La scénographie ou l’art subtil de la sublimation

O'nonto Zaman et Jade Vijt, cofondateurs de Rond Carré Studio © VICTORIA NOSSENT

La scénographie a envahi nos vies : vitrines de magasins, scènes musicales, expositions dans les musées ou plateaux de télévision, etc. Elle est partout. Afin de mieux cerner cette discipline à la croisée des pratiques artistiques, rencontre avec les fondateurs de Rond Carré Studio, une nouvelle agence basée à Bruxelles.

Sur le palier, la structure géométrique en bois devant la porte ne laisse aucun doute. Nous sommes dans un élégant immeuble de l’avenue Molière et le duo créatif m’attend dans son bureau-appartement.

Jade Vijt et O’nonto Zaman ont la trentaine et la mine déjà réjouie à l’idée de parler de leurs projets en cours. Les habits noirs qu’ils portent tous les deux contrastent avec les murs immaculés du salon dans lequel nous nous installons. Un parquet couleur chêne réchauffé par quelques peaux de mouton, un éclairage tamisé et un joli bouquet de fleurs sauvages font oublier la pluie qui s’acharne derrière les vitres. ” On travaille côte à côte sur le même bureau depuis des années “, me confie Jade en désignant une pièce ultra lumineuse dont la double porte est ouverte sur le salon. J’aperçois un ordinateur, une pile de magazines sages et une simple table sous la fenêtre. ” L’envie était surtout de centraliser de manière formelle nos deux branches “, explique O’nonto à propos de la création récente de leur agence.

Stimulés par une soif commune de défis créatifs, le duo repousse sans cesse ses limites.

Les vitrines Marcolini à la sortie des études

Si, aujourd’hui, leurs univers se rejoignent, les deux associés n’ont ni la même formation, ni le même itinéraire. ” J’ai suivi des études de création d’intérieurs à Saint-Luc à Bruxelles, où je donne aujourd’hui cours “, se lance en premier Jade. Devenue architecte d’intérieur et scénographe, elle est passée par quelques agences avant de s’installer à son compte. Parmi les expériences qui ont compté, les trois années passées dans le bureau d’architecture intérieure de Michel Penneman lui ont donné l’opportunité de se frotter directement au métier. ” Mon premier projet en sortant de mes études, c’était de refaire les vitrines de la boutique Marcolini au Sablon “, commente la jeune créatrice qui a su trouver sa place dans cette petite structure à la renommée internationale. Autre expérience déterminante, son passage chez Actions et Services, une agence basée à Forest, spécialisée dans les décors pour l’événementiel qui collabore notamment à la réalisation de certains défilés de haute couture parisiens.

Des pochettes d’album comme école de graphisme

Pour O’nonto, la trajectoire est moins linéaire. ” Mon parcours est biscornu “, commence-t-il. Après un diplôme d’études secondaires obtenu aux Beaux-Arts de Bruxelles, le jeune homme a enchaîné plusieurs types de formation artistique en passant notamment par le cinéma et la typographie. ” Les études ce n’était pas trop pour moi. ”

Un refrain qui désespère sans doute les parents, mais qui n’a pas empêché O’nonto de trouver sa voie. Passionné de musique, il réalise ses propres vidéoclips ainsi que ses pochettes d’albums. L’occasion pour lui d’acquérir une véritable maîtrise de l’image complétée par quelques stages dans des agences de graphisme et de communication. Professionnellement, O’nonto décide rapidement de tenter l’aventure free-lance. ” J’avais l’habitude de bosser seul pour ma musique “, justifie-t-il. Une prise de risque qu’il n’a jamais eu à regretter car les missions se suivent et ne se ressemblent pas toujours : branding pour des marques, identité visuelle de restaurants, direction artistique de courts métrages, consulting d’image pour de jeunes artistes… ” Je suis une espèce d’homme-orchestre “, résume O’nonto.

