Delhaize: se différencier, à quel prix?

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La part de marché de Delhaize est toujours un peu plus grignotée par les “hard-discounters” et ses derniers résultats trimestriels déçoivent. Delhaize veut quitter le champ de bataille sur les prix pour se recentrer sur ses fondamentaux. “Audacieux, mais risqué”, disent des experts.

“Décevantes.”

Pour qu’un patron qualifie de la sorte les performances de son groupe, c’est qu’il ne peut vraiment plus se permettre de camoufler la réalité des chiffres par une pirouette de langage. C’est pourtant bien le terme utilisé par le CEO du groupe Delhaize Frans Muller il y a quelques semaines en évoquant la situation du distributeur en Belgique, alors que venaient d’être publiés les résultats du groupe pour le premier trimestre.

Si l’enseigne au lion enregistre des activités en progression aux Etats-Unis notamment, sa rentabilité et sa part de marché, chez nous, ont été fortement touchées. Le chiffre d’affaires de Delhaize Belgique a chuté de 0,8 % pour atteindre 1,2 milliards d’euros. La marge d’exploitation, elle, est passée de 4,8 à 3,1 %.

Comment expliquer ces mauvais résultats ? Delhaize pointe l’inflation qui a diminué par rapport aux trimestres précédents, et le fait que trois supermarchés aient été rénovés au court des premiers mois de l’année. “Des magasins importants, qui font beaucoup de chiffre d’affaires”, explique Roel Dekelver, porte-parole pour la Belgique.

Mais les causes profondes de ces mauvaises performances sont à chercher ailleurs. Essentiellement dans la très forte concurrence qui se joue entre distributeurs sur le marché belge. “D’un point de vue macroéconomique, il faut d’abord noter que l’ensemble du secteur connaît une croissance limitée, explique Pierre-Alexandre Billiet, professeur en retail management à la Solvay Business School (ULB). Le hard-discount enregistre par ailleurs une croissance annuelle de 5 %.” Les traditionnels (Delhaize, Carrefour) et le soft-discounter Colruyt doivent se positionner par rapport à Lidl, Aldi et, plus récemment, Albert Heijn. L’enseigne néerlandaise ne possède encore qu’une vingtaine de magasins en Flandre, mais elle est très agressive sur les prix. Delhaize, qui pratique une politique de prix nationale, est a priori moins touché par le nouveau venu que Colruyt, qui adapte ses prix localement en fonction de la concurrence. Il n’empêche, pour Pierre-Alexandre Billiet, l’influence d’Albert Heijn est réelle, même sur Delhaize. “Les prix ont chuté de 2 % en Flandre depuis son arrivée, précise-t-il. Et il suffit de regarder chez nos voisins, aux Pays-Bas par exemple. Il y a là-bas une vraie guerre des prix.”

Chez nous, le fait que les consommateurs soient toujours plus sensibles aux prix proposés par les magasins hard-discount oblige donc Delhaize (et les autres traditionnels) à investir dans leurs prix. “Delhaize est même forcé de faire des promotions sur sa marque distributeur, explique Gino Van Ossel, professeur de retail marketing à la Vlerick School. Ouvrez leur folder, vous verrez que les ‘1+1 gratuit’ se multiplient, ce qui diminue leur marge brute.”

Quelle est la stratégie du groupe en Belgique ? L’enseigne au lion a décidé de recentrer sa communication sur la qualité, le service au client et l’expérience d’achat. Il y a quelques années, Delhaize avait mis en place une stratégie assez agressive pour contrer la croissance des hard-discounters Aldi et Lidl. En mettant fortement en avant sa marque 365 et en allant jusqu’à effectuer des comparatifs sur certains produits, le groupe voulait corriger son image-prix. Ce travail lui a permis de récupérer des parts de marché, mais la stratégie a rapidement montré ses limites. Car la gamme de produits proposée par les magasins hard-discount n’a fait que gonfler (légumes, pain, plats préparés, etc.), tout comme le nombre de clients Delhaize ne se reconnaissant plus dans la communication de leur magasin.

L’enseigne veut donc aujourd’hui réaffirmer sa différence en arrêtant de se battre sur le terrain des prix, déjà occupé par des concurrents plus organisés. Gino Van Ossel préfère plutôt parler d’un “retour à un certain équilibre entre la qualité et le prix” dans la communication du groupe. “Ils font pas mal de promotions, souligne-t-il. Dans leurs nouveaux magasins, il y a une zone promotionnelle très dominante au centre. Je ne suis pas d’accord pour dire qu’ils ne communiquent plus sur leurs niveaux de prix, même si c’est vrai que le prix ne sera jamais la raison pour laquelle les gens font leurs courses chez Delhaize.”

Pierre-Alexandre Billiet assume pour sa part une analyse plus tranchée. D’après lui, Delhaize en Belgique ne communique plus du tout sur ses prix. “L’enseigne a développé une stratégie “blue ocean” pour éviter de se retrouver dans la mêlée sur la guerre des prix, explique-t-il. Elle se positionne avec une perception-prix plus élevée en ne communiquant pas sur ses prix, en mettant en avant les anciennes valeurs de Delhaize Belgique (les produits exclusifs, le qualitatif, etc.) et en développant des concepts high-end comme celui de Wezembeek-Oppem.”

