Ils vous dénoncent au fisc

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L’administration fiscale reçoit de plus en plus de lettres anonymes dénonçant un voisin, un parent, un ex-conjoint, un concurrent ou un patron. Qui sont ces corbeaux ? Pourquoi sont-ils de plus en plus nombreux ? Comment le fisc traite-t-il ces dénonciations ? Gros plan sur un phénomène révélateur d’un climat de tension fiscale.

Dactylographiées ou manuscrites, truffées de fautes d’orthographe volontaires ou non, les lettres anonymes sont bien souvent accompagnées de pièces aussi accablantes que possible pour la victime (photo de la Maserati devant le garage, du bateau amarré à Saint- Tropez, relevés bancaires, e-mails, etc.). Principaux destinataires de ces courriers malveillants : le contrôleur local, le bureau régional de taxation, l’administration centrale, l’Inspection spéciale des impôts (ISI), le ministre des Finances, la Cour des comptes, etc. Pour signaler ce qu’ils considèrent comme une injustice, certains s’adressent même, paraît-il, au Palais. But de la manoeuvre : informer le fisc pour lui permettre de réclamer des suppléments d’impôt à charge du fraudeur présumé.

La tendance s’aggrave

Rappelant à d’aucuns les heures sombres de la délation en temps de guerre, le phénomène n’est pas nouveau. Mais la tendance est là. Elle s’aggrave. En témoignent les statistiques officielles du SPF Finances. Répétons-le : pas moins de 945 dénonciations ont été reçues par ses services centraux depuis le début de l’année (voir l’infographie en p. 33). “C’est énorme, observe Roland Forestini, avocat spécialisé en droit fiscal, qui constate une augmentation sensible des dossiers lui arrivant suite à une plainte de ce genre. “En moyenne, embraye-t-il, cela veut dire que l’administration reçoit plus de cinq dénonciations par jour. Il y en avait beaucoup moins par le passé.”

Le chiffre, il est vrai, est assez impressionnant. Avec un total avoisinant pour le moment les 1.000 signalements, on se situe déjà à un niveau quasiment équivalent à celui enregistré pour l’ensemble de 2012… qui était déjà un record. L’an dernier, 1.221 dénonciations avaient été réceptionnées par l’administration, contre 724 en 2011, 540 en 2010 et seulement 460 en 2008. Bref, la hausse est spectaculaire. Elle atteint 165 % sur les cinq dernières années. Si le mouvement se poursuit, il est fort probable que la barre des 2.000 dénonciations sera franchie d’ici la fin de l’année. Ce qui représenterait un triplement des “plaintes” en deux ans !

Mariages et communions

Bien qu’en forte croissance, ces chiffres n’émeuvent guère dans les rangs de ceux qui connaissent bien les rouages de l’administration. D’aucuns affirment en effet que le nombre de ces délations est largement sous-estimé par rapport à la réalité. Autrement dit, celui-ci serait nettement plus élevé que le chiffre avancé, de manière très officielle, par l’administration. Info ou intox ? Seule certitude : “Il n’existe pas de point de contact central spécialement dédié à la dénonciation”, nous indique Florence Angelici, porte-parole du SPF Finances. Toute personne travaillant au ministère des Finances est susceptible d’en recevoir. Une dénonciation “peut” donc se faire auprès des 27.000 fonctionnaires de l’administration fiscale, d’Arlon à Ostende, sans être nécessairement transmise au service qui les centralise (le fameux TACM pour Tax Audit & Compliance Management, chargé de la sélection des contrôles).