Le dispositif imaginé par le duo créatif pour l'Affordable Art Fair 2020.
Le dispositif imaginé par le duo créatif pour l’Affordable Art Fair 2020.© ROND CARRÉ STUDIO

Un troc de compétences artistiques

Déjà à l’époque, Jade aide son compagnon à réaliser les scénographies de ses clips tandis qu’il lui donne un coup de main quand il s’agit de négocier un contrat ou de communiquer avec un client. Parfois la collaboration se fait officiellement, comme pour le restaurant Madame Chapeau (aujourd’hui fermé) où Jade s’est occupée du design intérieur tandis qu’O’nonto a élaboré la charte visuelle de l’établissement, une tâche qui allait de la peinture d’une fresque dans la salle au graphisme du menu. Mais le plus souvent la collaboration est naturelle. Une question de proximité, de complicité mais aussi d’interdépendance. La création de Rond Carré Studio était une évidence. ” On était trop complémentaires “, déclare Jade avec une pointe de fatalisme amusé. Au fur et à mesure que l’entraide se développe entre eux, les plannings deviennent problématiques. ” On s’est aussi rendu compte qu’on avait un impact plus conséquent quand on venait à deux à un rendez vous “, admet O’nonto. ” De toute façon, on vit ensemble, on travaille ensemble, ça ne change pas grand-chose, ajoute-t-il, si ce n’est qu’on peut maintenant proposer des choses qu’on a envie de faire en commun. ” Une déclaration mesurée sans doute destinée à convaincre et à rassurer leurs clients respectifs. ” On est un peu dans une période de transition par rapport à nos projets “, reconnaît Jade.

Tout passe désormais sous la nouvelle étiquette Rond Carré Studio : la marque de gin belge dont O’nonto a designé la bouteille comme l’espace de coworking que Jade est en train d’aménager rue des Carmélites. ” Je ne fais pas d’architecture, jamais je ne vais me mettre à travailler sur un plan 3D mais je fais des inputs d’idées “, précise O’nonto qui, avec les années, a appris à faire des suivis de chantier. ” Le fait d’associer nos professions nous permet d’aller beaucoup plus loin “, constate sa compagne. Stimulés par une soif commune de défis créatifs, le duo repousse sans cesse ses limites. ” Je crois qu’à part la photo, et on est en train de s’y mettre, il n’y a pas grand-chose auquel on ne touche pas “, s’amuse-t-elle.

Une ” scéno immersive ” pour l’Affordable Art Fair

Hybride sur le plan artistique, le travail de scénographe est au coeur des services proposés par Rond Carré Studio. C’est d’ailleurs la nature de la première commande confiée à l’agence : réaliser une scénographie immersive pour accueillir les visiteurs de l’Affordable Art Fair 2020 dont l’ouverture était prévue ce 19 mars et a été reportée au 11 septembre pour cause de coronavirus. La version bruxelloise de cette foire internationale, spécialisée dans les oeuvres d’art à prix doux, met chaque année un artiste à l’honneur dans son hall d’entrée. Cette fois-ci, les organisatrices de la foire, Louise Malfait et Géraldine Hubot, ont décidé de faire appel à des professionnels pour introduire l’évènement. Comme pour une ” scéno ” classique, il n’était pas question de faire une oeuvre mais de proposer ” un sas de transition pour aller apprécier des oeuvres “, explique Jade. L’ADN de l’Affordable Art Fair a évidemment servi de point de départ à leur réflexion. ” Le public de la foire est très large et très divers, il ne fallait pas qu’on parte pas dans un truc trop pointu “, mentionne O’nonto. C’est lors d’un trajet en voiture qu’ils ont trouvé l’élément central de leur dispositif : le papier bulle. Référence au slogan de la foire ( Take art home), ce matériau a l’avantage d’être peu coûteux (une nécessité pour recouvrir 160 m2 avec un petit budget) et transparent.

Le gin belge dont le packaging a été imaginé par Rond Carré Studio.
Le gin belge dont le packaging a été imaginé par Rond Carré Studio.© HADRIEN HANSE

S’inscrire dans l’air du temps

A l’ère d’Instagram, le couple veut en effet inviter le public à passer sous ” une succession de filtres ” en papier bulle. Pour donner un peu de glamour à l’ensemble, Jade et O’nonto ont appliqué une sorte de film iridescent aux formes découpées. Un clin d’oeil aux sacs Louis Vuitton créés par Virgil Abloh. ” L’idée, c’est d’inscrire aussi cette scéno dans l’année 2020 “, commente O’nonto, appuyé par Jade qui revendique la liberté de dialoguer avec les tendances dans le cas d’une réalisation éphémère. Ils me montrent des images 3D sur un ordinateur mais avouent être impatients de voir leur travail grandeur nature. Il faut dire que la préparation a été rude et a mobilisé tous les recoins de leur appartement. Masques sur le visage, ils ont eux-mêmes collé au spray la finition iridescente sur chacun des panneaux. Le chat a même été enfermé pendant l’opération.

