Bruno Colmant

Cours de bourse : Dieu s’esclaffe !

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

La finance moderne est fondée sur l’idée que la valeur d’un actif financier est égale à la valeur actualisée (c’est-à-dire ramenée en unités monétaires contemporaines) des bénéfices futurs espérés.

Les choses se présentent de la manière suivante : on estime les revenus futurs émanant de cet actif, sans les connaître évidemment, et puis on en défalque deux éléments : d’une part, le prix du temps “pur”, qu’on appelle le taux d’intérêt sans risque, et, d’autre part, une prime de risque, qui n’est rien d’autre que le niveau d’incertitude associée aux revenus futurs qu’on veut actualiser. L’actualisation est donc contrainte par deux incertitudes : le futur et son niveau de variabilité. On le voit : tout cela est très fragile. L’idée est que la prime de risque peut se transformer en rendement, mais nul ne sait quand. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on l’appelle prime de risque : on prend un risque pour espérer une prime, c’est-à-dire un rendement.

Est-ce que tout cela est solide d’un point de vue intellectuel ? Très honnêtement, et bien que je l’enseigne depuis trente ans, je n’en sais rien. Cela ressemble à un horoscope ou à l’haruspicine, c’est-à-dire l’art divinatoire de lire dans les entrailles d’un animal sacrifié pour en tirer des présages quant à l’avenir.

Seul le Tout-Puissant, qui est lui-même consubstantiel au temps, et omniscient peut se permettre de ramener le taux d’intérêt à zéro et d’éliminer toute prime de risque, puisqu’il connaît le futur. Cela conduit à ce que tout actif financier mesuré par des humains vaut moins que la valorisation divine, ce qui est éminemment vénérable.

Mais comme les humains doivent s’engager dans le futur pour savoir s’il correspond à son estimation afin de lever l’incertitude associée à sa propre estimation, il faut, pour les actifs sans échéance, comme des actions, atteindre l’infini, ce qui se rapproche de la divinité. Nul ne sait, en effet, quand cette prime de risque sera transformée en rendement. Et, comme disait Woody Allen : L’éternité, c’est long…. Surtout vers la fin.

C’est pour cela que les marchés financiers sont d’immenses tapis de casino sur lesquels on jette des dés et puis on court, on court, on court pour voir quelle sera la combinaison stabilisée qui permettra d’encaisser le Graal de la prime de risque, mais l’humain étant mortel, c’est son successeur de poursuivre cette course sans répit. Jusqu’à l’infini…divin.

Sauf, bien sûr, pour les banquiers d’affaires qui prennent des raccourcis sur cette immense ligne du temps, ce qui avait conduit Lloyd Blankfein, alors CEO de Goldman Sachs en 2009, à affirmer qu’il effectuait le travail de Dieu. Rien de moins, avant le jugement final…

Mais ce n’est pas tout : le capitalisme spéculatif est fondé sur l’efficience des marchés. Ce dernier concept postule que les prix des actifs reflètent toute l’information disponible à leur sujet. Si les marchés financiers sont efficients, alors il est impossible de faire mieux que le marché.

On comprend le caractère schizophrénique de ce concept puisque les agents économiques savent qu’ils doivent combattre le marché par leurs actes spéculatifs tout en sachant qu’il leur est impossible d’en battre systématiquement les performances. Les hommes se battent contre une perfection et un aboutissement qui leur est interdit.

Cela relève de la même nature que la perfection catholique : il est impossible, puisque le suicide est théologiquement interdit, d’atteindre le même niveau de pureté que le Christ, crucifié par les hommes.

On peut s’approcher du Christ, mais juste frôler son sacrifice. D’ailleurs, tous les saints moyenâgeux finissaient suppliciés : ce n’est pas une coïncidence. Les perdants boursiers sont, eux aussi, suppliciés de leurs pertes.

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