Par ailleurs, tout le monde n’envoie pas nécessairement un courrier à l’administration. Il y a aussi les dénonciations verbales. Celles qui se font notamment par téléphone. Mais celles aussi qui trouvent leur origine dans de banales rencontres informelles, comme par exemple à l’occasion d’un mariage ou d’une communion. Il n’est pas rare en effet, dit-on, d’y voir de précieuses informations s’égarer dans les oreilles d’invités travaillant au fisc. Sans compter que, cerise sur le gâteau, “certains fonctionnaires peuvent très bien s’envoyer des lettres anonymes à eux-mêmes pour justifier un contrôle”, glisse cet observateur privilégié. Et ce avant d’en expurger ensuite le dossier, une fois les vérifications faites…

Début de piste

S’il est malheureusement impossible d’empêcher de telles dérives, il est utile de rappeler que le contribuable peut demander à l’administration qu’elle investigue un minimum sur la fiabilité et la véracité des informations qui lui sont spontanément communiquées. Ce qu’elle fait d’initiative, visiblement. “Nous traitons toutes les dénonciations qui nous parviennent, situe Florence Angelici. Chacune d’entre elles conduit à l’ouverture d’un dossier. Mais ce qui nous est signalé n’est pas toujours utilisable. Il appartient au contrôleur de vérifier si une dénonciation contient suffisamment d’éléments pour démarrer un contrôle, avant d’aboutir à d’éventuelles sanctions. A lui de trouver d’autres preuves qui vont corroborer les informations recueillies.”

Et pour cause ! La plupart des spécialistes vous le diront : une dénonciation ne constitue pas une preuve en soi. “Elle peut être un élément déclencheur d’une enquête mais ne suffit pas à fonder une taxation, rappelle à ce propos Roland Forestini, faisant allusion au caractère parfois fantaisiste de certaines dénonciations. Il arrive d’ailleurs parfois que le fisc ouvre une enquête qui porte sur autre chose que la dénonciation. Simplement parce que le contribuable ou sa société n’ont plus été contrôlées depuis des années, par exemple.” Une dénonciation peut donc tout au plus être le point de départ d’un contrôle.

La jurisprudence est d’ailleurs assez claire à ce sujet. Privilégiant le travail d’enquête des agents du fisc, les juges n’apprécient pas plus que cela les dénonciations. En atteste, à titre d’exemple, un arrêt de la cour d’appel de Mons de 2009, considérant qu'”une imposition ne peut jamais se fonder exclusivement sur la base de renseignements ou de documents communiqués dans le cadre d’une dénonciation dont l’auteur, fût-il même identifié, ne poursuit d’autre but que de nuire aux intérêts de la personne dénoncée.”

Jalousie, envie, déception…
Ceci dit, le fisc aurait tort de ne pas traiter ces informations peu élégantes mais qui peuvent lui simplifier singulièrement la tâche. Tout simplement parce que le dénonciateur est bien souvent une personne faisant partie de l’entourage de la victime. Quoi qu’en dise l’administration, “il est généralement bien renseigné”, observe Roland Forestini. Ses informations ne se limitent pas toujours uniquement à certains signes extérieurs de richesse. Grâce à lui, l’administration peut parfois entrer en possession de documents qu’elle n’aurait jamais pu obtenir toute seule : copie de la comptabilité noire, extraits de comptes luxembourgeois, etc.

Le profil de ces mouchards ? “La majorité des dénonciations ont trait à des particuliers (ex-époux, ancien employé, voisin avec lequel on entretient des relations conflictuelles), des indépendants et PME (concurrent jaloux), détaille Florence Angelici. Elles visent principalement le travail clandestin, la non-déclaration de recettes, la TVA éludée, la fraude au domicile, etc.” Même son de cloche du côté de Thierry Afschrift, avocat et professeur de droit fiscal à l’ULB. “Les dénonciations les plus courantes portent sur des travaux en noir pas nécessairement importants”, observe-t-il.

Bien sûr, il y a aussi les héritiers d’une succession non déclarée qui se disputent le magot. “J’ai déjà vu des parents dénoncer leur fils pour cela”, lâche ce fonctionnaire chevronné. Toujours au rayon familial, les dénonciations par dépit conjugal sont plus fréquentes que l’on ne s’imagine. C’est que “l’arme fiscale est de plus en plus utilisée par les gens pour obtenir un avantage personnel”, souligne à ce propos Roland Forestini. Dans les situations de divorce, par exemple. Notamment lorsque Madame, qui demande une pension alimentaire, est peu satisfaite de la générosité de son “ex”…

Uniquement la crise ?

