraction ou même une tentative d’infraction n’ait été constatée. On bascule alors dans une société qui fait penser à celle de “Minority Report” (la nouvelle et le film de science-fiction). Dans une telle société, le principe premier n’est plus celui de la liberté individuelle qui ne peut être limitée que par exception mais celui de la soumission des droits fondamentaux à l’arbitraire de l’administration.

Enfin, le contexte que nous connaissons n’est sans doute pas étranger à la mise en place de cette possibilité d’interdire préventivement de manifester. La multiplication et l’aggravation des crises (tant économique et environnementale que sociale et politique) qui affectent des pans toujours plus importants de la population entraînent et entraîneront des mouvements de contestation et de protestation importants. Or, cette circulaire offre aux bourgmestres un nouvel instrument de nature à contenir ces mouvements sociaux divers. Replacer cette circulaire dans ce contexte nous semble fondamental pour en politiser les enjeux et de ne pas s’en tenir à l’opposition caricaturale entre “gentils manifestants pacifiques” et “méchants manifestants violents”.

Olivier STEIN et Thomas MITEVOY, avocats Progress Lawyers Network.

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