Arnaques aux cryptomonnaies: les failles de notre système

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Gilles Quoistiaux Journaliste Trends-Tendances

Malgré une instruction judiciaire ouverte à son encontre dans le dossier One Coin, l’ex-député Laurent Louis continue à vendre cette fausse cryptomonnaie en toute impunité. La FSMA et le SPF Economie sont aux abonnés absents. La Justice patine.

Chapitre 5. Mais que fait la police?

Quand je contacte Amélie Di Vincenzo, substitute du procureur en charge du dossier One Coin, elle m’apprend que l’enquête se focalise sur l’ex-député Laurent Louis. Elle ne me cache pas non plus sa perplexité. Cette arnaque aux cryptomonnaies lui donne des sueurs froides. “Chaque fois que j’étudie ce dossier, j’en ressors épuisée, m’avoue-t-elle. C’est très bien monté. C’est très professionnel.”

Amélie Di Vincenzo est la spécialiste des dossiers d’arnaque au parquet financier de Charleroi. C’est la première fois qu’elle est confrontée à un mécanisme de vente aussi élaboré portant sur un produit intangible, complexe et mystérieux, se présentant comme une cryptomonnaie. Cette particularité complique son travail. Les cryptomonnaies sont en effet des actifs financiers “alternatifs”. Comme ils ne font l’objet d’aucune réglementation spécifique, la substitute du procureur a du mal à les faire rentrer dans une case: “J’ai demandé des éclaircissements juridiques aux autorités compétentes, la FSMA (l’Autorité des services et marchés financiers, Ndlr) set le SPF Economie. Mais les définitions et les approches varient”, observe Amélie Di Vincenzo. Un grand flou juridique entoure actuellement les cryptomonnaies.

Qui fait quoi?

Les monnaies virtuelles n’ayant pas cours légal, la FSMA considère que la réglementation financière ne s’applique pas à ces actifs particuliers. La seule règle édictée par la FSMA est la suivante: sont interdits “les produits financiers dont le rendement dépend directement ou indirectement d’une monnaie virtuelle.” Vendre un produit dérivé d’une monnaie virtuelle est donc prohibé. Par contre, vendre une monnaie virtuelle, ce n’est pas interdit… ni formellement autorisé. En fait, la FSMA considère que les cryptomonnaies échappent à son champ de compétence. Circulez, il n’y a rien à voir.

Le SPF Economie, de son côté, définit les cryptomonnaies comme des “moyens de paiement” devenus des “outils de spéculation financière”. En charge de la protection des consommateurs, l’administration fédérale mène des campagnes pour alerter sur les arnaques aux cryptomonnaies, qui ont connu une forte recrudescence au cours de la crise sanitaire. Au-delà de ces actions de prévention, le SPF Economie a également un service d’enquête, l’Inspection économique, chargée notamment de “coordonner la lutte contre la fraude économique, la fraude de masse et les arnaques à la consommation.” J’ai demandé à entrer en contact avec les inspecteurs qui travaillent sur les arnaques aux cryptomonnaies, mais cela m’a été refusé. En 2019, l’Inspection économique a répertorié près de 3 millions d’euros de pertes et reçu plus 1.177 signalements dans le cadre d’arnaques aux cryptomonnaies.

Lire aussi: One Coin, Le Réseau

Certains de ces signalements concernent directement le One Coin. Entre 2016 et 2019, le SPF Economie a été alerté à 11 reprises sur cette arnaque tentaculaire. La FSMA a elle aussi été interpellée: depuis 2017, l’autorité financière a enregistré sept plaintes au sujet du One Coin, dont une dernière encore en 2020.

Service minimum

Les deux autorités compétentes sont donc parfaitement au courant du dossier One Coin. Qu’ont-elles fait pour mettre un terme à cette méga-arnaque, qui concerne des centaines voire des milliers de victimes en Belgique, pour des pertes estimées à 7 millions d’euros? Rien, ou presque. La FSMA a publié un communiqué en 2016, toujours disponible sur son site: “Ni le One Coin, ni les personnes faisant la promotion du One Coin n’ont été reconnus ni autorisés par la FSMA.” Pour le reste, les deux institutions se sont contentées de jouer les boîtes aux lettres et de transmettre les plaintes à la Justice.

Le 3 décembre 2020, Laurent Louis poste plusieurs messages publics sur sa page Facebook, incitant les investisseurs à placer leur argent dans des
Le 3 décembre 2020, Laurent Louis poste plusieurs messages publics sur sa page Facebook, incitant les investisseurs à placer leur argent dans des “produits financiers” aux rendements fabuleux.

