Des milliardaires chinois sous contrôle

Jack Ma, fondateur d'Alibaba en 2020. Il a perdu toute espèce de contrôle sur le groupe qu’il a créé. © Getty Images
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Dans son dernier livre, la journaliste Christine Ockrent raconte la destinée des entrepreneurs qui permettent à la Chine de rêver de la première place économique mondiale. Elle explore en parallèle le durcissement du régime du président “à vie” Xi Jinping. Entretien autour d’un récit fascinant.

Alibaba, TikTok, Tencent, Huawei, Shein… Les noms de ces fleurons de l’économie chinoise ne cessent d’occuper le devant de l’actualité, de leur essor extraordinaire aux “accidents de parcours” qui affectent leurs dirigeants. Grâce à eux, la Chine rêve de devenir la première puissance économique mondiale en 2049. La journaliste Christine Ockrent explore leur histoire dans son dernier livre, L’Empereur et les milliardaires rouges (éd. de l’Observatoire). Mais elle évoque aussi longuement le durcissement du régime chinois de Xi Jinping, qui ne veut pas perdre le contrôle.

TRENDS-TENDANCES. Vous racontez l’histoire des milliardaires “rouges”. Au-delà, la dialectique entre ceux-ci et le pouvoir du parti-Etat dit tout de l’évolution de la Chine des dernières décennies.

© PG / JC Marmara

CHRISTINE OCKRENT. Ces aventures individuelles n’ont de sens que si on les resitue dans le système. Parce que ces entrepreneurs en font partie et ne connaissent que cela, même quand ils sont allés suivre leurs études aux Etats-Unis ou quand ils ont travaillé pour des entreprises américaines comme Google, Microsoft ou Apple. Ce qui est singulier, c’est que la Chine est un monde à part, avec ses propres codes et son propre vocabulaire. Ces entrepreneurs ont profité des espaces de liberté relatifs laissés depuis Deng Xiaoping dans les années 1980 pour faire preuve d’une inventivité extraordinaire en bénéficiant d’un immense marché intérieur de 1,4 milliard de personnes. Mais au bout du compte, cela reste le parti-Etat qui contrôle tout.

Le capitalisme chinois initial que vous décrivez, initié par Deng Xiaoping dans les années 1980 pour des raisons de survie, était particulièrement sauvage…

C’était le far west, oui. Mais le parti y participait! Tous les fonctionnaires du parti, à Hainan ou dans les zones économiques spéciales qui ont initié le mouvement, réclamaient leur part du gâteau. La corruption a été le lubrifiant qui a permis à cet immense système de tenir et de fonctionner.

“Lors du dernier congrès du parti en octobre dernier, le mot ‘sécurité’ était le terme plus fréquemment utilisé.”

Cette corruption a toutefois atteint un tel niveau sous les deux prédécesseurs de Xi Jinping, Jiang Zemin et Hu Jintao, que quand Xi arrive au pouvoir en 2013, il utilise la lutte contre ce fléau pour écrémer le parti de ses adversaires et mettre au pas ces entrepreneurs qui prenaient trop de place. En outre, le fossé entre ces ultra-riches et la classe moyenne émergente devenait de plus en plus large.

Vous rappelez que la proportion en Chine était comparable à celle des Etats-Unis: 1% des plus fortunés contrôlaient 30% de la richesse nationale. C’est pourquoi est apparu le leitmotiv, sous Xi Jinping, de “prospérité commune” pour partager davantage les richesses.

C’est le slogan du parti dont on comprend la légitimité. Il y a encore 400 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Personne ne peut dire que l’on est contre ce slogan…

En même temps, cette “prospérité commune” a bon dos: le pouvoir de Xi Jinping se durcit et se protège, tout en bridant les entrepreneurs…

Evidemment. Lors du dernier congrès du parti en octobre dernier, le mot “sécurité” était le terme plus fréquemment utilisé.

Ne vit-on pas un moment clé où les contradictions du système pourraient causer sa perte, entre des entrepreneurs que le parti veut contrôler et la nécessité de relancer l’économie?

