Passé pour futur chez Cartier

Dessin à la gouache de la broche Flamant du duc deWindsor (1940). © Cartier

Pour Cartier, les archives constituent un bien précieux – et à ce titre, elles sont précieusement conservées. Véritable ADN de la marque, elles incarnent une certaine idée du métier de joaillier et sacrent deux valeurs fondamentales : la vision à long terme et le rapport de confiance avec la clientèle. Rencontre avec Violette Petit et Pierre Rainero, acteurs centraux d’un dispositif qui défie le temps.

C’est à deux pas de la place Vendôme, au n° 13 de rue de la Paix, que Violette Petit dirige le département des archives. Historienne et documentaliste de formation, cette jeune femme d’un peu plus de 30 ans veille depuis 12 ans déjà sur les 5e et 6e étages de la Maison. Deux niveaux interdits au public donc – stricte confidentialité oblige – placée directement sous la responsabilité de cette ‘archiviste en chef’, comme le précise son titre. “A partir du moment où un bijou est considéré comme relevant du domaine privé, c’est-à-dire tant qu’une personne célèbre ne l’a pas porté en public, nous ne divulguons aucune information.”

Ces lieux dédiés à la préservation de la mémoire Cartier s’ordonnent en différentes chambres de stockage qui abritent fonds de photographie, dessins et plâtres. Soit un témoignage unique de la production, qui raconte ‘la vie des ateliers’ – de la création d’une pièce jusqu’à sa sortie d’atelier -, et un environnement totalement sous contrôle où température et hygrométrie doivent demeurer stables. Violette Petit : “Cette mission de préservation des archives a été grandement facilitée par le fait que Cartier se soit installé rue de la Paix dès 1899, et n’en ait plus bougé depuis. Nous avions donc tout sous la main… même s’il existe aussi des traces relatives à une fabrication locale dans deux de nos filiales – Londres et New York – qui y ont très tôt occupé leur adresse actuelle. Bien sûr, ces archives londoniennes et new-yorkaises sont placées sous la direction de Paris. Il est intéressant de voir que le temps aidant, de simples documents administratifs sont devenus des archives historiques à valeur patrimoniale.”

L’idée de créer ce temple de la mémoire est née au début des années 1970.

L’idée de créer un temple de la mémoire est née au début des années 1970 dans le chef des dirigeants de la célèbre marque de luxe française. L’objectif ? “Transmettre la mémoire à l’ensemble de l’entreprise et fournir matière à l’expertise.” Un travail ardu, rendu complexe par l’abondance de nombreux ‘faux’. Son point culminant ? La mise sur pied de la fameuse Collection Cartier dont le principe consiste à racheter toutes les pièces emblématiques de l’histoire de la Maison. Mais ces précieuses archives ouvrent aussi d’autres horizons narratifs.

Pour saisir et manipuler l’un de ces documents d’archives, Violette Petit a enfilé une paire de gants blancs. “Cette pièce est rarissime. Elle remonte à l’époque où Cartier n’était pas encore basé rue de la Paix.” Le compte client analysé – l’un des rares à pouvoir être révélé au public – n’est autre que celui de la princesse Mathilde, nièce de Napoléon Bonaparte et cousine de Napoléon III. Il s’agit de l’une des premières clientes illustres de la marque, alors que celle-ci ne comptait encore que neuf années d’existence. “En 1856, Cartier n’est pas encore une boutique. Il s’agit d’un petit atelier où l’on se rend uniquement sur rendez-vous. Compter une telle personnalité parmi ses clients est le signe que quelque chose de très important est en train de se jouer pour la marque. D’autant que la princesse exerce un rôle officieux de ministre de la culture à Paris et est très liée à ce milieu où elle fait circuler le nom de Cartier. A l’époque, il n’existe pas de style Cartier très identifié – la Maison se borne à faire du bijou ‘très dix-neuvième’. La véritable signature n’arrivera qu’avec Louis Cartier, petit-fils du fondateur, qui inaugurera le style dit ‘guirlande’. Ce compte de la princesse Mathilde renvoie instantanément aux origines de l’histoire de la griffe.”

Les archives de Cartier comptent 30.000 clichés sur plaque de verre.
Les archives de Cartier comptent 30.000 clichés sur plaque de verre.© Cartier

Le voyage temporel se poursuit. “Les documents ne retracent pas seulement l’histoire commerciale, ils permettent aussi de réaliser le contexte dans lequel Cartier s’est développé. On comprend, par exemple, ce qu’était Paris à telle époque et quel genre de clientèle on y croisait.” Et Violette Petit d’exhiber un journal des ventes datant de 1906. “Ce registre témoigne de l’activité quotidienne de la rue de la Paix. Tous les clients, les achats et les réparations y sont listés au jour le jour. En le feuilletant, on mesure à la fois le côté international de la clientèle Cartier, alors que l’on n’est qu’au début du 20e siècle, et le cosmopolitisme de Paris à cette époque. Si l’on prend au hasard un jour du mois de juillet, on observe que la première cliente est Miss Morton résidant sur la 5e Avenue à New York, que la deuxième est, elle aussi, Américaine, que le troisième est Brésilien – il s’agit de l’aviateur Alberto Santos-Dumont (NDLR : qui inspira la collection Cartier éponyme) -, la quatrième étant la grande-duchesse de Russie Marie Pavlovna qui s’installera à Paris après la révolution de 1917. Paris apparaît donc bien à l’époque comme la capitale du luxe – le monde entier y défile, se retrouvant à l’Opéra Garnier – alors qu’aujourd’hui, elle n’est plus que l’une des capitales du luxe.”