Ces plaintes devraient donc se retrouver sur le bureau d’Amélie Di Vincenzo, au parquet financier de Charleroi? Hé bien pas de tout. J’apprends avec stupeur que la substitute du procureur n’a jamais rien reçu de la part du SPF Economie. Elle a reçu quatre signalements (sur sept) de la FSMA, mais ils se sont avérés inexploitables, faute d’informations suffisantes permettant d’identifier les victimes ou témoins.

Le parquet se bat avec les éléments qui sont en sa possession. Le premier, à l’origine de toute la procédure judiciaire, c’est une plainte déposée en 2016 contre Laurent Louis. A l’époque, le plaignant explique avoir confié 50.000 euros à l’ex-député, pour l’investir dans le One Coin. Cette somme, c’est son propre argent, mais aussi et surtout celui de ses proches et de sa famille. La transaction a lieu à Waterloo, sur le parking du McDonald’s. Ce jour-là, l’investisseur paye cash: “(Laurent Louis) recompte minutieusement. Le compte y est. En échange, il lui remet un reçu dactylographié qui porte encore l’en-tête de son dernier poste d’élu: député fédéral du Brabant wallon”, rapporte en 2018 le site d’informations StreetPress.

Le 3 décembre 2020, Laurent Louis poste plusieurs messages publics sur sa page Facebook, incitant les investisseurs à placer leur argent dans des
Le 3 décembre 2020, Laurent Louis poste plusieurs messages publics sur sa page Facebook, incitant les investisseurs à placer leur argent dans des “produits financiers” aux rendements fabuleux.

Chose incroyable: le plaignant obtiendra le remboursement de la somme investie de la part du réseau One Coin qui, à l’époque, craignait visiblement les remous judiciaires autour de cette affaire. Ce remboursement est à ma connaissance un cas unique au monde. La victime ayant obtenu cet accord amiable, elle se désintéressera ensuite du dossier. Mais ça n’empêchera pas la Justice de continuer son travail.

Au départ traité à Bruxelles, le dossier est transféré à Charleroi. Le 16 mars 2017, une instruction judiciaire est ouverte au parquet financier de Charleroi contre Laurent Louis. Depuis plus de trois ans, un juge d’instruction est donc en charge du dossier. L’ex-député risque gros: “Si on retient l’escroquerie, on peut aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 24.000 euros d’amende. Si on retient les infractions au code de droit économique, on peut aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 100.000 euros d’amende”, m’explique Amélie Di Vincenzo.

Les enquêteurs de la police de Charleroi remontent la piste de l’argent. Les transactions bancaires mènent hors des frontières belges. C’est l’une des difficultés de ce type de dossier: “L’argent disparaît rapidement. Il passe par quantité de comptes différents. Pour finir, il est retiré en cash, souvent dans des pays étrangers hors Europe. C’est très compliqué de retrouver une trace”, souligne la substitute du procureur.

Ligne de défense

Les enquêteurs ont auditionné Laurent Louis à trois reprises. Une quatrième audition est d’ores et déjà planifiée. Quelle est sa ligne de défense? Elle tient en trois points.

1. “Je ne vends pas du One Coin, je vends des packs d’éducation à la finance et aux cryptomonnaies.”

Tout le discours promotionnel autour du One Coin se focalise sur les gains insensés que ce placement va procurer aux investisseurs. Mais formellement, lorsqu’ils achètent leurs produits, les investisseurs reçoivent un “package d’éducation”. Ce package n’est pas bien gras: il s’agit essentiellement de fichiers PDF énonçant des banalités sur les cryptomonnaies. En bonus, les investisseurs reçoivent le produit qu’ils attendent tous: la cryptomonnaie One Coin. L’idée derrière cet argument est d’affirmer que la vente ne porte pas sur un produit financier mais sur un service de “conseil” ou “d’information” aux investisseurs débutants.

2. “Les investisseurs ont reçu ce qu’ils ont acheté: des One Coin.”

Selon Laurent Louis, les investisseurs n’ont pas été floués puisqu’ils ont reçu leurs cryptomonnaies. On l’a vu, cette question risque d’être difficile à trancher, vu le flou juridique qui existe autour de la vente de ces actifs particuliers. Rappelons néanmoins que les investisseurs en One Coin sont incapables de récupérer un euro sur leur mise de départ. L’existence même de la contrepartie de leur investissement reste donc difficile à démontrer.

