Mikael Petitjean

Pour l’adoption d’un objectif de croissance nominale en zone euro

Mikael Petitjean Professeur (IESEG & UCLouvain) et Chief Economist (Waterloo Asset Management)

Les économistes sont de médiocres prévisionnistes mais ils sont parfois d’excellents plombiers. Leur boîte à outils fait actuellement beaucoup de bruit et, même s’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’efficacité relative des outils dont ils se servent, ils reconnaissent tous que la vitesse de réaction des banques centrales a été adéquate.

Le chemin parcouru est remarquable. Les mesures d’assouplissement quantitatif que le BCE a prises depuis presque 10 ans ont soutenu à la fois les Etats et les banques. En jouant le rôle d’acheteur en dernier ressort pour les titres de dette que les banques détenaient, la BCE a permis de juguler une crise de liquidité qui aurait pu se traduire en une crise de solvabilité et mettre en péril la stabilité de la zone euro. Cette politique a néanmoins conduit à un gonflement inédit des réserves bancaires dans le bilan de la BCE. Ce gonflement a permis de neutraliser l’impact sur l’inflation que cette politique de rachat aurait pu avoir si la BCE avait dû monétiser ses réserves en augmentant la quantité de monnaie directement en circulation. Cette “neutralisation” lui a permis de ne pas dévier de son objectif principal de stabilité des prix par la fixation de son taux d’intérêt directeur. C’est également la raison pour laquelle il n’y a pas eu de véritable monétisation des dettes au sens strict du terme jusqu’ici : la base monétaire (MB, dans le jargon) a certes augmenté, mais sa composante liée à la monnaie injectée directement dans le circuit économique, sous la forme de billets et pièces de monnaie en circulation, a beaucoup moins augmenté que les réserves bancaires qui, elles, ont explosé.

Depuis le “whatever it takes” de Draghi en juillet 2012, la BCE a fait sauter un nombre impressionnant de verrous. Aujourd’hui, elle appuie sur la pédale d’accélération comme jamais auparavant, mais il s’agit toujours de la même pédale. Le programme d’achats d’urgence face à la pandémie conduit à un rachat massif des titres de dette publique, certes sans contrainte explicite concernant leur poids respectif dans le PIB de la zone, mais c’est toujours et encore la même recette : les réserves bancaires risquent de gonfler.

La BCE devrait oser prendre un autre outil en main, en fixant un objectif élevé de croissance du PIB nominal, car le choc que les économies européennes traversent aujourd’hui est unique : il affecte à la fois l’offre et la demande de manière simultanée et massive. Nos économies traversent un double choc négatif : d’une part, une chute de leur PIB réel, en raison d’un choc d’offre massif, lié à une chute de productivité et aux restructurations inévitables et pertes d’emploi qui suivront ; et d’autre part, un choc de demande qui peut se traduire par une baisse durable de l’inflation, domestique et importée. Viser un taux d’inflation de 2% ou 3% dans ces circonstances revient à accepter une chute drastique du PIB nominal puisque la croissance du PIB nominal dépend de celle du PIB réel et de l’inflation.

Lorsqu’intervient un choc négatif aussi brutal et simultané, viser à un objectif élevé de croissance du PIB nominal conduit à une politique monétaire plus expansionniste qu’elle le serait si le seul taux d’inflation est pris en considération. Le risque est de relancer l’inflation sans pouvoir la maintenir sous contrôle, mais ce risque est bien plus faible que celui qui conduirait à la chute structurelle de nos capacités productives. Les indicateurs d’activité économique sont également disponibles à une fréquence beaucoup plus élevée que précédemment, ce qui rend les prévisions du PIB à très court-terme plus précises et diminue le risque de sous-estimer le rythme de croissance du PIB nominal qui pourrait s’emballer. Enfin, l’inflation est trop faible depuis trop longtemps. Ce n’est pas une situation désirable. Malgré toutes les tentatives désespérées du Japon et de l’Europe, les objectifs d’inflation n’ont jamais été atteints. Ou plutôt, les banques centrales ont raté leur cible.

L’augmentation de la base monétaire, qui a suivi la forte baisse des taux directeurs et les vagues d’assouplissement quantitatif qui ont suivi, a permis de rendre le bilan des banques plus liquide mais elle s’est également traduite par une inflation dans le prix de nombreux actifs financiers, en particulier les titres de dette, comme le démontre le prix élevé que les obligations émises par des entreprises fortement endettées avait atteint avant l’arrivée du virus.

