Le Qatar, une influence planétaire sulfureuse

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Cet émirat du golf arabo-persique s’est construit un pouvoir économique redoutable, rachète de nombreux joyaux en Europe, investit tous azimuts, mais demeure peu clair sur son rapport à la religion ou au terrorisme. Un “soft power” tout en contrastes que le journaliste Christian Chesnot décode pour nous.

Jamais une Coupe du monde de football n’aura débuté dans un contexte aussi controversé que cette édition. Du 20 novembre au 18 décembre, le Qatar accueille les stars du ballon rond pour un événement ultra-médiatisé. De nombreuses associations et ONG appellent toutefois au boycott: travail forcé lors de la construction des stades, droits élémentaires bafoués, incongruité d’un tournoi joué dans des enceintes à ciel ouvert mais climatisées… Même l’ancien patron de la Fédération internationale de football (Fifa), Sepp Blatter, a reconnu – un peu tard – que l’attribution de l’organisation de l’événement à ce pays était “une erreur”.

Pour autant, ce petit émirat peuplé de moins de trois millions d’habitants a bâti au fil des années un pouvoir économique redoutable, encore accru avec la crise énergétique, que le journaliste Christian Chesnot décode dans son dernier livre: Qatar, les secrets d’une influence planétaire (éd. Tallandier). Ancien otage de l’Armée islamique en Irak en 2004, ce spécialiste du Proche-Orient dresse pour nous un portrait nuancé du pays.

TRENDS-TENDANCES. Le Qatar vit-il un moment clé de son influence?

CHRISTIAN CHESNOT. C’est effectivement un moment d’apogée de son influence. Tout a réellement débuté durant la période 2011-2013. Le Qatar avait déjà réalisé beaucoup d’investissements en Europe et dans le monde quand il est devenu le chef d’orchestre des révolutions arabes avec sa chaîne Al Jazeera comme canal important de diffusion. C’était au moment où les autres pays arabes (Egypte, Irak, Arabie saoudite, etc.) vivaient des moments difficiles. Son rôle s’est prolongé avec l’intervention de ses troupes en Libye au moment de la chute de Kadhafi. La période actuelle est le deuxième moment clé de cette expansion récente. Avec la Coupe du monde de football, qui est la principale religion de notre époque, le Qatar sera véritablement le centre du monde. Depuis l’explosion de la crise énergétique, il profite de ses ressources de façon décuplée. C’est le deuxième producteur de gaz et un exploitant majeur de GNL. Tout le monde fait la queue, désormais, pour s’y approvisionner: on l’a vu notamment avec les Allemands. C’est un moment d’hyperpuissance.

De façon générale, ce pays n’évolue que sous la contrainte.” – Christiant Chesnot

La Coupe du monde n’a-t-elle pas, en revanche, généré un “bad buzz”? On a critiqué les conditions de son attribution mais aussi les conditions sociales, l’inadéquation avec la question climatique, et plus largement la répression des femmes et des minorités dans le pays.

En ce qui concerne ce bad buzz, les autorités qatariennes s’en sont effectivement plaintes en soulignant que jamais un pays organisateur n’avait été traité de la sorte. Mais cela n’empêche pas le Qatar de profiter intensément de ce moment. C’est une Coupe du monde hors norme. La Fifa a pris cette décision en décembre 2010 après un fort lobbying et – il faut utiliser le mot – de la corruption. Même l’ancien secrétaire général de l’UEFA, Michel Platini, avait décrit des conditions loufoques… avant de voter en faveur de cette attribution. On aurait très bien pu octroyer cette Coupe du monde au Maroc ou à d’autres pays arabes. Le Qatar est un pays de moins de 3 millions d’habitants (dont 80% d’étrangers, Ndlr) qui n’a jamais joué au foot et qui ne disposait à l’époque d’aucune infrastructure. Après la Russie en 2018, c’était un autre choix très controversé. Mais c’est la Fifa qu’il faut incriminer avant tout.

La contestation actuelle a surtout surpris le Qatar par son ampleur. Il y a 12 ou 13 ans, on avait une perception moins clivante de la question de l’environnement, des droits des femmes ou des LGBT. Cela étant, ces critiques sont parfois exagérées. Quand on dénonce les stades climatisés, on oublie de dire que cette climatisation fonctionne à l’énergie solaire. En ce qui concerne les droits des travailleurs, il y a eu des progrès grâce à la pression d’Amnesty International et de la presse: le Qatar a instauré un salaire minimum, autorise les payements par virement bancaire, a mis un terme au système de la kafala qui liait juridiquement les employés à leur entreprise et à elle seule… Ce n’est pas encore parfait, il faut continuer à faire pression, mais cela évolue. De façon générale, c’est d’ailleurs un pays qui n’évolue que sous la contrainte.

