Les métiers d’art dans l’horlogerie

Les artisans qui maîtrisent la quintessence de leur art font partie d’une espèce en voie de disparition. Le label de luxe Cartier a ouvert à La?Chaux?de?Fonds, en Suisse, la Maison des Métiers d’Art , véritable temple dédié à ces métiers rares et précieux, où de jeunes artisans sont initiés au savoir-faire de l’oeil et du geste. Découverte.

Depuis quelques années, les métiers d’art ont la cote. Carole Forestier, responsable du développement de nouveaux mouvements pour la maison Cartier : ” Toutes les marques de haute horlogerie possèdent actuellement dans leur collection des modèles inspirés des métiers d’art “.

Au fil de ses 160 années d’existence, Cartier a très souvent fait appel à des artisans d’art pour la confection de montres, pendules, bijoux et autres objets précieux. Mais en 1999, en décidant de faire revivre les métiers d’art oubliés et de les sublimer dans une collection de montres au nom évocateur de ” Cartier d’Art “, la marque est passée à la vitesse supérieure.

Chaque année, le chef du projet Innovation présente un métier d’art tiré des livres d’histoire.

Cette année, Cartier a présenté au Salon International de la Haute Horlogerie (SIHH) de Genève une montre Rotonde combinant la technique séculaire du filigrane au sertissage et au travail de la laque. La réalisation du filigrane représente, à elle seule, dix jours de travail pour les artisans des ateliers de Cartier, qui commencent par torsader les fils d’or ou d’argent, avant de les aplatir par martelage puis de les souder ensemble selon le motif choisi. Les fils étant fixés sur les côtés et non sur le fond, on obtient ainsi un filigrane ” à jour “. Cette technique du filigrane a été pratiquée dès le 3e millénaire avant J.-C. par les Sumériens, à Troie et à Ur.

Carole Forestier : ” Le chef du projet Innovation recherche en permanence dans les livres d’histoire des métiers d’art que Cartier pourrait mettre en pratique. L’une de ses tâches est de présenter chaque année l’un de ces métiers. Nous examinons ensuite ensemble comment Cartier peut élever cet art à un niveau supérieur “.

LE PERROQUET ET LA PANTHÈRE

La montre Ballon Bleu ornée d’un motif de perroquet en marqueterie florale, présentée l’an dernier par Cartier au SIHH, en est un exemple. Le principe de la marqueterie florale est comparable à celui de la marqueterie de bois ou de paille. Ici, des pétales de fleurs (de roses, en l’occurrence) sélectionnés avec minutie ont été colorés puis collés sur une fine lame de bois avant d’être découpés en forme de plumes et de plumage à l’aide d’une scie de marqueterie. La marqueterie florale, d’une délicatesse extrême, se décline en coloris tellement éclatants et sensuels qu’elle donne presque l’illusion d’un motif animé. Carole Forestier : ” Le travail des pétales de rose est très différent du plaquage de bois pour des meubles – notamment déjà par la différence d’échelle “.

Les métiers d'art dans l'horlogerie

En 2013, Cartier présentait une Rotonde avec motif de panthère en granulation. Cette technique d’orfèvrerie très ancienne consiste à réaliser de petites billes ou grains à partir de fils d’or (ou d’argent) découpés, puis à les assembler sur un bijou selon le motif choisi. Le support est chauffé afin que les billes puissent y adhérer – mais sans fusionner avec lui. Le jeu d’ombre et de lumière obtenu s’avère très particulier. Apparue elle aussi au 3e millénaire avant J.-C., cette technique a été perfectionnée par les Etrusques au 8e siècle avant J.-C. Le cadran Panthère est composé de 3.800 billes de 0,3 à 0,8 millimètre collées par groupes de cinq – mais il est possible de travailler à plus petite échelle encore – avec des grains de seulement 0,1 millimètre. La gravure du motif a pris 40 heures, la mise en place des billes quelque… 320 heures et le cadran est passé au four près de 3.500 fois.

Carole Forestier : ” Si talentueux soient-ils, les artisans doivent constamment tenir compte des limitations qui leur sont imposées par la technique traditionnelle mais aussi par la petite taille du cadran de montre. Le résultat doit être d’une beauté parfaite “.

La Maison des Métiers d’Art? Des ateliers où 28 artisans exercent leur savoir-faire rare et précieux.

La demande en hausse de produits de luxe a entraîné ces dernières années un intérêt accru pour les métiers d’art. Pour pouvoir y répondre, les marques ou groupes de haute horlogerie forment leurs propres artisans, s’assurant ainsi de posséder le savoir-faire artisanal au sein même de leur maison. Le groupe Richemont, dont fait partie Cartier, a voulu voir plus loin et a inauguré, en novembre 2014, la Maison des Métiers d’Art dont la mission est de dispenser des formations aux métiers d’émailleur et de graveur, entre autres.

La Maison des Métiers d’Art a pris place dans une ancienne ferme abandonnée de style bernois, datant de la fin du 18e siècle et mise en vente il y a cinq ans – un lieu parfait puisque situé à proximité de la manufacture de haute horlogerie de Cartier à La-Chaux-de-Fonds. Les travaux de transformation ont duré trois ans.