Aujourd’hui, la base monétaire au sens large (M3, dans le jargon), qui exclut les réserves bancaires auprès de la BCE, n’augmente pas suffisamment. Ce serait une erreur de balayer d’un revers de la main une augmentation directe de la quantité de billets et de monnaie, en conditionnant par exemple le rachat des titres de la dette à une augmentation de l’offre de crédit par les banques privées, en particulier à destination des petites et moyennes entreprises. C’est avant tout la “création de crédit” par les banques privées qui peut conduire à une augmentation du PIB nominal. Et même dans le cas apocalyptique où ces créances bancaires s’avéraient douteuses et devaient conduire à une crise bancaire, une banque centrale peut racheter ces créances en dernier ressort à leur valeur pleine, cette fois-ci en faisant tourner réellement la “planche à billets”, c.à.d. sans “réelle contrepartie” à l’actif. Ce scénario reste indésirable et hautement improbable, même si la Federal Reserve et la Banque du Japon l’ont fait en 1945 et la Banque d’Angleterre en 1914 dans des circonstances bien plus difficiles qu’aujourd’hui.

Il y a lieu de réfléchir à un “assouplissement du crédit” injecté dans le circuit économique, et non plus simplement un “assouplissement monétaire” qui conduit une augmentation “peu productive” des réserves bancaires dans le bilan des banques centrales. Le Japon a suivi cette voie pendant de trop longues années. Il y a effectivement l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) qui interdit le financement monétaire des dettes, mais cet article n’est violé que si l’objectif visé n’est pas l’efficacité de la politique monétaire. Or, l’inflation de base dans la zone Euro calculée sur une fenêtre roulante de 12 mois n’a jamais dépassé 2% depuis l’an 2000, sauf durant l’année 2002 où elle a atteint un maximum de… 2,6%. En janvier 2015, elle était même tombée à 0,64%. Comment pourrait-on sérieusement affirmer que l’objectif prioritaire de stabilité des prix a été menacé depuis la création de la zone euro ? On pourrait même répondre que, sans la politique monétaire non conventionnelle, la stabilité des prix aurait été profondément remise en cause par une pression déflationniste.

Ce n’est pas tant le coût de financement de dettes qui importe. Le poids des dettes pourrait rester gérable si les taux d’intérêt réels restent négatifs ou inférieurs à la croissance potentielle des économies de la zone euro. Mais si le statu quo persiste, l’objectif de stabilité des prix ne sera pas atteint car l’inflation restera probablement plus proche de 0% que de 3%. Avec ou sans mutualisation des taux ou des dettes en Europe, l’assouplissement monétaire se traduira à nouveau par un gonflement des réserves bancaires, qui a surtout servi à anesthésier les effets de la crise financière et de la crise de la zone euro dans le bilan des banques.

Même en faisant fi de ce contexte propice, se fixer un objectif de croissance nominale forte, c’est adopter une règle transparente qui tient beaucoup mieux compte des chocs sur l’offre. Nous avons aujourd’hui à la fois des chocs d’offre et de demande, à l’échelle de la planète. L’ancien président de le Fed, Paul Volcker, avait implicitement cette règle en tête lorsqu’il a réussi avec brio à maîtriser l’inflation au début des années 1980 aux Etats-Unis. Il s’agit aujourd’hui d’utiliser la même règle avec l’objectif non pas de tenir compte d’une croissance du PIB réel solide et d’une inflation galopante, comme à la fin des années 70 aux Etats-Unis, mais d’une décroissance forte du PIB en terme réel en zone euro, accompagnée d’une inflation très faible.

Il y a une autre raison qui justifie un retour rapide d’une croissance nominale forte. Si le cours du pétrole et le prix du charbon restent aux niveaux actuels, la transition énergétique, vers une économie davantage décarbonisée, n’aura pas lieu de sitôt. Certes, il y a aura de la destruction créatrice dans ces secteurs mais les plus forts survivront et seront encore plus incontournables qu’ils ne l’étaient auparavant. Sans croissance, sans inflation dans les matières premières, nous ne parviendrons pas à lancer à grande échelle des technologies propres qui existent déjà et offrent des possibilités réelles de transformer nos modes de production et de consommation.

La politique monétaire ne peut pas tout mais, sans le retour rapide d’une croissance nominale forte à court terme, le progrès technique au sens large, porteur de croissance à long terme, risque d’être considérablement ralenti. L’économie, l’humain et l’environnement en sortiront tous grands perdants. En “terra incognita”, nous le sommes depuis plus de 10 ans et nous devons y rester.

Mikael PETITJEAN, Professeur (IESEG et Louvain School of Management) et Chief Economist (Waterloo Asset Management)

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