BlaBlaCar: “On a passé la phase de la gueule de bois”

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Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

La crise du pouvoir d’achat et les défis environnementaux permettent à BlaBlaCar, leader français du covoiturage, d’avancer ses arguments. Dans ce contexte perturbé, la licorne a le vent en poupe: forte croissance, nouvelle dynamique combinant bus et voitures partagées, projet d’expansion. Interview avec le CEO d’une start-up de 800 personnes active sur 22 marchés.

Patron et cofondateur de l’une des principales licornes françaises de la tech, Nicolas Brusson comptera parmi les invités de marque de la prochaine Trends Winter University, événement qui réunira en Norvège du 11 au 14 mars une série d’entrepreneurs belges de la tech. Il se joindra à Dries Buytaert (Drupal), Quentin Colmant (Qover), Adrien Roose (Cowboy) ou Pierre- Antoine Dusoulier (Ibanfirst) qui partageront et échangeront avec les participants sur leurs défis respectifs, leur parcours entrepreneurial, leurs “do’s & don’ts” et les bonnes pratiques qui les ont menés où ils sont.

En préface de cet événement, nous avons interrogé le CEO de BlaBlaCar qui, après une période covid particulièrement chahutée pour son entreprise de transport partagé, fait désormais face à une croissance accrue.

– TRENDS-TENDANCES. Dans le contexte actuel d’inflation, de crise énergétique et d’effort environnemental, BlaBlaCar a tout pour cartonner. Qu’en est-il?

NICOLAS BRUSSON. En tant que service qui permet d’économiser sur l’usage de la voiture, nous sommes en effet dans une très bonne période. Nous enregistrons une très bonne croissance, qui a plus que doublé entre 2021 et 2022. Dans cette ère combinant inflation et explosion du prix de l’essence et de l’énergie, où la question du pouvoir d’achat est généralisée, nous offrons une réponse. Pour rappel, nous avons imaginé BlaBlaCar comme une solution qui permet à un conducteur d’une voiture particulière dont des sièges sont libres de les mettre à disposition de passagers pour des trajets qu’il aurait effectués de toute manière. Nous sommes donc sur un segment très différent d’un Lyft ou un Uber qui sont des services de transport urbain à la demande. En outre, BlaBlaCar est historiquement plus orienté sur la longue distance, du Paris-Bruxelles, par exemple.

– Profitez-vous aussi de la prise de conscience écologique?

Bien sûr: la conscience environnementale est aujourd’hui davantage mainstream car elle est combinée à des questions économiques et politiques. On se rend compte qu’on est trop dépendant du gaz russe et qu’on consomme beaucoup d’énergies fossiles. On est presque dans une situation de transition forcée, cela nous oblige donc à être plus intelligents. En France, des mécaniques subventionnent le covoiturage domicile-travail. Et quand ils commencent à goûter à ce covoiturage, les gens comprennent que cela doit faire partie du mix de transport. Il faut pousser les gens à partager leur voiture. Ce sera une thématique forte des 10 prochaines années.

– Votre croissance doit faire du bien, après une période covid fatalement compliquée pour les solutions de partage de véhicule…

L’année 2020 n’a effectivement pas été une très bonne période. Pendant deux années, nous avons fait du yo-yo entre les confinements et les périodes de réouverture. Nous avons donc connu une activité en dents de scie. Au total, elle a chuté de plus de 30%. Heureusement, beaucoup de pays dans lesquels nous nous étions lancés, l’Inde ou le Brésil par exemple, avaient déjà doublé leurs chiffres avant que tout ne se referme. Nous avons aussi eu la chance d’entrer dans cette période avec beaucoup de cash: nous avions levé des fonds et étions déjà quasi en équilibre en 2019.

On pense pouvoir acheter du temps avec des dollars et du marketing, mais ce n’est pas vrai. On n’arrive pas à acheter ce temps.

Par ailleurs, nous avions l’avantage d’être une plateforme, donc sans staff navigant ou personnel sur les bras: juste des coûts de fonctionnement et des ingénieurs. Mais notre grosse crainte, ça a été la sortie du covid. Après un long moment sans usage régulier du service, est-ce que la communauté allait se ranimer? Surtout celle des conducteurs… Je n’avais pas de doute que les passagers reviendraient car ils sont dans un acte de consommation de voyage, à l’inverse des conducteurs qui, eux, sont dans le partage. Mais dans tous les pays, la communauté s’est ranimée, ce qui montre la force de la marque.

– Outre l’activité de covoiturage, vous avez également une flotte de bus aux couleurs de BlaBlaCar. Comment s’articule cette activité aux côtés de votre business historique?

On a commencé à réfléchir au bus dès 2018 et on s’est vraiment lancé en juin 2019 avec l’acquisition de OuiBus. Le covoiturage était déjà bien en place à cette époque, avec un public de passagers qui utilisaient déjà BlaBlaCar sans même que l’on fasse tellement de marketing. Le bus est un moyen de transport un peu “propriétaire” mais on trouvait dommage de ne pas être une plateforme de mobilité plus large. Le plus logique, pour nous, était le transport par cars longue distance. Là aussi, nous avons un modèle de plateforme: on est le seul distributeur de ces bus, via notre appli, mais nous n’en possédons aucun et n’embauchons aucun chauffeur: nous travaillons avec un réseau de PME partenaires qui opèrent les lignes pour nous. En Europe, ces bus roulent sous notre propre marque mais ils peuvent, à certains moments, être destinés à d’autres transports s’ils sont disponibles. En dehors de l’Europe, par contre, nous fonctionnons totalement sur un modèle de place de marché.

– En quoi est-ce si intéressant de déployer cette activité de bus?

