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Pourquoi il faut s’inquiéter des taux bas

C’est l’histoire d’une lente glissade. En 1990, les investisseurs exigeaient une rémunération de plus de 10 % pour financer l’Etat. Aujourd’hui, notre taux belge à 10 ans est tombé en dessous de 2 %. Les taux d’intérêt à long terme sont en baisse depuis près de 25 ans.

Première remarque, la tendance est générale : les taux des pays du monde entier connaissent une inexorable décrue depuis la fin des années 1990. Deuxième remarque : cette baisse touche non seulement les taux nominaux, mais aussi ce que les économistes appellent les taux réels. C’est la vraie rémunération de l’argent car il s’agit des taux corrigés de l’inflation. En 1998, les pays développés payaient en moyenne un taux réel de 3 % pour se financer. Aujourd’hui, ils ne déboursent plus que 1 %. En un mot, on paie donc l’argent de moins en moins cher.

Pourquoi ? L’explication est multiple : effets désinflatoires de la globalisation, création de l’euro provoquant la convergence des taux européens, perte de productivité et baisse de la croissance potentielle dans les vieux pays industrialisés, politique laxiste des banques centrales pour juguler les crises successives (crise internet, 11 septembre, crise des subprimes, crise bancaire). Sans compter, au Japon et en Europe, une population vieillissante qui songe à assurer ses vieux jours et dont l’épargne abondante s’investit en obligations. Ajoutons à cela le fait que, dans un monde de plus en plus chahuté, les obligations d’Etat servent traditionnellement de refuge : la crise ukrainienne a ainsi provoqué la désertion hors de Russie de 150 milliards de dollars de capitaux dont une partie non négligeable s’est investie dans des obligations d’Etat occidentaux.

Cette baisse des taux est souvent saluée comme une bonne chose. Elle permet d’emprunter bon marché. C’est une bénédiction pour nos finances publiques. L’Etat payait un taux moyen pondéré de 8 % au moins voici 25 ans et n’en paie plus que 3 % environ aujourd’hui. Un rabais de 5 % sur une dette de 380 milliards d’euros, le calcul est simple : chaque année, les contribuables belges économisent près de 20 milliards de frais financiers !

Pourtant, banquiers, assureurs, économistes, tous commencent à s’inquiéter. Les taux sont far too low far too long (beaucoup trop bas depuis beaucoup trop longtemps) disent-ils. Lorsque l’argent n’est pas cher pendant une très longue période, la tentation est grande, en effet, de s’endetter au-delà du raisonnable et de payer des biens à des montants prohibitifs. Les ménages consentent ainsi à débourser de plus en plus d’années de revenus pour acquérir un logement au Royaume-Uni, en Suisse, en France, voire chez nous. Mais les taux bas sont aussi une bombe à retardement pour le système financier. Comme le signale Jacques Favillier (ancien patron de Beobank) dans l’entretien qu’il nous a consacré cette semaine, les taux bas étouffent les banques car leurs marges se réduisent comme peau de chagrin. Les assureurs, de leur côté, sont obligés depuis des années d’investir une grande partie de leurs primes dans des obligations d’Etat de moins en moins généreuses. Ils éprouvent un problème de recettes : ils ne perçoivent plus assez, par exemple, pour rémunérer certains produits à taux garantis. En outre, le pendant des taux bas, ce sont des cours obligataires très élevés. Autrement dit, quand les taux remonteront (lorsque les banques centrales reviendront à une politique “normale”), les cours des obligations baisseront. Les institutions financières se verront alors contraintes d’acter de substantielles moins-values sur leur portefeuille, et donc des pertes en capital… On assistera alors à un stress test grandeur nature.

Aujourd’hui, les taux bas sont perçus comme une bénédiction. Mais demain, si leur remontée n’est pas pilotée finement par les autorités monétaires, ils pourraient devenir réellement maléfiques.

PIERRE-HENRI THOMAS

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