3. “Grâce à la cryptomonnaie One Coin, les investisseurs peuvent acheter plein de choses.”

Tout l’enjeu de cet argument est de démontrer que le One Coin peut servir de monnaie d’échange, ce qui lui conférerait une certaine valeur. Laurent Louis prétend que l’on peut régler des achats en One Coin dans toute une série de magasins, notamment chez Decathlon en Italie, ce que l’enseigne dément. Il vante aussi les mérites de Dealshaker. Cette plateforme, qui se présente comme un site d’e-commerce, accepterait les paiements en One Coin. Elle recense une panoplie de produits hétéroclites: j’y ai repéré une paire de chaussures de foot usagées, un robinet chromé, un bon d’achat d’une valeur de 5 dollars pour une sangria dans un restaurant à Panama, un pyjama Spiderman… Aucun des investisseurs en One Coin que j’ai contactés dans le cadre de cette enquête n’y a jamais commandé quoi que ce soit. Le compteur du site mentionne en permanence plus de 650.000 utilisateurs connectés. Pourtant, d’après le site spécialisé Similarweb, le trafic sur Dealshaker ne dépasse pas 10.000 visiteurs par mois.

Laurent Louis
Laurent Louis© Belgaimage

Tranquille

Pendant ce temps-là, comme si de rien n’était, Laurent Louis continue à promotionner ses produits miracles. Durant toute l’instruction judiciaire ouverte à son encontre, il n’a jamais cessé de vendre du One Coin et d’autres “cryptomonnaies” exotiques aux rendements inimaginables. Pas plus tard que le 3 décembre dernier, alors que les deux premières parties de mon enquête ont été publiées, il poste sur sa page Facebook: “Vous voulez dégager des revenus supplémentaires tous les mois? Retirez votre argent des banques. (…) Une vie meilleure existe. Il suffit d’oser s’y ouvrir!” Il promet aux investisseurs qu’ils toucheront “entre 5% et 15% par mois sur les sommes déposées sans avoir aucune opération à faire.”

Pour cela, Laurent Louis les invite à placer leurs billes dans Kuailian, un ersatz de cryptomonnaie. Ce projet est promu par des spécialistes du marketing de réseau, qui renseignent comme siège de leur société un hôtel de seconde zone à Tallinn en Estonie. Le site spécialisé TheCoinTribune décrit Kuailian comme un système pyramidal dans lequel les investisseurs obtiennent des retours immédiats, mais sont floués en bout de course. “Nous avons une certitude: les souscripteurs de Kuailian ne reverront pas 80% de leur capital à l’échéance des 1.000 jours du contrat”, explique le site, qui a mené une étude approfondie de ce produit.

Malgré l’instruction judiciaire ouverte à l’encontre de Laurent Louis, malgré la disparition de la fondatrice du One Coin dans des circonstances troubles, malgré l’inculpation du CEO de One Coin aux Etats-Unis pour fraude et blanchiment d’argent – charges pour lesquels il est en aveux, malgré l’enquête du FBI qui évalue les pertes totales pour les investisseurs à 3 milliards de dollars au moins, malgré la fronde des victimes et l’action collective qui se prépare au niveau international…, ça continue. C’est à peine croyable.

Si la Justice a encore un peu de boulot, il est temps pour moi de boucler mon enquête. Il me reste un dernier coup de fil à passer.

Chapitre 6. La confrontation

Le 21 octobre 2020, je suis à la rédaction. Après un détour à la machine à café, je prends mon téléphone. J’appelle Laurent Louis. Ça sonne. Il décroche tout de suite. L’interview va durer 20 minutes.

Bonjour, Monsieur Louis. Gilles Quoistiaux, pour le magazine Trends-Tendances. Je m’intéresse au One Coin, vous avez fait la promotion de ce produit. C’est toujours d’actualité?

La société existe toujours, oui. Mais moi, ça fait longtemps que je n’en parle plus, que je n’en fais plus la promotion puisque la société a changé un peu ses objectifs.

Vous n’en vendez plus?

Ça fait très longtemps que c’est terminé. Depuis qu’il y a une enquête en Belgique, je collabore avec les autorités judiciaires pour qu’on puisse faire la lumière sur la réalité du produit vendu par la société. Comme il y a une enquête, j’applique le principe de précaution, c’est logique.

C’est quoi, le One Coin, pour vous? C’est une cryptomonnaie?