Pour l’utilisateur dont le but est d’aller d’un point A à un point B, on lui permet de combiner le bus et le covoiturage. A terme, on veut aussi présenter une offre plus complète en intégrant le train, afin de devenir la plateforme de mobilité avec le plus de possibilités en matière de prix et de combinaison.

– Il y a pourtant de la concurrence: beaucoup d’acteurs essaient de devenir cette appli centrale de mobilité de transport partagé…

Oui mais nous possédons un élément unique: le covoiturage. Et la voiture reste le connecteur universel de la majorité des trajets non urbains. C’est par exemple elle qui amène vers le train. Les statistiques européennes montrent que 80% des trajets de 100 kilomètres se font en voiture, qui reste ultra-dominante sur ce type de voyage. Nous pouvons nous baser sur ce connecteur universel et le combiner aux autres moyens de transport terrestres avec un paiement one click. Si on retire la voiture, ce qu’on propose est classique. Mais avec la voiture, on possède cet actif qui attire une audience vers d’autres transports. La meilleure analogie, c’est Airbnb: ils ont une offre unique avec toutes ces maisons hors du champ du secteur hôtelier, offre qu’ils ont professionnalisée en agrégeant ce qui était déjà disponible de manière disparate ailleurs.

– Comment qualifiez-vous l’étape dans laquelle se trouve aujourd’hui BlaBlaCar en tant qu’entreprise?

Une étape de “post adolescence”, je dirais. Nous avons eu une phase de grosse croissance entre 2012 et 2016-2017, à l’époque des grandes levées de fonds. En 2018 et 2019, nous étions en plein dans notre stratégie d’expansion. Il fallait que l’on fasse plus et que l’on devienne une plateforme plus large. Cela a été une période où l’on s’est rendu compte qu’on avait lancé beaucoup de pays, mais que cela devenait difficile à manager. Nous avons brûlé beaucoup trop d’argent dès lors que la sharing economy, l’économie collaborative, avait le vent en poupe.

Le covoiturage est encore souvent vu comme un moyen de transport alternatif pour étudiants.

Et puis, nous avons eu un peu la gueule de bois: le business s’améliorait mais on essayait trop de nouvelles choses en même temps. Toutes les boîtes en forte croissance passent à un moment donné par cette phase où elles sont déconnectées, déchirées entre la croissance qu’elles entrevoient et les coûts qui explosent. Il a donc fallu ranger la maison. Mais nous l’avons fait sans plan de licenciements, simplement en embauchant moins vite et en calmant les dépenses. Nous avons aussi opéré un tri géographique dans certains pays que l’on avait lancés et où l’on dépensait beaucoup en marketing. Parfois, on a tendance à gaver l’oie trop vite. On pense pouvoir acheter du temps avec des dollars et du marketing, mais ce n’est pas vrai. On n’arrive pas à acheter ce temps. Aujourd’hui, énormément de boîtes de la tech sont dans cette situation, comme celles actives dans la livraison, par exemple. Beaucoup sont en train de réajuster leur base de coûts parce que leur croissance est en berne…

– Aujourd’hui, quels sont vos plans de croissance?

Stratégiquement, l’objectif est double. On veut continuer à connecter les transports terrestres sur nos grands marchés, c’est-à-dire principalement l’Europe de l’Ouest, ainsi que certains marchés stratégiques: au Mexique, en Inde, au Brésil. On a aussi beaucoup de volume en Ukraine. L’autre aspect de développement concerne le covoiturage, où l’on veut pousser le service de porte-à-porte. On pense que si l’on veut être plus mainstream, il faut augmenter le convenience, les commodités. Le covoiturage est encore souvent vu comme un moyen de transport alternatif pour étudiants. Voilà pourquoi nous voulons permettre au passager d’aller au plus près de sa destination. En combinant un prix attractif et plus de facilités et possibilités.

– Comment combiner le service porte-à-porte et le covoiturage?

En proposant au conducteur dont le trajet correspond à la demande d’un passager de réaliser un petit détour, pas trop long et pas trop contraignant, pour aller le chercher et le déposer… tout en valorisant financièrement ce détour. Cela coûtera un peu plus cher au passager mais ce dernier bénéficiera d’une meilleure expérience. En fait, en résolvant la question du service porte-à-porte et en diminuant les retards, notamment via un suivi GPS du conducteur pour éviter au passager de devoir attendre, on arrive quasiment à une expérience similaire au taxi.

– Cela vous permettra de viser un public plus premium?

On ne vise pas du tout le public qui utilise Uber. Cela reste du covoiturage avec un conducteur qui opère un petit détour. Globalement, on demeure sur des prix bas pour les passagers, cela ne changera pas. Mais c’est vrai qu’on aura à la fois un public très sensible au prix qui voudra utiliser le car et un segment un rien plus premium, tout en restant dans du transport mass market. Les attributs de marque de BlaBlaCar n’ont pas changé, ils sont toujours accessibles et durables.

– Fini, les grosses levées de fonds?

Nous avons largement assez de cash et n’en consommons plus autant qu’avant. La phase post-adolescence est celle où l’on ne lève plus de fonds. L’événement suivant pour nous, ce pourrait être une introduction en Bourse. Mais ce n’est pas du tout dans l’actualité. Je pense que nous devons d’abord consolider les bases en restant privé, peut-être pour racheter des boîtes. Et seulement à terme, dans un horizon de temps non défini, penser au scénario de la cotation.

Profil

· en 1977

· 2007: Cofondateur et COO de BlaBlaCar

· 2016: devient CEO de BlaBlaCar

· Investisseur dans de nombreuses entreprises de la tech: Deliveroo, Stripe, Doctolib, GoStudent, etc.

BlaBlaCar:
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