Paul Vacca

Internet ne nous ouvre-t-il pas, sans bouger, toutes les pages de ce livre qu’est le monde?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Une vidéo de K-Pop, un article du “New Yorker” ou un tuto de cuisine japonaise ne font pas de nous des globe-trotteurs de la culture.

Dans “Grandir”, un excellent essai paru en cette rentrée aux éditions Premier Parallèle (traduction de Cécile Dutheil de la Rochère), Susan Neiman, philosophe et directrice de l’Einstein Forum de Potsdam, propose une thèse rafraîchissante: faire l’éloge de l’âge adulte. Un pari osé tant il est à contre-courant dans ce monde où nous sommes toujours plus obnubilés par la jeunesse. Précisons: cet essai ne s’attaque pas à la jeunesse en tant que génération, de même qu’il ne cible pas le culte de la jeunesse éternelle à travers notre corps (comme celui qui a cours chez les transhumanistes, par exemple) mais vise l’infantilisation de nos esprits à laquelle la société nous invite tous. Grandir ou mûrir équivaut à se résigner à une vie ennuyeuse et insignifiante. Aujourd’hui, devenir adulte, c’est en quelque sorte rater sa vie.

Une vidéo de K-Pop, un article du “New Yorker” ou un tuto de cuisine japonaise ne font pas de nous des globe-trotteurs de la culture.

D’une plume à la fois joyeusement érudite, subtile et incisive, et avec l’aide de penseurs tels que Rousseau, Hume, Arendt ou Kant, Susan Neiman dégomme avec bonheur le culte omniprésent de l’adolescence permanente. Il y est évidemment beaucoup question d’éducation, le noeud gordien de l’affaire, puisque tout se joue là: idéalement, l’éducation, qu’elle soit familiale ou scolaire, devrait être le moyen de former des adultes – à savoir des êtres qui pensent par eux-mêmes – alors que dans la réalité, elle contribue souvent au maintien d’une forme d’infantilisation. Grandir offre à cet égard une réflexion puissante sur l’éducation, cette activité paradoxale et miraculeuse qui consiste dans le meilleur des cas à aider l’autre à penser sans l’aide d’autrui.

Neiman évoque aussi le monde du travail et celui des voyages. Car, comme on le sait, ces derniers sont censés former la jeunesse. Elle rappelle opportunément la phrase de saint Augustin: “Le monde est un livre, et les gens qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une seule page”. En effet, ne pas voir d’autres horizons nous induit à penser que nos préjugés purement contingents relèvent d’une réalité universelle. Mais encore faut-il savoir voyager. Car notre civilisation du tourisme a mis au point une innovation très performante: l’art de voyager… sans voyager. Qu’il s’agisse du “tourisme de masse” qui nous infantilise en balisant notre parcours pour nous éviter toute surprise. Ou bien, comme le note Neiman, de façon plus élitiste, à travers les voyages d’étude organisés par les grandes universités, notamment américaines, où l’on envoie les étudiants découvrir une autre culture en leur proposant des conditions qui empêchent toute découverte, en continuant de parler leur propre langue et en restant entre eux – Erasmus, à notre sens, relève d’une tout autre logique.

Mais après tout, à quoi bon voyager aujourd’hui, nous dira-t-on? La mondialisation, en rendant toutes les destinations quasiment semblables, ne rend-elle pas tout dépaysement définitivement impossible? Et, a contrario, internet ne nous ouvre-t-il pas, sans bouger, toutes les pages de ce livre qu’est le monde?

Pas vraiment, nous dit Susan Neiman. Une vidéo de K-Pop, un article du New Yorker ou un tuto de cuisine japonaise glanés sur internet ne font pas de nous des globe-trotteurs de la culture. Et si la mondialisation a en effet gommé les contrastes visuels entre les destinations, elle ne les a pas complètement effacés. Il suffit d’observer, nous dit-elle, un Allemand et un Américain dans la queue d’un McDonald’s sur l’Alexanderplatz pour que les différences sautent aux yeux. L’art de voyager n’est pas mort, mais il réside peut-être de moins en moins dans la destination choisie que dans l’oeil du voyageur.

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