Hadja Lahbib: “Pour que la paix revienne en Europe, l’Ukraine doit gagner cette guerre”

Kiev, 27novembre 2022: "Nous montrons que nous sommes là au moment où commencent les semaines les plus dures que l'Ukraine va devoir affronter." © belgaimage
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Le voeu le plus cher de la ministre des Affaires étrangères Hadja Lahbib est que cesse la guerre en Ukraine. Mais pour cela, il faudra que les crimes qui ont été commis ne restent pas impunis, dit-elle.

Entre un voyage à Kiev avec le Premier ministre Alexander De Croo et une réunion avec les ministres des Affaires étrangères des pays de l’Otan à Bucarest, notre ministre des Affaires étrangères, Hadja Lahbib, a calé pour nous une heure d’entretien dans son cabinet, à Bruxelles. Le temps d’aborder les grands défis des mois qui viennent.

TRENDS-TENDANCES. Votre visite avec Alexander De Croo à Kiev fin novembre a été un moment fort. Mais nous étions le dernier pays de l’Union, avec la Hongrie, à ne pasencore être allé en Ukraine. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps?

HADJA LAHBIB. Ce n’est pas cela qui est important. La Belgique a été en contact avec l’Ukraine dès le premier jour de l’invasion. Les Ukrainiens, lorsque nous sommes arrivés à Kiev, nous ont rappelé que nous avons été un des premiers pays à leur offrir une aide militaire. Et nous sommes aujourd’hui un des premiers pays à avoir répondu, pour 10 millions d’euros, à “Grain from Ukraine”, le programme européen qui subventionne l’achat de céréales ukrainiennes à destination de pays pauvres d’Afrique. Notre visite coïncidait avec la commémoration des 90 ans de l’Holodomor, cette famine organisée par Staline et qui a provoqué la mort de millions d’Ukrainiens. Et nous montrons que nous sommes là au moment où commencent les semaines les plus dures que l’Ukraine va devoir affronter.

Il nous faut travailler sur notre autonomie pour ne pas être totalement dépendants d’un pays qui se transforme en dictature.

TRENDS-TENDANCES.A combien se monte notre aide?

Nous sommes venus à Kiev avec un paquet d’environ 37 millions d’euros, qui porte le total de notre aide à l’Ukraine à 220,1 millions, dont 141,4 millions d’aide militaire. Nous avons apporté de l’équipement: mitrailleuses, armes antichars, munitions, vêtements, carburant, formation au déminage terrestre et maritime, laboratoires mobiles, robots sous-marins. Il y a aussi une importante aide humanitaire, un soutien à l’Unicef pour l’accès à l’eau et aux installations sanitaires.

Nous avons aussi répondu à la demande ukrainienne de les aider à numériser 60.000 traités et documents prioritaires, menacés de destruction, de leurs affaires étrangères. Nous offrons aussi une enveloppe de 150.000 euros au ministère de la Culture pour les aider à préserver leurs oeuvres. Ils ont été très touchés que nous y ayons pensé. Par ailleurs, j’ai Bozar dans mes compétences et nous aurons l’année prochaine plusieurs rendez-vous qui mettront l’Ukraine à l’honneur.

TRENDS-TENDANCES.Comment voyez-vous ce conflit évoluer ces prochains mois?

Nous voulons tous la paix le plus vite possible. Mais pour que cette guerre s’arrête, c’est l’Ukraine qui devra dicter ses conditions. Je reviens de Boutcha. Face à de telles exactions et de telles atrocités, on imagine difficilement les Ukrainiens aller à la table des négociations aujourd’hui. Il faut d’abord qu’ils retrouvent les frontières internationalement reconnues de 2014, soit avant l’invasion de la Crimée. Pour que la paix puisse se construire sur le continent européen, l’Ukraine doit donc gagner cette guerre.

TRENDS-TENDANCES.Vous pensez déjà à la reconstruction du pays?

