Les frères Decaux à la tête de l’empire éponyme

Le trio Decaux. Jean-Sébastien le benjamin, Jean-François l'aîné et Jean-Charles le cadet. © JCDecaux

Il y a 50 ans, le mobilier urbain créé par Jean-Claude Decaux faisait son apparition en Belgique. Le groupe, devenu leader mondial de la communication d’extérieur avec un chiffre d’affaires de 3,3 milliards d’euros, est désormais entre les mains de ses trois enfants qui se partagent un véritable empire.

Rendez-vous a été pris avec Jean-François qui vit à Londres et Jean-Sébastien qui réside à Milan. Mais c’est à Neuilly dans le bureau de Jean-Charles que l’interview a lieu. Vous suivez ? Avec les frères Decaux, à la tête de la première entreprise mondiale de communication extérieure, il faut jongler avec la géolocalisation et l’arbre généalogique.

Est-ce capital ? Pas tant que ça

La fratrie a érigé le “nous” en principe syntaxique et en vertu managériale. Le trio, qui détient 65 % du capital, parle à l’unisson. Toutes les décisions se prennent en totale concertation et à l’unanimité. “Ce n’est jamais deux voix contre une”, avance Jean-François. Lui, c’est l’aîné. Cinquante-neuf ans, crinière blanche, silhouette sportive et port impérial du costume anthracite.

Avec Jean-Charles, le cadet, il préside le directoire en alternance, une année sur deux. Comme il profite de la fiscalité avantageuse de la City, il tient à compenser sa baisse d’impôts en augmentant les dividendes de ses deux frères qui ne bénéficient pas des mêmes largesses… “Nous avons mis en place un système d’équité absolue qui nous prémunit des jalousies, y compris financières, explique-t-il. C’est un principe fondamental.”

En dépit du pacte d’harmonie, le quinquagénaire se pose volontiers en “ancien”. Il raconte que lorsque Jean-Sébastien est né, arrivant le premier à la maternité, la sage-femme lui a adressé ses félicitations pensant qu’il était le père. “Il y a 18 ans d’écart entre nous, précise-t-il. J’ai toujours considéré quelque part notre dernier frère comme un fils.”

Pour consolider les liens familiaux, Jean-François, grand amateur d’équitation et de polo (il est propriétaire de son propre club, dans la Loire), s’est adonné à la voile, un passe-temps qu’affectionnent ses deux frères. L’important est de faire bloc.

Une idée géniale

Ces trois-là mesurent trop les risques de voir voler en éclats l’empire fondé par leur père, décédé en 2016. L’homme nanti d’aucun diplôme, fils de marchand de chaussures de Beauvais, a inventé en France l’abribus et développé un modèle économique devenu planétaire : l’implantation et l’entretien de mobilier urbain dans les agglomérations en échange de la vente de revenus publicitaires. Une idée géniale qui lui apportera la fortune. Le premier pays à l’export sera la Belgique, en 1967.

Jean-François Decaux : Notre père a toujours voulu que nous soyons des entrepreneurs et non des héritiers.
Jean-François Decaux : Notre père a toujours voulu que nous soyons des entrepreneurs et non des héritiers.© ISOPIX

L’autodidacte est à l’origine des caissons publicitaires rétro-éclairés, des sanisettes et des panneaux électroniques d’information. Visionnaire, il anticipe la montée en flèche de la mobilité douce et s’attaque il y a 15 ans au marché des vélos en libre-service. “Notre père a inventé la smart city dont parlent aujourd’hui tous les élus”, s’enorgueillit Jean-Sébastien qui, comme ses frères, voue un culte au paternel. “Il nous a inculqués le respect de la parole donnée et la valeur du travail”, dit-il. En guise d’union sacrée, les trois “Jean” ont chacun encadré dans leur bureau de direction, une photo géante qui montre le quatuor père-fils en entrepreneurs conquérants, soudés l’un à l’autre, le regard défiant l’objectif. Tout un symbole.

