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Delhaize, première victime de la déflation

Pour beaucoup, jusqu’à ce mois de juin 2014, la seule source de conflit qui pouvait émaner du groupe Delhaize était phonétique. Elle opposait ceux prononçant Dè-lhaize (avec “è”) et ceux disant De-lhaize (avec “e”).

Mais depuis quelques jours, la discussion a pris un tour bien plus dramatique. Le couperet est brutalement tombé et il fait très mal. En trois ans, il réduira, dans notre pays, ses effectifs de 2.500 personnes (sur un total d’un peu moins de 14.900) et se séparera de 14 magasins. Certes, du côté des analystes financiers, on s’attendait à une annonce. Mais pas de cette ampleur.

On a tenté d’expliquer le cataclysme par les singularités de l’entreprise. Son “paternalisme” quelque peu désuet, ses salaires plus élevés que chez les concurrents (un handicap pouvant dépasser les 30 % par rapport à certaines enseignes de hard discount), ou un mix de produits mal positionné. C’est vrai que le client de Delhaize n’est pas spécialement un consommateur compulsif : le panier moyen du consommateur sortant de l’enseigne au lion est de 39 euros, alors que celui du client de Colruyt ou Carrefour tourne autour de 65 à 70 euros.

Ces caractéristiques n’ont pas aidé l’entreprise. Mais elles ne datent pas d’hier. Avant Delhaize, le groupe GIB (puis Carrefour) s’était cassé quelques dents en essayant de croquer des parts de marché. La Belgique est en effet un pays très difficile, car très ouvert à la concurrence, où en outre un consommateur sur deux se trouve à moins de 50 km d’une frontière. Que ceux qui ne sont jamais allés faire leurs emplettes au Luxembourg ou en France lèvent la main ! Mais Delhaize a longtemps vécu avec ces particularités sans devoir tout à coup se séparer de 17 % de son personnel belge.

Ce qui a précipité la chute du modèle est le “nouveau paradigme” dans lequel les entreprises de services doivent évoluer aujourd’hui. Elles doivent trouver le moyen d’assurer une profitabilité suffisante dans un contexte de population vieillissante (donc moins encline à consommer) et de stagnation des prix (pour ne pas dire de déflation cachée). Si l’alimentation représentait 15,7 % du budget moyen d’un ménage en 2010, on est tombé à 15,3 % en 2012. Lorsqu’on analyse l’évolution du revenu disponible et de la consommation des ménages, il y a bien un “avant” et un “après-crise”. Du coup, ces trois dernières années, les ventes de Delhaize ont stagné (autour de 4,9 à 5 milliards d’euros en 2011, 2012 et 2013) et ses profits ont fondu (le bénéfice opérationnel de la chaîne en Belgique était de 242 millions en 2011. Il est tombé à 201 millions en 2012 et 187 millions en 2013.)

Une stagnation des prix aggravée, c’est vrai, par la concurrence féroce des discounters dont les parts de marché ont explosé, passant de 31 à 46 % entre 2001 et 2013. Voici tout juste un an, Pierre Olivier Beckers, qui était encore aux manettes de Delhaize, déplorait : “nous avons créé notre propre déflation”. Il expliquait qu’il était forcé de baisser les prix pour conserver ses clients.

Cet “effet de ciseaux” où une entreprise est confrontée à une réduction structurelle de ses marges alors que ses coûts continuent de progresser n’est pas une exception. Beaucoup d’autres secteurs, dans les services, connaissent la même désagréable expérience. Les banques, par exemple, soumises elles aussi à une pression déflationniste (qui s’exprime par la persistance de taux très bas qui rongent leur profit). Elles aussi ont des coûts de personnel qui pèsent, comme dans la distribution, pour 70 % dans les frais généraux. Elles aussi subissent l’assaut de discounters (les banques online). Le résultat, là aussi, est une lente et inexorable dégradation de l’emploi.

Ce que nous dit Delhaize aujourd’hui est donc malheureusement très éclairant sur l’état de notre économie. Une économie tournée vers les services, où les gains de productivité sont plus difficiles à engranger que dans l’industrie, et où donc la croissance et le plein emploi sont plus difficiles à maintenir. La leçon de Delhaize est qu’il faut désormais apprendre à vivre dans un univers déflationniste. Et ce n’est pas facile.

PIERRE-HENRI THOMAS

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