Nous y travaillons déjà. Nous aidons les Ukrainiens à gérer le traumatisme de la guerre et à préparer la paix. Mais celle-ci passe par une lutte contre l’impunité. La Belgique est investie dans la récolte de preuves sur le terrain. Nous avons alloué des budgets à la Cour pénale internationale. Des experts en scène de crime vont se rendre sur place dès l’année prochaine. Madame Reynders, procureure belge détachée auprès de l’Union européenne, travaille à aider l’Ukraine à récolter des preuves juridiquement valides. Et nous explorons avec les Ukrainiens quel chemin suivre pour la suite.

Les Ukrainiens sont très attachés à la création d’un tribunal international spécial. Nous pensons qu’il vaut mieux, pour être sûr de l’assise juridique, passer par le Tribunal pénal international via un vote de l’assemblée des Nations unies.

NEW YORK, SIÈGE DE L'ONU, 17 SEPTEMBRE
NEW YORK, SIÈGE DE L’ONU, 17 SEPTEMBRE “L’arrivée de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis a permis de résoudre certains dossiers nés des relations tumultueuses sous la présidence de Donald Trump.”© belgaimage

TRENDS-TENDANCES.Autre grand dossier: la présidence de l’Union européenne, qui reviendra à la Belgique au premier semestre 2024.

Notre présidence aura lieu en fin de législature européenne (les élections auront lieu en mai-juin 2024, Ndlr), nous n’aurons que quatre mois pour faire aboutir de nombreux paquets législatifs. Nous travaillons donc déjà en amont, nous établissons une cartographie des projets qu’il faudra faire avancer. Pour plus de précisions, il faudra attendre encore un petit peu. Mais les grandes orientations sont là: défense, énergie, marché commun et plus précisément défendre l’économie européenne, car nous ne devons pas être les victimes des géants que sont la Chine et les Etats-Unis.

TRENDS-TENDANCES.Comment voyez-vous nos relations avec les Etats-Unis? Il y a eu beaucoup de réactions virulentes en Europe contre l’IRA, ces subsides considérés comme un coup de poignard dans le dos de l’industrie européenne.

Je voudrais d’abord souligner que l’arrivée de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis a permis de résoudre certains dossiers (Boeing-Airbus, l’acier, l’aluminium) nés des relations tumultueuses sous la présidence de Donald Trump. Mais oui, l’IRA est un problème. Les ministres européens du Commerce se sont réunis à ce sujet et nous avons eu, nous les 27, un entretien avec Katherine Tai, la représentante du président Biden pour le commerce extérieur.

Nous lui avons clairement dit que ces subsides constituaient une concurrence déloyale et que les conséquences risquaient d’être dramatiques pour notre économie. Ce qui est positif est que nous communiquons. Mais nous devons trouver un chemin pour résoudre la question, sinon nous prendrons les mesures nécessaires, peut-être via l’Organisation mondiale du commerce, et tout le monde sera perdant. Il ne faut toutefois pas ternir le tableau. Dans les relations avec les Etats-Unis, il y a eu des avancées. Il existe désormais un “Conseil du commerce et de la technologie UE/Etats-Unis”, forum qui encourage la coopération transatlantique sur les questions liées au commerce et à la technologie.

TRENDS-TENDANCES.Et face à l’autre géant, la Chine?

Vous connaissez la formule: la Chine est un partenaire, un concurrent économique et un rival systémique. Chaque mot a son importance. Nous avons une claire dépendance vis-à-vis de la Chine que nous cherchons à réduire. Il est de plus en plus difficile d’identifier les partenariats avec le pays. Nous appelons la Chine, qui adopte pour l’instant une position “neutre pro-russe” à prendre ses responsabilités vis-à-vis de la Russie. Mais il faut maintenir le dialogue. Comment ignorer le géant chinois aujourd’hui?

LE PROFIL D’HADJA LAHBIB

· 21 juin 1970. Naissance à Boussu.

· 1993. Obtient un master en journalisme et communication de l’ULB et entre à la RTBF.

· Février 2021. Chargée de mission pour préparer la candidature de Bruxelles au titre de Capitale européenne de la culture en 2030.

· 15 juillet 2022. Accepte la proposition du président du MR Georges-Louis Bouchez de remplacer Sophie Wilmès au poste de ministre des Affaires étrangères.