Cette Coupe du monde serait donc un rendez-vous qui permettrait de le faire évoluer. Etes-vous contre un boycott?

Ce n’est pas un boycott décidé quelques semaines avant le tournoi qui changera quoi que ce soit. C’est l’opinion d’Amnesty International et je la partage. Il s’agit plutôt de poursuivre les pressions, notamment pour réclamer la mise en place d’un fonds de compensation de 420 millions d’euros en faveur des migrants qui ont été victimes d’abus.

Le monde se rapproche de la fin des énergies fossiles. Le Qatar mise-t-il sur son “soft power” pour s’y préparer?

C’est le fond de tout cela, bien sûr. Depuis le début des années 2000, les gazodollars ont ruisselé par milliards dans les caisses du Qatar. Aujourd’hui, le fonds souverain de l’émirat pèse 450 milliards de dollars, soit 10 fois plus que le fonds stratégique de la France. Ce pays est assis sur une trésor énergétique et cela lui garantit certainement un avenir pour une génération, 25 ans au moins. Mais il ne s’arrête pas à cela. C’est un pays qui s’inscrit aussi parfaitement dans le troisième millénaire. Il mise pleinement sur l’énergie solaire et le renouvelable au sens large: il a du soleil, de l’espace, des experts renommés et de grandes capacités d’investissement. Il développe également l’hydrogène. C’est une vision à l’horizon 2030-2050 qui s’inscrit déjà dans un monde décarboné. Le Qatar a d’ailleurs signé l’Accord de Paris sur le climat, il a parfaitement conscience de l’importance de l’enjeu climatique.

Le Qatar, une influence planétaire sulfureuse
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Le sport et la culture sont des éléments centraux de ce “soft power”?

C’est clairement le cas pour le sport, qui est devenu une entreprise colossale et une religion partagée dans le monde entier. En ce qui concerne la culture, c’est moins évident car cela reste une expression davantage dissonante, qui dérange… Tous les pays misent désormais sur le football qui permet d’avoir une grande visibilité. Cela rapporte aussi de l’argent et donne la possibilité de constituer une filière économique. Le Qatar ne se limite pas à la Coupe du monde de cette année. En 2023, il organisera la Coupe d’Asie des nations qu’il a subtilisée à la Chine, engluée dans sa politique de zéro covid. Doha espère également obtenir les Jeux olympiques de 2036.

Le Qatar, c’est le miroir du futur, le nouveau far west.” – Christiant Chesnot

Par-delà ces événements, le Qatar a élaboré tout un écosystème sportif avec le lancement de chaînes de télévision comme beIN, le rachat de clubs comme le Paris Saint-Germain ou le KAS Eupen chez vous. Il fonde des académies de football en Afrique pour déceler les stars de demain. On est bien au-delà d’un simple rendez-vous mondial, c’est quelque chose de plus profond et de plus durable. La Coupe du monde, c’est la quintessence de ce graal.

Cette “success story” signifie-t-elle que l’on peut tout acheter avec la “diplomatie du chèque et de la Rolex”?

Les Qatariens sont évidemment dans cette logique-là: tout s’achète, à condition que l’on y mette le prix. Et cela fonctionne au niveau du business, comme en témoignent cette Coupe du monde, l’achat du Paris-Saint-Germain, la collaboration avec Shell sur le gaz naturel liquéfié… Par contre, on se demande parfois quel est l’agenda du Qatar. Dans notre précédent livre Qatar Papers, coécrit avec Georges Malbrunot, nous mettions en évidence la façon dont l’émirat finance l’islam de France et d’Europe, singulièrement la mouvance des Frères musulmans. Qatar Charity, la plus puissante ONG de l’émirat, soutient des centaines de projets de mosquées, d’écoles et de centres islamiques au profit d’associations liées à la mouvance des Frères musulmans. Doha sponsorise également Tariq Ramadan, figure plus que controversée de l’islam politique. Certaines de ses accointances avec des mouvements extrémistes islamistes au Sahel mais aussi en Libye ou en Syrie interrogent également sur son agenda politique et idéologique. Ses adversaires l’accusent de double jeu. Il est essentiel de surveiller ce soft power religieux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le président français actuel, Emmanuel Macron, est plus méfiant que ses prédécesseurs, singulièrement Nicolas Sarkozy qui avait exercé un lobbying important pour l’octroi de cette Coupe du monde.

La réalité du Qatar est-elle finalement moins caricaturale que ce l’on décrit parfois?