Oui, mais c’est un système au pouvoir absolu. La meilleure preuve, c’est que pendant trois ans de politique “zéro covid”, le régime est parvenu à mettre sous cloche toute la population en empêchant les déplacements et les voyages. C’était une démonstration implacable. Et à l’identique, à la fin du mois de décembre 2022, le pouvoir a décidé de changer complètement de politique. S’il a changé d’option, c’est parce que l’économie a trop ralenti. A partir du moment où 20% d’étudiants sortis des universités ne trouvaient pas de boulot, cela devenait intenable. C’était la conséquence du zéro covid mais aussi de la suppression, d’un coup de crayon, de toute l’éducation privée ou de l’industrie des jeux vidéo, en interdisant aux enfants de regarder les vidéos en semaine (ce qui est quand même impensable)… Ce revirement est lui aussi venu d’en haut. Il y avait certes eu quelques manifestations assez spectaculaires, avec les feuilles de papier blanc, mais c’était marginal par rapport à l’immensité du pays. Cela ne reposait pas sur des critères démocratiques à l’occidentale , ce serait une erreur de le croire.

C’est d’ailleurs une erreur majeure que l’on a commise en 2001 quand la Chine est entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC): on se disait que les Chinois deviendraient riches et que, par conséquence, ils voudraient la démocratie. Cela n’est pas du tout comme ça que cela s’est passé. La preuve: deux militants des droits de l’homme, Xu Zhyiong et Ding Jiaxi, viennent d’être condamnés à de lourdes peines de prison.

Certains des milliardaires dont vous racontez le parcours incroyable ont tout de même tenté d’entrouvrir la porte, non?

Oui. Jack Ma, le patron d’Alibaba, était le plus impertinent. Tout en étant très nationaliste chinois: il ne faut pas se tromper, tous ces gens sont très fiers de participer à la renaissance de la Chine. Il a cru qu’il avait suffisamment de pouvoir pour pouvoir critiquer devant l’élite du système financier chinois la manière dont le régime fonctionne. Deux jours après, il avait disparu. On l’a vu réapparaître avec un petit pull ras du cou, dans une école au fond d’une province, où il a dit qu’il fallait s’intéresser aux paysans pauvres. Puis, il a redisparu et il a perdu toute espèce de contrôle sur le groupe qu’il a créé. Il n’a plus de pouvoir et il vit désormais à Tokyo.

Ce qui m’a sidérée très récemment, c’est quand Alibaba a annoncé la naissance d’un ChatGPT version chinoise. A peine 24 heures plus tard, le Comité central du parti communiste publiait un communiqué en disant que le parti devait exercer un contrôle complet des contenus de ces nouveaux outils de l’intelligence artificielle. Dans un raccourci temporel, vous avez là l’exemple de l’extraordinaire ingéniosité chinoise et le contrôle exercé par le parti.

En d’autres termes, toutes les initiatives privées en Chine sont concédées par le pouvoir, depuis le début. Vous écrivez dans le livre qu’aujourd’hui, le contrôle des datas est devenu un enjeu majeur.

Ce qui est intéressant, c’est que Xi Jinping a lui-même traduit cela en termes marxistes. Il a ajouté les datas à ce que Karl Marx décrit comme les “facteurs de production”: la terre, le capital, les travailleurs. C’est saisissant.

Xi Jinping ne veut plus de soft techs, services ou loisirs mais des semi-conducteurs, des batteries et de l’intelligence artificielle.
“Xi Jinping ne veut plus de soft techs, services ou loisirs mais des semi-conducteurs, des batteries et de l’intelligence artificielle.” © belga image

Ce contrôle des autorités chinoises sur l’initiative privée peut-il mettre à mal l’objectif suprême qui reste de devenir la première puissance économique mondiale en 2049? Xi Jinping ne se tire-t-il pas une balle dans le pied?

Xi Jinping s’est certainement tiré plusieurs balles dans le pied en agissant à contretemps sur certains secteurs. Mais il y a un mois, un type emprisonné pour corruption est sorti parce qu’il se trouvait être le dirigeant d’une entreprise de semi-conducteurs. Le régime a jugé qu’il était important qu’il réactive sa production dans ce secteur qui est un des goulots d’étranglement de l’économie chinoise, là où les sanctions américaines et occidentales font le plus mal. Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis, l’a bien dit: il faut tout faire, précisément, pour éviter que la Chine ne devienne la première puissance économique mondiale.