TRENDS-TENDANCES.Un voyage important a été celui au Qatar où vous avez profité de la Coupe du monde de football pour tenter de faire infléchir certaines positions qatariennes, entre autres sur les droits humains. Vous croyez à la puissance du “soft power”?

J’y crois très profondément. C’est la meilleure manière de s’entendre, d’entretenir des relations, d’éviter le pire. Nous ne pouvons pas entretenir une relation commerciale avec des pays sur lesquels nous ne sommes pas alignés, avec lesquels nous ne nous entendons pas sur des valeurs élémentaires.

TRENDS-TENDANCES.Pourtant, nous entretenons depuis longtemps des relations commerciales avec des pays comme la Russie ou la Chine…

Oui, mais ces pays ont changé, et c’est pour cela aussi qu’il nous faut travailler sur notre autonomie pour ne pas être totalement dépendants d’un pays qui se transforme en dictature. C’est sans doute la grande leçon de la guerre en Ukraine: il faut multiplier nos partenaires, travailler sur notre autonomie et sur nos valeurs. Au Qatar, nous avons pu mettre sur la table ce qui va et ce qui ne va pas, en commençant par les droits humains, les droits des homosexuels et des LGBT, le respect des droits du travail. Tout a pu être abordé, avec à la clé des promesses de véritables avancées.

TRENDS-TENDANCES.De lourds soupçons pèsent aujourd’hui sur le Qatar dans une affaire de corruption au Parlement européen…

La Justice fait son travail. Nous ne commentons pas les dossiers en cours mais il est évident que nous sommes interpellés par ces tentatives d’influencer la politique européenne menée à l’égard de pays tiers. Nous allons suivre le dossier de près. C’est la crédibilité du Parlement européen qui est mise en péril. Il est essentiel que toute la lumière soit faite sur cette affaire et que les mesures nécessaires soient prises pour éviter que cela ne se reproduise.

TRENDS-TENDANCES.Restons en Europe. Face au vaste problème des réfugiés quelle devrait être la politique européenne?

Il faut s’attaquer au problème là où il commence. La plupart des réfugiés fuient la guerre, des conditions de vie inhumaines, des dictatures. Ils sont simplement à la recherche d’une vie meilleure. Il faut donc travailler à être efficace dans notre coopération au développement pour lutter contre ces fléaux. Et cela doit se faire au niveau européen. Si les Etats membres se coordonnent, ils peuvent avoir un impact très important. C’est ce qui se passe déjà du côté de la défense: la Belgique et les Pays-Bas achètent des armes en commun.

TRENDS-TENDANCES.Comment se préparer à la crise climatique qui va multiplier les vagues de réfugiés climatiques?

J’étais à la Cop 27. J’ai pu constater que la Belgique est un pays qui est champion des politiques menées pour permettre, par exemple, aux pays de l’Afrique subsaharienne de s’adapter aux changements climatiques. Nous sommes ainsi très impliqués dans la création de cette ceinture verte visant à reboiser le Sahel.

Nous avons une politique visant à identifier les zones de conflit potentiellement liées à la raréfaction de ressources naturelles. Et nous travaillons localement à aider au reboisement et au développement de nouvelles technologies agricoles. Nous avons un contrat avec l’Egypte pour l’installation de panneaux solaires dans une zone de 500 km2. Nous avons également une belle expertise dans l’installation de champs éoliens offshores.

TRENDS-TENDANCES.S’il y avait un seul défi à relever en 2023, ce serait…?

Que cesse la guerre en Ukraine. Elle a un impact humain terrible, elle remet en cause nos valeurs fondamentales, elle bouleverse tous les échiquiers géopolitiques. Je reviens de Boutcha. J’ai vu des choses que nous tous aurions aimé ne plus revoir.

TRENDS-TENDANCES.Vous êtes ministre depuis la mi-juillet. La fonction vous a changé?

Bien sûr. On devient plus sage. On parle à des personnes avec lesquelles on partage parfois très peu. On apprend à ne plus juger trop vite, à prendre les questions par le prisme de l’autre. C’est extrêmement enrichissant. Cela demande du sang-froid, du pragmatisme, d’avoir une vision plus large. Et de poursuivre un objectif: viser la paix.

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