Les deux magasins “nouvelle génération” qui viennent d’ouvrir leurs portes en périphérie bruxelloise et à Braine-l’Alleud sont pour Pierre-Alexandre Billiet l’illustration parfaite de la nouvelle stratégie du groupe chez nous. C’est simple : ils misent à fond sur l’expérience d’achat et sont dans la droite ligne du nouveau slogan “Bien acheter, bien manger”. “On a voulu créer une ambiance de marché, explique Florence Maniquet, porte-parole. On laisse davantage entrer la lumière naturelle, on propose plus de vrac… On met en fait en avant ce qui fait notre force depuis toujours, à savoir la fraîcheur, la qualité et l’assortiment.” Autre point d’attention dans ces “magasins-pilotes”, comme on les qualifie chez Delhaize : l’intérêt toujours plus fort porté au client. Ce dernier peut passer une commande particulière à la boucherie, qui s’ouvre désormais sur le magasin. On lui propose des recettes sur écran, on lui demande s’il est satisfait lorsqu’il a terminé ses courses… Bref, on lui propose une expérience qui le flatte. “Mais on continue à investir dans les prix, tient à préciser Florence Maniquet. On a des offres fortes, et chacun peut trouver une solution pour son budget, notamment avec notre marque propre.”

Cette stratégie peut-elle fonctionner ? “Les chiffres ne leur donnent pas raison à ce stade”, lance d’emblée Pierre-Alexandre Billiet. Mais contrairement au travail agressif mené par Delhaize sur les prix il y a quelques années, le recentrage auquel on assiste aujourd’hui est une stratégie de long terme. Wait and see, donc. Gino Van Ossel appelle toutefois à la prudence. “Miser uniquement sur la qualité, ça ne fonctionne pas, dit-il. Il faut faire attention à ne pas avoir un impact négatif au niveau de l’image-prix avec des magasins comme celui de Wezembeek-Oppem.”

Pierre-Alexandre Billiet parle pour sa part d’un choix stratégique “compréhensible, mais peut-être un peu trop extrême.” Se distancier du peloton qui ne crée pas nécessairement de valeur ajoutée et qui se bat sur les prix est d’après lui une voie audacieuse, qui implique toutefois de passer à côté de la “masse” des consommateurs. Car en ne communiquant plus sur ses prix et en développant des magasins comme ceux de Wezembeek-Oppem et Braine- l’Alleud, Delhaize pourrait laisser se développer une perception-prix plus du tout en phase avec le prix réel en magasin. Comprenez que le consommateur pourrait ne plus voir en Delhaize qu’une enseigne chère réservée à un public aisé.

“Aujourd’hui, soit Delhaize Belgique parvient à convaincre la masse des consommateurs, c’est-à-dire les familles, de ‘bien acheter pour bien manger’ — son positionnement devient alors rapidement un succès. Soit il va devoir rejoindre le reste du peloton (Carrefour, Colruyt, les hard-discouters…) qui se bat sur les prix”, analyse Pierre Alexandre Billiet. Et il ne devra pas tarder à le faire si sa nouvelle stratégie ne prend pas. Car quitter le champ de bataille des prix trop longtemps peut s’avérer catastrophique. “Delhaize devrait alors brusquement se repositionner pour retrouver sa perception-prix. L’enseigne serait forcée de développer rapidement des actions chocs, ce qui déclencherait une véritable guerre des prix.”

Les performances décevantes du premier trimestre sont-elles le prix à payer pour reprendre des plumes à long terme ? Il est trop tôt pour le dire. S’il est bien une question à se poser à ce stade, c’est combien de temps les actionnaires et le CA donneront à Delhaize pour améliorer son résultat opérationnel. Car c’est de ce temps que dépendra le destin qui sera réservé à la nouvelle stratégie du groupe en Belgique.

JÉRÉMIE LEMPEREUR

Un programme de réduction des coûts

Lors de l’assemblée générale des actionnaires, ce jeudi 22 mai, le CEO de Delhaize Group Frans Muller a confirmé la volonté du groupe d’ajuster ses coûts pour rester compétitif malgré l’investissement sur les prix rendu obligatoire par la concurrence.

Le distributeur a vu ses coûts augmenter depuis 2006, date à partir de laquelle il a commencé à mener un travail agressif sur les prix. Les dépenses liées à l’énergie, à la gestion des déchets et au réseau logistique seront passées au crible. Si l’on en croit le CEO, il ne serait donc pas question de toucher à l’emploi.

Frans Muller a précisé vouloir augmenter la productivité dans les magasins en accroissant les ventes. Mais comment booster les ventes avec une communication centrée produit et moins prix ? C’est toute la question de la réussite ou pas à long terme de leur nouvelle stratégie…
“Dans l’immédiat, pour doper leurs résultats opérationnels, ils sont obligés de travailler sur leurs coûts structurels, analyse Pierre-Alexandre Billiet, professeur de retail management à Solvay. Ils avaient du retard en la matière. Mais ils vont aussi devoir travailler sur leurs marges brutes, c’est-à-dire les marges sur les produits et donc les conditions d’achat.”

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