LE DIADÈME D’ELISABETH DE BELGIQUE

Les archives sont également très éclairantes en ce qui concerne le processus de création. Violette Petit : “Tout part toujours d’un dessin. Et ce n’est jamais celui d’une personne en particulier, le processus est collaboratif. Cela vaut aussi pour Louis Cartier, petit-fils du fondateur. La légende qui veut qu’il ait dessiné plusieurs bijoux est fausse. Il correspondait davantage ce que l’on appellerait aujourd’hui un directeur artistique. Il est intéressant d’observer qu’à l’heure actuelle, la manière de créer n’a pas changé d’un iota. On a toujours recours à du papier transparent et à de la gouache pour les dessins, et ceux-ci continuent d’être réalisés à l’échelle 1 :1. Cette taille réelle s’avère extrêmement importante lors de la mise en volume par les joailliers.”

On trouve aussi au sein de ce matériel historique des ‘cahiers d’idées’, compilations de choses vues – détails d’architecture, motifs textiles, références picturales – et d’esquisses, qui rappellent les cahiers de tendances actuels. “Ce sont de vraies mines d’or. L’un d’eux contient une esquisse de ce que sera le fameux diadème de la reine Elisabeth de Belgique acheté à Cartier en 1910.”

Moulages en plâtre de bijoux.
Moulages en plâtre de bijoux.© Cartier

“Mais il n’est pas question que de dessins dans les archives. Sont également conservées 30.000 plaques de verre, Cartier ayant commencé à faire photographier les pièces majeures produites par ses ateliers dès 1901. Il est à noter qu’à partir de 1907, tous les objets, accessoires, bijoux ou pièces d’horlogerie seront systématiquement consignés.”

Outre les informations commerciales, le département de Violette Petit recèle des récits de voyages entrepris par les collaborateurs pour rencontrer clients et fournisseurs de matières premières – notamment de pierres précieuses. Notamment celui de Jules Glaenzer, qui date de 1908 et narre par le détail un voyage de huit mois en Asie à la rencontre du roi de Siam, à Singapour et à Shanghai. Ou encore, dans un genre très flamboyant, les carnets de commandes des ‘campagnes’ de Russie, à l’époque où Cartier installait des sortes de pop-up stores éphémères pour les fêtes de Pâques.

TEXTE MICHEL VERLINDEN

TROIS QUESTIONS À PIERRE RAINERO

Aujourd’hui Strategy & Heritage Director, Pierre Rainero, qui oeuvre depuis plus de 30 ans au sein de la Maison, fait figure de gardien du style Cartier.

Pourquoi les archives de la Maison sont-elles si importantes ?

Pierre Rainero : “Parce qu’elles permettent de comprendre ce qu’est réellement une maison de joaillerie, à savoir une entité qui entretient avec sa clientèle une relation basée sur la confiance. Dans un sens extrêmement large. Les archives permettent une traçabilité unique des pièces – nous créons des objets pérennes qui se transmettent de génération en génération – et assurent une sorte de mémoire à l’attention des générations futures. La mémoire de la création et de la fabrication. Ceci est fondamental pour Cartier qui, à l’arrivée de Louis Cartier, a opté pour un style propre, une signature. Sans cette colonne vertébrale que représentent nos archives, il n’est pas possible de rester aussi personnel. Ce fil rouge de la création représente à la fois la grammaire et le dictionnaire du style Cartier, lequel doit rester une langue vivante. La première chose que nous demandons aux nouveaux collaborateurs est de se plonger dans ce corpus qui livre les clés du savoir-faire de la Maison.”

Passé pour futur chez Cartier

Certaines informations dépassent le cadre de Cartier…

“Clairement. C’est là que l’on touche à l’aspect patrimonial, à l’intérêt général de nos archives. Cartier a beaucoup contribué à l’évolution des arts décoratifs et a donc un lien évident avec l’Histoire. Nous avons la volonté de partager ce trésor qui concerne tout un chacun. C’est ce que nous faisons via la Collection Cartier que nous mettons à la disposition des institutions culturelles. Nous n’intervenons jamais sur la scénographie ou le choix des thèmes. Ce propos est laissé aux musées qui en font la demande.”

Au fil du temps, les plâtres ont été abandonnés. Aujourd’hui, c’est la photographie qui immortalise l’héritage Cartier. Pensez-vous qu’une rigueur se soit perdue dans ce changement de paradigme ?

“Il y a une réflexion permanente sur ce qui est conservé. Le corpus s’étend, grosso modo, de 1901 à 1970. Cela constitue la base et recouvre, outre des objets, des éléments tels que les correspondances qui fournissent des explications sur le pourquoi des choses. Les plâtres ne disent pas tout. Aujourd’hui, nous sommes plus exigeants. Nous conservons des plans, des schémas… parce que nous possédons le recul pour savoir ce qui est réellement utile à la création. Les techniques se complexifient et nos connaissances s’affinent.”

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