Le “déclin moral” d’une société? Juste une illusion

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La perception du “déclin moral” d’une société n’est qu’une illusion basée sur un biais cognitif. C’est ce qui ressort d’une étude réalisée par des psychologues américains et portant sur 60 nations.

“Le processus de notre déclin moral” a débouché sur “l’aube sombre de nos temps modernes”, cite l’étude parue mercredi dans la revue scientifique Nature. Un diagnostic datant… de l’Antiquité romaine sous la plume de son historien Tite-Live, et qu’on retrouve aussi bien sous celle des “déclinistes” contemporains.

Adam M. Mastroianni, à l’Université américaine de Columbia, et Daniel T. Gilbert, à celle d’Harvard, montrent que ce sentiment d’un déclin de valeurs telles que la gentillesse, l’honnêteté ou l’éthique, est partagé par une majorité des participants à toute une série d’enquêtes d’opinion touchant au moins 60 pays sur cinq continents. Et ce sur des périodes de temps allant jusqu’à 70 ans. 

Un sentiment persistant

“Ce sentiment est persistant, on en trouve des expressions à toute époque de l’Histoire”, a dit à l’AFP M. Mastroianni, principal auteur de l’étude. Et même si cette perception est plus forte chez les personnes plus conservatrices ou âgées que la moyenne, “l’effet de l’âge ou des préférences politiques reste assez faible”, selon lui. 

Alors à qui la faute? Les participants à l’une des études attribuent ce déclin à une perte progressive de sens moral aussi bien des individus que de générations entières. Le tout avec des causes supposées très variées, comme par exemple l’apparition des médias sociaux ou une éducation trop permissive.

Mais comme le remarque l’étude, les sociétés “tiennent un compte raisonnablement solide des comportements particulièrement immoraux”, comme les meurtres. Et tout indique qu’en la matière “en moyenne les humains modernes se comportent entre eux bien mieux que leurs ancêtres ne le faisaient”.

Des conséquences politiques ou sociales

Quant à ce que M. Mastroianni appelle la “moralité de tous les jours”, consistant à s’occuper du chien du voisin ou à céder son siège à une personne âgée, “on trouve des preuves assez fortes qu’elle reste stable”. A preuve, une enquête de l’institut Gallup menée en 2002, puis en 2020, dans laquelle l’opinion des personnes interrogées sur “l’état des valeurs morales” est identique.

Le “déclin moral” serait donc une illusion. A dix ans d’intervalle, une personne portera sensiblement le même jugement sur la moralité de la société dans laquelle elle vit. Mais sera persuadée qu’elle s’est dégradée si elle la considère par rapport aux dix ans écoulés.

Les deux psychologiques suggèrent que le mécanisme à l’œuvre repose sur la conjugaison de deux biais. Le biais de positivité mémorielle, aussi appelé de Pollyanna, qui tend à effacer l’impact émotionnel négatif du passé, et le biais de négativité, -effectif dans le présent-, qui porte naturellement l’attention sur l’information négative, largement véhiculée par les mass-média. Le premier biais teinte le passé de rose, et le deuxième noircit le présent, de sorte qu’un observateur en conclut à un déclin moral de la société.

Ce mécanisme de biais prédit que le sentiment de déclin peut être atténué, voire supprimé, quand les sondés jugent le seul niveau de moralité de leurs proches ou celui d’une époque précédant la leur. 

Une illusion pas sans conséquence

Les chercheurs l’ont confirmé avec une enquête dans laquelle les sondés considéraient qu’en 2020 les gens n’étaient pas aussi attentionnés, bons et généreux que quinze ans plus tôt. Mais qu’en revanche leurs proches avaient fait le chemin inverse. Une autre enquête a confirmé elle que les sondés considéraient que le début du déclin moral remontait à peu de choses près à l’époque de leur naissance…

L’étude conclut que l’illusion du déclin moral n’est pas sans conséquences politiques ou sociales “troublantes”.

En remarquant qu’en 2015, trois-quart des Américains jugeaient prioritaire pour le gouvernement de “régler l’effondrement moral de la société”, alors que le pays était confronté à des défis autrement plus sérieux, comme le changement climatique. Et que cette perception, tout en rendant les gens plus réticents à s’entraider, les rend aussi plus influençables aux sirènes des politiciens promettant d’enrayer un “déclin illusoire”.

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