Mikael Petitjean

L’irrésistible ascension des monnaies numériques de banque centrale

Mikael Petitjean Professeur (IESEG & UCLouvain) et Chief Economist (Waterloo Asset Management)

Lorsque la Chine deviendra la première puissance économique de la planète d’ici quelques années, elle sera dotée d’une monnaie numérique. Cela ne fait aucun doute. La Banque Populaire de Chine s’est engagée à introduire un renminbi numérique au plus tard en 2022, une décision qui renforcera son contrôle sur le financement de l’économie et surtout sur les deux grandes plateformes de paiement numérique faiblement réglementées que sont Alipay et WeChat Pay. S’agit-il d’un nouveau signe du rôle prédominant que l’Asie pourrait jouer dans la configuration mondiale de nos échanges économiques et financiers ?

Telle est la question que doivent se poser un grand nombre de responsables politiques et économiques aux Etats-Unis, pays qui a réussi à tirer pleinement profit, en tant que première puissance mondiale, du “privilège exorbitant” de sa monnaie, expression que Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des finances, avait employée dans les années 1960. L’accumulation des déficits de la balance courante année après année, souvent doublés de déficits publics conséquents, n’a jamais fondamentalement remis en cause le rôle central du dollar dans l’économie mondiale.

Le dollar sert aujourd’hui de monnaie de compensation dans environ 80% des paiements internationaux, contre à peine 2% pour le renminbi. Contrairement à la Chine, les Etats-Unis n’ont pas à redouter un recours accru aux cartes de crédit ou aux plateformes de paiement en ligne qui doivent toutes passer par FedWire, le système interne de la “Fed” pour régler les transactions interbancaires. Puissance technologique inégalée où l’innovation est forte, les Etats-Unis restent le pays où la prise de risque est la mieux récompensée.

Les Etats-Unis dépendent néanmoins plus que jamais de l’Asie, en particulier du Japon et de la Chine qui en financent la croissance. Dans de telles circonstances et même si le renminbi numérique ne pourra pas dépasser de sitôt le dollar en tant que monnaie internationale de référence, il serait inconcevable de laisser le monopole d’une monnaie numérique à la Chine. La nouvelle secrétaire du Trésor, Janet Yellen, a d’ailleurs déclaré en février dernier que la mise en place d’un dollar numérique était une proposition qui valait “absolument la peine d’être examinée”. Le jour suivant, le président de la “Fed” considérait qu’il s’agissait d’un “projet hautement prioritaire”. L’enjeu est de maintenir la domination du dollar dans les paiements internationaux par l’introduction d’une monnaie numérique qui pourrait diminuer considérablement le coût de ces paiements.

Il y a fort à parier qu’en Europe, l’euro numérique sera considéré avant tout comme un risque plutôt qu’une opportunité. Le principe de précaution prévaudra à nouveau et les enjeux géopolitiques passeront au second plan car c’est avant tout la promesse de l’Etat Providence qui doit être tenue, celle de minimiser les risques et de protéger le citoyen. Il nous faudra attendre la publication de plusieurs rapports, étape qui précède souvent de longues discussions entre toutes les parties prenantes. La Banque Centrale Européenne n’a pas dérogé à cette règle en publiant un rapport en octobre 2020, favorable à l’introduction d’un euro numérique qui serait utilisé dans les paiements de détail et “viendrait compléter l’offre actuelle d’espèces et de dépôts de gros auprès de la banque centrale”.

Soulignons tout d’abord qu’aucune grande banque centrale n’aurait actuellement intérêt à faire disparaître sa “monnaie papier”. Ce serait perdre un avantage comparatif indéniable car l’argent liquide a encore une valeur “psychologique” considérable, notamment dans des pays comme l’Allemagne et l’Autriche. “L’argent, c’est la liberté monnayée”, écrivait même Fyodor Dostoïevski au XIXème. Faire disparaître l’argent liquide reviendrait aussi à renforcer la concurrence entre monnaies numériques en “rabaissant” les monnaies de banque centrale au niveau des “crypto monnaies” qui, elles, permettent de préserver plus facilement l’anonymat et ne peuvent pas être dépréciées par une offre incontrôlée. Si l’argent liquide devait disparaître, alors cette décision devrait s’accompagner d’une restriction, voire d’une interdiction, de l’utilisation des “crypto monnaies”. Est également en jeu le financement de “l’économie sous-terraine” dans de nombreux pays, et pas uniquement dans les pays émergents. Ce financement requiert de l’argent liquide et une monnaie comme le dollar perdrait une partie de son privilège exorbitant si le billet vert venait à disparaître et être remplacé par un billet de couleur différente.

Reconnaissons néanmoins que de nouvelles restrictions supplémentaires sur l’utilisation du “cash” sont en soi désirables sur le plan économique : le coût de l’évasion fiscale lié à l’utilisation du “cash” se chiffrerait à 700 milliards de dollars par an aux États-Unis, soit 3% environ du PIB, sans compter les activités criminelles liées à la drogue, à la traite des êtres humains, au terrorisme et au racket. Mais ces restrictions sont-elles réalistes si ces activités criminelles peuvent de toute manière se financer en recourant aux crypto monnaies ? Des plans d’éradication de l’argent liquide sont évidemment dans la tête des responsables politiques et économiques mais on le voit bien : ils sont beaucoup plus compliqués à mettre en place et ne se feront que de manière graduelle. Dans tous les cas, les citoyens ordinaires auront encore le droit dans les années à venir d’utiliser l’argent liquide pour leurs achats anonymes, quotidiens et de taille raisonnable, mais cela deviendra de plus en plus difficile pour ceux qui désirent effectuer des transactions anonymes importantes et répétées dans le commerce de gros.

Outre une efficacité technologique accrue pour les systèmes de paiements et un coût plus bas que celui d’un dépôt bancaire, une monnaie numérique introduit de la concurrence dans le marché de la gestion de l’épargne liquide; favorise le retour des revenus du “seigneuriage” à la banque centrale qui émet la monnaie fiduciaire, au détriment des banques privées qui émettent la monnaie scripturale ; et elle facilite le recours à la monnaie hélicoptère dont pourraient également bénéficier les personnes non-bancarisées.

La diffusion d’une monnaie numérique est inévitable mais elle pose des défis, surtout si elle doit servir à la fois de “monnaie de gros” pour les règlements entre banques et de “monnaie de détail” pour les règlements entre agents économiques non-bancaires, ce que vise explicitement la BCE. En réalité, si la BCE ne recourt pas directement à de la monnaie hélicoptère, un euro numérique déplacera de l’épargne privée directement vers la BCE : si les agents économiques transforment une partie de leurs dépôts bancaires en une détention de monnaie numérique, alors les ressources des banques diminuent puisque les dépôts baissent, ce qui entraînent une chute des réserves des banques à la BCE qui est alors contrainte, pour éviter un contraction du crédit bancaire, de refinancer les banques en achetant ou en prenant en “repo” des actifs financiers détenus par les banques, comme les dettes publiques. Evidemment, si l’objectif est de favoriser une désintermédiation bancaire, la BCE ne fait alors face à aucune contrainte particulière.

Une chose est sure : les monnaies numériques de banque centrale verront le jour ; le rôle des banques centrales sera renforcé, et les banques privées devront à nouveau redéfinir leur terrain de jeu.

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