En self-made-man exigeant, l’industriel, ne souffrant pas du moindre laisser-aller, a rapidement posé les bases : pas question pour ses rejetons de devenir des fils à papa. “Il a toujours voulu que nous soyons des entrepreneurs et non des héritiers”, souligne Jean-François. “Son mot d’ordre était : débrouille-toi !”, rappelle le benjamin, directeur général Belgique et Europe du Sud. “La condition pour entrer dans le groupe était que nous développions des parts de marché hors de France, précise-t-il encore. Jean-François s’est attelé à l’Allemagne, Jean-Charles à l’Espagne et moi cela a été l’Italie où j’ai démarré from scratch. J’ai dû moi aussi faire mes preuves et batailler pour gagner ma légitimité.”

Présent sur les quatre continents

Au fil des années, la société JCDecaux, qui est entrée en Bourse en 1999, s’est muée en une référence mondiale, présente sur les quatre continents. “Quand je suis entré dans le groupe, en 1982, l’international représentait 5 % du chiffre d’affaires contre 82 % aujourd’hui”, mentionne avec fierté Jean-François.

Mais on a beau être en tête du peloton, devant Clear Channel et Exterion Media, on ne gagne pas à tous les coups. A Paris, les Français viennent de perdre la reconduction du marché du Vélib et, l’an passé, ils ont vu le juteux contrat de l’affiche du métro londonien leur passer sous le nez. Heureusement, il y a des lots de consolation. En rachetant en 2015 leur rival espagnol Cemusa, ils ont mis la main sur le mobilier urbain de New York, un trophée de taille qu’ils convoitaient depuis… 35 ans. “Je me souviens avoir accompagné mon père à un rendez-vous avec le maire de New York de l’époque, Monsieur Ed Koch, quand j’avais 17 ans, raconte Jean-François. Celui-ci lui avait fait comprendre que ce serait très dur pour une entreprise comme la nôtre de remporter le marché et que jamais de la vie il n’y aurait de publicité sur la 5e avenue. C’est le discours que tous les maires successifs lui ont tenu. Nous avons fini par gagner. Sur la 5e avenue, vous trouvez aujourd’hui 15 de nos abribus à affichage digital. Personne n’avait réussi avant nous. Et les annonceurs se battent pour les avoir.”

Cemusa à New York
Cemusa à New York © ISOPIX/Photo by Richard B. Levine

Omniprésent dans les transports, les gares et les aéroports (220 concessions en cours dont Zaventem), JCDecaux parie aussi sur la mue 3.0 des villes avec un mobilier urbain high-tech délivrant ses codes QR et des messages de plus en plus ciblés pour le plus grand bonheur des annonceurs. Les caissons Decaux font aussi la joie des téléopérateurs qui y logent désormais des antennes relais miniaturisés, les small cells, en vue de l’arrivée de la 5G. “La compétitivité du média, c’est la compétitivité du service, estime Jean-Sébastien. Si les villes ne nous permettent pas de rester compétitifs, notre média perdra de la valeur et se posera la question du financement des services.”

A bientôt 60 ans, l’âge qu’avait son père quand il a commencé à passer doucement les commandes, Jean-François, père de trois grands enfants, est naturellement en pole position pour pérenniser l’histoire avec un grand “H”, ou plutôt un grand “D”. “Pour la troisième génération, l’histoire est différente, nuance le CEO. Il faut que nos enfants fassent leurs preuves ailleurs car le groupe est déjà présent dans 75 pays.”

Ce que les petites-filles aînées du fondateur semblent avoir bien compris. Alexia Decaux, 32 ans, fille de Jean-François, travaille depuis 2012 au sein du groupe Richemont, à Genève. Ce qui ne l’a pas empêchée de rejoindre le conseil de surveillance de JCDecaux. Avec des concessions d’exploitation qui durent en moyenne 15 années, l’entreprise a appris à voir loin, très loin…

Antoine Moreno

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