“Les économistes devraient s’abstenir de faire des prédictions”

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Professeur pendant de longues années d’économie internationale à la KU Leuven, Paul De Grauwe enseigne désormais à la London School of Economics. Très critique à l’égard de la manière dont l’Europe a affronté la crise, il fait aussi partie de ceux qui veulent changer la science économique.

Aujourd’hui on critique beaucoup l’économie et les économistes, en raison des erreurs qui ont été commises ces dernières années et qui ont mené à la crise actuelle. Finalement, l’économie est-elle une science ?

Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas une science qui peut développer des principes aussi rigoureux que les sciences exactes. La physique, la chimie … peuvent réaliser des expérimentations qui aboutissent à des prédictions précises. La science économique, elle, s’attache à un domaine où le degré de complexité est autre : on parle de la vie et de sa diversité. Et comme les autres sciences sociales, l’économie est incapable de développer un ensemble de principes qui reposerait sur un consensus général.

Mais on a vu aussi ces dernières années que certains modèles utilisés notamment sur les marchés financiers ont “explosé”.

On emploie en finance des modèles qui partent de l’idée que les marchés sont efficients, ce qui a des implications sur la dynamique des prix. Mais en effet, cela ne correspond pas à la réalité. Dans le monde réel, on observe des événements qui ont une très faible probabilité d’apparaître, mais qui, lorsqu’ils se produisent, ont un impact majeur.

Ce sont des modèles qui veulent couler le futur dans des probabilités, mais certains disent : on ne peut pas prédire le futur. Cela signifie-t-il que les économistes ne doivent pas prédire l’avenir ?

Ils devraient en effet s’abstenir de faire des prédictions. Ou à tout le moins, ils devraient se limiter à réaliser des prédictions limitées, assorties de conditions. Ils devraient se contenter de dire, par exemple : si le gouvernement hausse les impôts, et si les autres paramètres ne bougent pas, voilà quels effets cela aura sur l’activité économique. Ou : si les prix pétroliers augmentent, voilà l’impact que cela pourra avoir sur les prix à la consommation. Et ils devraient ajouter que ce type de prédictions conditionnelles est assorti d’une marge d’incertitude. En revanche, aucun économiste ne devrait prétendre pouvoir prévoir ce que sera la croissance du PIB dans un an.

Pourtant, c’est ce qu’on demande à des institutions comme le OCDE, le FMI ou le bureau du Plan…

C’est qu’il existe une forte demande, de la part des gouvernements, mais aussi des entreprises ! Beaucoup d’économistes effectuent donc quand même ces prévisions. Malheureusement, parce qu’ils commettent des erreurs systématiques et réduisent donc le prestige de l’économie en général.

Qu’il puisse y avoir des erreurs de calculs, c’est une chose. Mais ce qui étonne le non-économiste, c’est qu’il n’y a pas non plus d’accord entre économistes sur des concepts fondamentaux tels que la valeur, le prix, le marché….

C’est un autre débat, qui touche aux fondements de l’économie. C’est vrai que nous avons là un gros problème. Le modèle qui fait encore consensus aujourd’hui est celui de l’équilibre général. Or, il pose problème notamment dans les marchés financiers, où les prix ne reflètent souvent pas des facteurs fondamentaux (le cours d’une action ne reflète pas nécessairement la valeur fondamentale d’une entreprise). Les prix sont parfois déterminés par des mouvements collectifs, d’euphorie à certains moments, de panique à d’autre. Ils reflètent alors des phénomènes psychologiques, sociaux…. Il existe cependant un clivage entre ceux qui croient encore en ce modèle de l’équilibre général et des marchés efficients, et ceux qui cherchent autre chose.

Vous faites partie de quel camp ?

De ceux qui cherchent.

Le problème est que ces doutes théoriques et ces erreurs laissent des traces “sur le terrain”. On s’est par exemple trompé en Europe en imposant une austérité qui n’a résolu aucun problème et a causé des millions de chômeurs.

Oui. Les gouvernements européens ont agi avec l’idée qu’il existait un seul modèle d’équilibre. Or, je pense, et je ne suis pas le seul, que l’économie peut parfois pousser dans des sens différents et qu’il peut exister plusieurs situations d’équilibres, et certains équilibres sont moins bons que d’autres. Clairement, la zone euro a été poussée dans une situation d’équilibre qui n’est pas la meilleure ! Les autorités auraient dû intervenir.

Ce qu’elles n’ont pas fait.

Non. Je suis frappé par exemple du jugement rendu par la Cour constitutionnelle allemande (qui avait été saisie pour voir si la BCE pouvait acheter des obligations d’Etat européens, NDLR). Le jugement qu’elle a rendu s’est basé sur la théorie de l’efficience des marchés. Les juges ont été influencés par des économistes allemands qui croient dans ce paradigme. Ils ont donc déclaré, dans leur arrêt, que les écarts de taux d’intérêt entre les obligations allemandes et celles des autres pays européens reflètent nécessairement les fondamentaux de ces pays respectifs, ce qu’il faut respecter. Les banques centrales n’ont donc pas à intervenir . Moi, je prétends au contraire que les marchés ont eu peur. Ils ont poussés les prix des obligations dans une situation d’équilibre négative. Et le politique aurait en effet dû réagir.

Comment voyez-vous l’évolution de la zone euro ?

Je ne suis pas tellement optimiste. Cette construction est toujours incomplète. Il lui manque des éléments cruciaux. Un exemple : aujourd’hui encore, la Banque centrale européenne (BCE) est complètement indépendante et libre d’intervenir ou non sur le marché obligataire. Aucune instance politique ne veut influencer la décision de la BCE. Alors qu’ailleurs, aux Etats-Unis ou au Royaume Uni, le pouvoir politique a fortement poussé les banques centrales à intervenir et à acheter des titres de la dette (ce qui a notamment permis d’abaisser les taux à long terme et d’alléger les bilans des banques et a facilité le financement de ces Etats, NDLR).
On ne peut se permettre d’avoir en Europe ce type de gouvernance, où des bureaucrates à Francfort, sans légitimité démocratique, peuvent décider de l’avenir d’un gouvernement ou d’un pays. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres pour montrer qu’il faut absolument créer une autorité politique dans la zone euro. Mais on en est encore loin.

Et plus généralement, sur l’évolution de la science économique, vous êtes optimistes ?

Oui et non. Oui parce que j’observe qu’il existe un mouvement, parmi certains économistes mais aussi parmi les étudiants et les doctorants, pour rechercher “autre chose”. Mais je remarque aussi que l’on enseigne toujours la théorie de l’équilibre général. On l’agrémente de quelques modifications ad hoc. Mais elle n’est pas fondamentalement remise en question.

Pierre-Henri Thomas

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