Non. One Coin, c’est une société qui vend des packs de formation à la finance. Le produit légal, c’est ça: des packs de formation à la finance. On vous explique comment fonctionne le système monétaire, les banques, les cryptomonnaies, etc. A côté de ces packs, on vous offre des tokens (jetons, Ndlr) que vous pouvez transformer en cryptomonnaie.

Vous n’avez jamais vendu le One Coin comme une opportunité de gagner beaucoup d’argent?

J’ai parlé du One Coin dans le cadre du marketing de réseau comme une opportunité de gagner de l’argent, oui. Du One Coin comme investissement? Je l’ai peut-être dit et reconnu dans une vidéo au tout début, parce que nous avions mal compris le concept…

Pour vous, c’est une arnaque ou pas?

Ce sera une arnaque quand la Justice reconnaîtra que c’est une arnaque. Depuis 2016, toutes les juridictions européennes investiguent. Et personne ne dit que c’est une arnaque.

Comment se fait-il que des gens ont mis des milliers, parfois des dizaines de milliers d’euros dans le One Coin et qu’ils n’ont rien reçu en retour?

C’est faux, Monsieur. Comment pouvez-vous dire que des gens ont mis des dizaines de milliers d’euros? Je n’en connais pas.

Moi, j’en connais.

C’est très bien, mais il faut voir si c’est vrai. Est-ce que c’est crédible d’écouter ce que ces gens-là disent? Je ne pense pas. Après, dire qu’ils n’ont rien reçu, c’est faux. Ils ont reçu leur produit!

Quel produit?

Les packs de formation à la finance! Ils les ont reçus et ils ont reçu leurs One Coin! Je ne comprends pas cette manière de tourner les choses pour toujours voir l’aspect négatif. Les clients qui se plaignent en Belgique, ils n’ont qu’à se plaindre à vous et à vos semblables. Vous avez détruit le produit One Coin en Belgique et en France avec des reportages à la mords-moi-le-noeud, complètement stupides, parce que vous ne connaissez même pas le produit que vous critiquez.

On parle de blanchiment d’argent, d’une arnaque qui pèse plusieurs milliards d’euros au niveau mondial. Les dirigeants de One Coin sont en fuite ou en prison.

Ça n’a rien à voir! Carlos Ghosn est poursuivi pour escroquerie. Est-ce qu’on ne doit plus acheter de voitures Renault? Bien sûr que non. Oui, certaines personnes ont acheté du One Coin pour faire du blanchiment d’argent. Oui, des gens ont gagné de l’argent avec One Coin et ne l’ont pas déclaré aux impôts. Et alors?

Est-ce que vous avez gagné de l’argent avec One Coin?

Ben… Peu importe. Je n’ai pas à répondre à ça. Vous n’êtes pas inspecteur des Finances, à ce que je sache.

A combien de personnes avez-vous vendu du One Coin?

Une poignée… Quelques dizaines, c’est tout.

Dans certains de vos mails, vous parlez de 2.500 personnes.

2.500 personnes, c’est le réseau global. Je ne suis pas le réseau One Coin à moi tout seul. Ça, ce sont des stupidités. C’est clair que ça a eu un succès important à un moment donné, mais ce n’est pas pour ça qu’il faut me présenter comme l’escroc numéro un en Belgique. J’en ai ras-le-bol de cette situation-là. Et je vous assure que si ça continue, je déposerai encore une fois plainte. Parce que je ne tolère plus que mon nom soit sali par des journalistes qui se permettent de raconter n’importe quoi sans rien connaître des histoires. Cherchez une autre cible s’il vous plaît et foutez-moi la paix.

Avez-vous arnaqué des centaines de personnes, Monsieur Louis?

Allez, c’est bon! Au revoir.

Laurent Louis est présumé innocent. Il fait l’objet d’une instruction judiciaire menée par le parquet financier de Charleroi. Les enquêteurs remontent la trace de transferts de fonds, de virements émis au cours des quatre dernières années. Ces investigations mènent à Laurent Louis mais aussi à d’autres membres de son réseau, en Belgique et en France. Elles nécessitent encore des compléments d’enquête. Quand l’instruction sera terminée, la procureure aura deux choix à sa disposition: soit prononcer un non-lieu, soit renvoyer les personnes mises en cause devant le tribunal correctionnel.

Cette décision n’est pas attendue avant début 2021.

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1. La rencontre (26/11)

2. Qui veut gagner des millions? (26/11)

3. Crypto, arnaque et politique (3/12)

4. Les paillettes et le bistouri (3/12)

5. Mais que fait la police? (10/12)

6. La confrontation (10/12)

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