Envie, déception, rancoeur… Les motivations ne manquent pas pour expliquer pourquoi certains contribuables volent au secours du fisc. Bien sûr, la crise n’est pas étrangère à ces comportements. On peut penser que le contexte socio-économique difficile, la peur de perdre son emploi ou la jalousie de voir réussir certains, poussent sans doute les citoyens à vouloir rétablir une certaine justice fiscale. Faut-il y voir aussi le fait de nouvelles instructions en la matière depuis le départ d’un certain Didier Reynders aux Finances ? Non, rétorque Florence Angelici. Il n’y a pas eu d’instructions particulières depuis. Nous traitons les dénonciations de la même façon.”

Réduire l’augmentation du nombre de dénonciations à la crise et ses conséquences serait toutefois excessif. Ce ne serait en tout cas pas un bon diagnostic. Si les dénonciateurs se multiplient, estime Roland Forestini, “c’est aussi parce qu’ils se disent que dans le climat actuel de lutte renforcée contre l’évasion et la fraude fiscale, leurs démarches vont être suivies d’effet”.

D’accord, pas d’accord ? “Le climat de terreur fiscale actuel laisse penser aux gens que cette fois-ci, leur plainte sera prise en compte”, insiste l’un de nos interlocuteurs, prudemment anonyme faisant remarquer que l’explosion du nombre de plaintes déposées au fisc coïncide exactement avec l’installation du gouvernement Di Rupo, fin 2011. Une équipe papillon qui, on le sait, multiplie depuis bientôt deux ans les tours de vis fiscaux (réforme du précompte mobilier, loi anti-abus, déclaration des assurances-vie à l’étranger, réduction des avantages fiscaux liés aux voitures de société, etc.).

Soyez prudent
Reste bien sûr à savoir comment éventuellement se protéger contre ces méchants dénonciateurs ? Thierry Afschrift rappelle à ce propos que le fisc a l’obligation de produire un dossier complet en cas de demande d’accès par le contribuable ou de litige. “Parfois, il se croit permis, sur la base de vieilles instructions illégales, de cacher la dénonciation qui est à la base de ses investigations. Il risque, si le subterfuge est découvert, l’annulation de la taxation.” Toujours bon à savoir.

Par ailleurs, les dénonciations sont souvent ciblées quant aux griefs mais, heureusement, il arrive aussi souvent que les inspecteurs fiscaux constatent la vacuité du dossier. “Il n’est pas rare qu’ils examinent alors le dossier du dénonciateur !”, avance ce conseil fiscal, ancien fonctionnaire de l’ISI.

Plus prosaïquement, le meilleur conseil qu’on puisse donner pour éviter de devenir la proie d’un corbeau est sans doute à trouver sur le terrain du comportement. Le côté bling bling, les signes extérieurs de richesse, etc. sont souvent source de jalousie. Avoir un profil normal en toutes circonstances et faire preuve de discrétion sont vivement recommandés. Surtout à l’heure des réseaux sociaux, si friands de données personnelles (lire l’encadré en haut de la p. 32). Mieux vaut se montrer prudent quant aux informations que vous y divulguez sur vous (et votre famille). Ne publiez pas trop de photos de vos voyages lointains, de vos propriétés à l’étranger, de votre grosse cylindrée ou de vos loisirs onéreux (cheval, alpinisme, voile, etc.). Bref, ici comme ailleurs, ne jamais se vanter… ni se moquer des moins nantis !

Méfiez-vous de Facebook et Twitter

Signe des temps : les contrôleurs du fisc n’hésitent plus à utiliser les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter pour y trouver des éléments qui tendent à prouver l’existence d’un train de vie disproportionné par rapport aux revenus officiellement déclarés. Citons à cet égard un arrêt de la cour d’appel d’Anvers de 2011 qui, dans le cadre d’une déduction de frais professionnels liés à l’usage d’une Land Rover, n’a admis que 70 % de ces frais au lieu des 85 % sollicités par le contribuable. Le contrôleur en charge du dossier ayant découvert suite à un “chat” avec le contribuable que le véhicule était régulièrement utilisé pour ses loisirs. Celui-ci s’était en quelque sorte auto-dénoncé…

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