Ce pays est un drôle d’objet à étudier, ce qui le rend passionnant. Ce micro-Etat ressemble à certains égards à une multinationale, dotée d’un P.-D.G. (l’émir), d’un conseil d’administration (la famille régnante) et d’actionnaires rassasiés par un Etat père nourricier (les citoyens qatariens)! Ce n’est pas blanc ou noir. A côté d’aspects religieux austères, vous avez le site AJ+ qui appartient à Al Jazeera mais qui défend les minorités, avec un côté complètement woke. Je dis souvent que le Qatar, c’est le miroir du futur. C’est en quelque sorte le nouveau far west: ce sont des Bédouins qui sont pleinement dans le troisième millénaire et qui ont étudié à Harvard.

Extrait de
Extrait de “Qatar, les secrets d’une influence planétaire”, Christian Chesnot, éd. Tallandier, 336 pages, 19,90 euros.

Quels sont les principaux investissements du Qatar en Europe?

“Avec plus de 45 milliards d’euros, le Royaume-Uni est le premier destinataire des investissements qatariens en Europe, suivi à égalité par la France et l’Allemagne. Cette première place devrait être consolidée dans les cinq prochaines années, durant lesquelles l’émirat a annoncé son intention d’investir près de 5,8 milliards d’euros.

Le nombre de participations partielles ou totales de QIA (Qatar Investment Authority, le fonds d’investissement souverain) outre-Manche est impressionnant. Elles se concentrent essentiellement dans l’immobilier, la distribution, le secteur bancaire et financier et le transport aérien. A Londres, les investissements qatariens ont ciblé des biens haut de gamme ou iconiques, comme le village des Jeux olympiques de 2012, Chelsea Barracks, Canary Wharf ou encore The Shard, gratte-ciel en forme de pointe de verre.

Le Qatar a aussi investi dans des symboles de l’économie britannique comme le London Stock Exchange (10%), l’aéroport de Heathrow (20%) ou IAG qui regroupe British Airways et Iberia (20%). Dans le domaine de la banque et de l’assurance, QIA a des participations dans Barclays (12,7%). Dans la distribution figurent Sainsbury’s et le magasin Harrods.

Les investissements qatariens en Allemagne sont évalués à 25 milliards d’euros. Ils se concentrent surtout dans l’automobile (Volkswagen et Porsche) et l’industrie (Siemens), le BTP (Hochtief), l’énergie (SolarWorld) et le secteur bancaire (Deutsche Bank).

En Italie, QIA a créé en 2013 un fonds d’investissement baptisé IQ Made in Italy Venture avec le fonds d’investissement italien (Fondo strategico italiano). Les deux partenaires ont apporté chacun 300 millions d’euros pour, à terme, parvenir à 2 milliards d’euros d’investissement dans les secteurs de l’agroalimentaire, du luxe, du tourisme, de l’ameublement et du design, etc.

Les Qatariens ont investi dans les fleurons de l’hôtellerie italienne, notamment le Westin Excelsior à Rome, le Gallia à Milan, le Palazzo Gritti à Venise ou encore la Costa Smeralda en Sardaigne. Leur mise de fonds la plus importante concerne le rachat du quartier des affaires de Milan, Porta Nuova (25 bâtiments sur une superficie de 290.000 m2) pour 2 milliards d’euros.

Lors de son voyage officiel en Espagne au printemps 2022, l’émir Tamim Al Thani a annoncé un investissement supplémentaire de 4,75 milliards d’euros dans les prochaines années. Avant l’épidémie de covid, le montant des investissements du Qatar était évalué à 2,67 milliards d’euros. L’aviation civile, le BTP, l’énergie et les télécommunications figurent parmi les secteurs prioritaires. Depuis 2011, QIA est le principal actionnaire du géant énergétique Iberdrola avec 8,7% du capital. QIA est aussi le deuxième actionnaire plus important de la Bourse espagnole (la Bolsa de Madrid). Le fonds souverain de l’émirat possède 19% de la compagnie immobilière Inmobiliaria Colonial et Katara Hospitality a racheté l’hôtel Renaissance de Barcelone (2012) et l’hôtel InterContinental de Madrid (2014).

Apres avoir beaucoup investi en Europe depuis le milieu des années 2000, QIA se tourne désormais vers l’Asie avec plusieurs pays cibles, comme la Chine, l’Inde, la Malaisie, le Pakistan et Singapour, ainsi que vers les Etats-Unis où il veut réaliser 10% de ses investissements dans les prochaines années. Le fonds souverain a réalisé en janvier 2022 trois opérations financières symbolisant ce tournant vers l’Asie et l’Amérique du Nord en investissant dans la nouvelle économie numérique avec la société américaine Checkout.com (payements en ligne), la société indienne de livraison de repas Swiggy, ou la plateforme de financement Bodhi Tree en Malaisie.”

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