Ce bras de fer entre la Chine et les Etats-Unis détermine tout, à commencer par ce qui se passe à Taiwan. La pression ne cesse de monter autour de l’île.

Cela fait partie de la gesticulation qui entretient le nationalisme fervent en Chine. Chaque fois qu’un responsable taiwanais rencontre un responsable américain, la Chine montre ses muscles.

Beaucoup d’experts disent que le conflit à Taiwan apparaît inéluctable…

Oui, mais les Etats-Unis restent infiniment plus puissants militairement que la Chine, qui est d’ailleurs devenue le seul vrai consensus politique entre démocrates et républicains à Washington. Le renforcement des bases américaines, les Philippines, le Japon qui se réarme…: tout cela contribue à faire de cette zone l’enjeu stratégique numéro un. En fait, la guerre en Ukraine a distrait les Etats-Unis de sa priorité. Fort heureusement pour nous, ils ont quand même considéré qu’il était essentiel d’empêcher Poutine de gagner en Ukraine.

“Macron a commis une erreur de forme et de timing. Cela a mis beaucoup de monde mal à l’aise.”

La récente visite d’Emmanuel Macron en Chine a suscité la polémique, quand le président français a insisté sur l’autonomie stratégique européenne…

Oui, ce sont les propos qu’il a tenus dans l’avion du retour. Comme toujours, il faut qu’il arrête! C’était obligatoire que Macron et la président de la Commission Ursula von der Leyen qui l’accompagnait parlent de l’Ukraine en Chine. On leur aurait reproché de ne pas le faire. Mais c’était utopiste de penser que Xi Jinping se réveillerait soudain en se disant qu’il appellerait Vladimir pour lui dire d’arrêter. Ce n’est évidemment pas comme ça que cela se passe. Ce qui est évidemment malheureux, c’est d’avoir exprimé – avec beaucoup de subtilité intellectuelle, comme toujours avec Macron – ce concept d’autonomie stratégique en rentrant de Pékin et en pleine guerre en Ukraine, au moment où, sans l’intervention massive des Américains, l’Europe serait impuissante. Bien sûr, il faut développer cette autonomie stratégique, mais Macron a commis une erreur de forme et de timing. Cela a mis beaucoup de monde mal à l’aise en Europe, à Varsovie ou à Berlin.

Le chancelier allemand Olaf Scholz, lui, ne s’était pourtant pas gêné d’aller seul à Pékin…

Il avait été à Pékin en novembre, c’est vrai, avec 42 entreprises. L’économie allemande est beaucoup plus dépendante de la Chine que les nôtres. Pour Volkswagen, cela représente plus de la moitié de ses profits: c’est énorme!

Vous aviez travaillé auparavant sur les oligarques russes. Tracez-vous un parallèle entre eux et les milliardaires chinois dont vous parlez ici?

Les oligarques russes, c’est un tout autre système. La première génération est née avant Poutine, au moment de l’écroulement de l’Union soviétique: venus d’en bas, ils se sont littéralement emparés de pans entiers des richesses nationales, dont le pétrole et le gaz. En arrivant au pouvoir en 1999-2000, Vladimir Poutine a installé ses propres oligarques, ceux qu’on appelle les siloviki, souvent venus du FSB (service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, Ndlr) comme lui. Il y a des strates d’oligarques liés à Poutine, qui se marient entre eux. Ce n’est pas du tout la même chose en Chine. Ceux qui ont profité des premiers espaces de liberté grâce à Deng Xiaoping l’ont fait dans le cadre du système et grâce à la possibilité qui leur était donnée d’en haut. Et s’ils tentaient de sortir du cadre, on les frappait, tout en essayant de ne pas casser la machine.

Regardez aujourd’hui les soft techs, les services et les loisirs… Xi Jinping considère que cela suffit. Il veut que les efforts du pays correspondent aux priorités qu’on lui assigne: donc il demande qu’on se focalise davantage sur les semi-conducteurs, les batteries électriques, l’intelligence artificielle… Tout ce qui permet à terme, espère-t-il, de surpasser les Etats-Unis. C’est le rêve chinois d’un leader qui est clairement un autocrate. Il y a toutefois une faiblesse que le parti n’avait pas anticipée: depuis cette année, la courbe démographique commence à s’infléchir. Cela veut dire qu’à terme, l’économie chinoise n’aura peut-être pas les ressources humaines que les prévisions annonçaient.