” Je n’ai pas eu de vie sociale en 2020 “, ironise O’nonto qui détaille les étapes, photos à l’appui. Alors que l’épidémie de coronavirus a engendré un report de la foire, les deux concepteurs regardent au-delà et ne peuvent s’empêcher d’espérer une deuxième vie pour leur scénographie. ” On aimerait bien qu’elle puisse exister ailleurs sous une autre forme “, glisse O’nonto. ” Pour un défilé “, suggère Jade sans trop y croire. En tout cas, le papier bulle ne partira pas à la poubelle. ” Au pire, on l’utilisera pour un déménagement “, promet-elle.

Faire ” écho au propos ”

Même si les projets comme celui de l’Affordable Art Fair lui donnent un peu de visibilité, la scénographie reste assez mal connue du grand public. Elle influence pourtant quotidiennement nos perceptions. Vitrines commerciales, spectacles, expos ou plateaux de télé, les scénographes interviennent aujourd’hui dans un grand nombre de domaines. ” Qu’est-ce qu’une bonne scénographie selon vous ? “, ai-je demandé aux créateurs de Rond Carré Studio pour tenter de mieux comprendre les enjeux de leur travail. ” C’est quelque chose qui me touche physiquement, qui me donne un sentiment d’émerveillement “, réplique spontanément Jade. ” Il faut que ça fasse écho au propos “, prend le temps de répondre O’nonto. Comme tous les domaines, la scénographie n’échappe pas aux modes. Les installations digitales ont, d’après lui, pas mal de succès. ” Le dernier truc que je vois partout depuis six mois, un an, ce sont les sols-écrans “, analyse-t-il. Une évolution que Jade et lui ne sont pas forcément prêts à suivre. ” On aimerait proposer des choses qui engagent peut être un petit peu moins au niveau énergétique. ”

Entre sublimation et matériaux récupérés

L’occasion de leur poser la question de leur identité en tant que créateurs. ” Pas évident de répondre “, avoue Jade en consultant son complice du regard. ” La scénographie, justement, ce n’est pas de l’art, on n’a pas spécialement besoin qu’on reconnaisse notre patte, continue-t-elle. Si aujourd’hui, on travaille pour une marque établie avec une identité propre à elle, on doit la sublimer. ” Il y a pourtant, en cherchant, quelques traits qui les caractérisent. ” Le minimalisme “, avance O’nonto. ” On est très géométrique “, admet sa complice et associée. Mais pour distinguer Rond Carré Studio des autres agences, le duo ne mise en réalité pas sur une esthétique mais sur une approche particulière. ” On aimerait proposer à l’avenir des scénographies faites à partir de matériaux récupérés “, dévoile Jade, qui veut néanmoins à tout prix éviter visuellement un effet recyclage. Idéalement, Jade et O’nonto souhaiteraient construire leurs projets autour de pièces vintage comme celles mises en vente par la société Rotor à Bruxelles qui vide les immeubles destinés à la démolition. Adaptée à l’éphémère qui caractérise souvent la scénographie, la récupération n’est, hélas, pas toujours possible. Pour le projet de l’Affordable Art Fair, les deux associés ont dû, par exemple, y renoncer en raison de délais trop courts.

Une addiction à l’art contemporain

Combinaison infinie de couleurs, de volumes, de lumières et de matières, la scénographie doit sans cesse se réinventer pour surprendre le regard. Le tandem trouve son inspiration du côté de l’art contemporain. Parmi les artistes déterminants, O’nonto cite Dan Flavin, Jade confirme.

” Nos city trips et nos voyages en général sont dirigés vers des expos “, indique-t-elle. Mariés l’été dernier, les deux tourtereaux ont même fait un détour jusqu’à Phoenix lors de leur lune de miel pour aller admirer une pièce de l’artiste japonaise Yayoi Kusama. Ils ne perçoivent souvent qu’après coup l’impact de ces oeuvres sur leur imaginaire, comme pour ces installations en fil de fer et tissu transparent de l’artiste coréen Do Ho Suh découvertes au musée Voorlinden de Rotterdam et qui semblent les avoir inspirés à leur insu pour la commande de l’Affordable Art Fair.

Pour ce qui est d’acheter des oeuvres, le couple se montre sélectif et patient. ” C’est pour ça que les murs sont blancs “, plaisante O’nonto. Un rapide coup d’oeil autour de nous permet cependant de détecter quelques sérigraphies du collectif Hell’oMonsters et une série de sous-plats du designer Muller Van Severen accrochés au mur à la manière d’une sculpture. Si Jade et O’nonto se plaignent parfois d’avoir laissé les préoccupations professionnelles envahir leur vie privée, l’art belge y a visiblement droit de cité.

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