Le régime ne paye-t-il pas le prix de sa politique de l’enfant unique?

Complètement. Xi a fait beaucoup d’efforts pour soutenir une progression de la natalité, mais cela ne marche pas: à partir du moment où les femmes acquièrent un certain niveau de vie et qu’elles travaillent, elles en ont marre de pondre.

Cela prouve tout de même que cette politique de contrôle a ses limites…

Bien sûr. Les Chinois ne sont pas infaillibles. Mais ce qui est saisissant, c’est d’essayer de comprendre comment cette énorme chose bouge. L’exemple de Pony Ma (surnom de Ma Huateng), le patron de Tencent, qui a toujours été dans la ligne du parti, est édifiant lui aussi. Depuis 10 ans, il siégeait dans une assemblée consultative qui se réunit deux fois par an, une gratitude que le régime accordait aux entrepreneurs à succès. Tout à coup, depuis mars dernier, il n’y est plus. En revanche, y siègent trois représentants des semi-conducteurs, deux de l’industrie automobile et des batteries électriques: ce sont les secteurs que le régime veut désormais privilégier. Tencent avec ses milliards de vidéos et ses systèmes de réseau n’est plus dans l’air du temps… Dans l’immobilier, par contre, il y a une faille structurelle majeure dont le régime ne vient pas à bout. C’est un risque majeur car la vente de terrains aux promoteurs assurait le financement des autorités locales et des services de base. A partir du moment où les promoteurs ne construisent plus, cela ne fonctionne plus.

Votre enquête est une plongée au sein d’un monde fascinant et inquiétant. C’est comme cela que vous le percevez?

En effet. Cela m’a d’ailleurs été très difficile d’arrêter ce travail. Pendant des années, nous avons quand même bénéficié de cette “usine du monde” avec ses biens à très bas prix. Vous êtes bien placés pour le savoir, en Belgique, avec Alibaba à Liège. Regardez aussi Shein, cette chaîne de textile à très bas prix: son patron est le dernier milliardaire apparu il y a deux ans. Leur approche est redoutable. L’ancien militaire Ren Zhengfei, qui a créé Huawei, galvanisait ses troupes en évoquant Pearl Harbour. Il vient de nommer à la tête de l’entreprise sa fille aînée, Meng Wanzhou, qui avait été placée en résidence surveillée au Canada et qui était rentrée triomphalement en Chine. Tout cela est fascinant et inquiétant, oui.

“Vous savez qu’il y a maintenant des cabines téléphoniques où l’on peut s’asseoir pour écouter la pensée de l’oncle Xi?”

Une crise autour de Taiwan pourrait-elle marquer un tournant?

Il y a des élections présidentielles à Taiwan en janvier, c’est important. Mais à mon sens, la Chine n’a aucun intérêt à déclencher un conflit militaire. De ce point de vue, l’observation de ce qui se passe en Ukraine est certainement cruciale. Par contre, ce qui est dangereux, c’est que l’on n’est pas à l’abri d’un accrochage ou d’un accident que personne ne veut.

Xi Jinping tient-il la Chine jusqu’à sa mort?

Il a fait modifier la Constitution. Il entame un troisième mandat et à part sa santé, on voit mal ce qui l’empêcherait de rester jusqu’à sa mort. C’est un virage énorme. Vous savez qu’il existe maintenant des cabines téléphoniques – rouges évidemment – où l’on peut s’asseoir pour écouter la pensée de l’oncle Xi? C’est très bon pour vos points de bonus sur le système de crédit social. C’est surréaliste, mais ça dit tout!

Profil

· 1944: Naissance à Bruxelles

· 1965: Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris

· 1981-1989: Présentatrice du JT d’Antenne 2 (devenue France 2)

· 1992-2008: Présentatrice d’émissions politiques sur France 3

· 1994-1996: Directrice de la rédaction de L’Express

· Depuis 2013: Présentatrice de l’émission Affaires étrangères sur France Culture

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