Les métiers d'art dans l'horlogerie

Les 350 m² du rez-de-chaussée comprennent le hall d’entrée, le Grand Salon, le Petit Salon et la Salle de présentation. La lumière naturelle met en valeur l’utilisation de matériaux de construction nobles : menuiseries et dalles de calcaire du 18e siècle, murs crépis à la chaux à l’ancienne, mobilier d’époque, lampes et horloges de la région, verre et métal. Ces matériaux traditionnels contrastent avec le ” cube ” moderne et majoritairement en verre qui occupe une position centrale et accueille les différents ateliers. Carole Forestier : ” La Maison des Métiers d’Art est un projet ambitieux et unique. L’objectif est de préserver ces compétences rares mais aussi de mettre en commun ce savoir, et d’innover. Qui sait, peut-être cela donnera-t-il un jour naissance à un nouveau métier d’art – de la marqueterie d’or, par exemple, si l’artisan spécialisé en marqueterie se prenait à lorgner du côté du joaillier… “

D’ARTISAN A ARTISAN

Ici, les artisans travaillent penchés sur leur microscope, peignant au fin pinceau des cadrans de montre, ou découpant à l’aide d’une scie à chantourner de minuscules formes en bois destinées à habiller un cadran d’un motif en marqueterie. Dans ces ateliers, chaque opération rappelle un métier rare : gravure en creux, cloisonnage d’or, assemblage de pierres en mosaïque, émaillage… Les artisans de la Maison des Métiers d’Art sont répartis sur deux niveaux. Le premier réunit tous les métiers de bijouterie, tandis que le second est le territoire des émailleurs et des sertisseurs qui réalisent, par exemple, des mosaïques miniatures. Située juste sous le toit, la mezzanine est réservée aux expositions.

Les métiers d'art dans l'horlogerie

La Maison accueille 47 travailleurs : 28 artisans et plusieurs ingénieurs chargés de développer les montres de la collection ” métiers d’art “. Carole Forestier : ” Il est important que tout ce monde travaille en synergie et qu’il y ait un échange réel avec les artisans “.

Les métiers d’art décoratifs représentent une longue tradition en Suisse. Leur origine remonte au 17e siècle, avec l’arrivée des Huguenots de France. Lesquels se sont consacrés à la décoration de montres parce que, à cette époque, les autres objets de luxe étaient interdits. Mais après une période d’apogée au 19e siècle, l’intérêt pour les montres d’art a peu à peu diminué. L’arrivée des modèles à quartz bon marché au début des années 1970 a provoqué l’effondrement du marché des montres mécaniques, entraînant le déclin des métiers d’art décoratifs. Certains ont ainsi totalement disparu, tandis que d’autres – tel le travail de la granulation, de la gravure ou de l’émail – n’ont survécu que grâce à une poignée d’artisans de par le monde. Ces métiers se transmettant d’un artisan à l’autre, la situation est devenue très préoccupante. Carole Forestier : ” Ces métiers ne s’apprennent pas à l’école ou dans les livres. Ainsi, il n’existait aucune école d’émailleur. Il s’agit d’une technique que les artisans s’approprient par transmission, ou par expérimentations “.

MÉTAL, FEU ET COMPOSITION

Les métiers représentés dans la Maison des Métiers d’Art gravitent autour du feu, du métal et de la composition. Tous les métiers qui touchent à l’orfèvrerie, depuis la conception du bijou jusqu’à sa création proprement dite, y sont présents. Ainsi, c’est un bijoutier qui perfore et prépare les cavités où le sertisseur viendra ensuite poser une à une des pierres (précieuses). C’est lui qui choisit le mode de sertissage le plus approprié pour chaque bijou : à griffes, clos, demi-clos, pavé… Carole Forestier : ” Le choix du bon mode de sertissage est important pour la mise en valeur optimale du motif et des pierres. Tout comme le polissage des pierres qui détermine l’éclat de la pierre mais aussi le confort de port du bijou “.

Chez Cartier, les émailleurs pratiquent l’émail grand feu – la technique de décoration de montre la plus ancienne, la plus difficile mais aussi la plus durable. L’émailleur applique de fines couches sur le cadran au moyen d’un pinceau d’une extrême finesse. L’émail est une matière dont l’aspect est proche du cristal. Il s’agit au départ d’une substance transparente à base de silice, d’oxydes alcalins et de plomb, qui est broyée à la main jusqu’à devenir une fine poudre incolore. Pourquoi à la main ? Carole Forestier : ” Il n’existe encore aucune machine qui soit capable de la moudre assez finement pour garantir une pénétration optimale du colorant. En mélangeant cette poudre avec de très fines poudres d’oxydes métalliques, des huiles et des essences, on peut obtenir une palette de couleurs infiniment variée “.

La Maison des Métiers d'Art de Cartier à La-Chaux-de-Fonds en Suisse: contribuer à la préservation du patrimoine culturel.
La Maison des Métiers d’Art de Cartier à La-Chaux-de-Fonds en Suisse: contribuer à la préservation du patrimoine culturel.

” Le mélange obtenu est appliqué à l’aide d’un très fin pinceau, comme une peinture à l’huile. L’émailleur utilise souvent un microscope binoculaire pour pouvoir être le plus précis. Mais la peinture n’est pas la seule difficulté. Les pigments de couleur sont capricieux et ne se fixent à l’émail que dans des conditions bien spécifiques. Chaque couleur exige une température de four différente, supérieure à 800° C. Une fissure infime lors de la cuisson peut rendre une montre totalement invendable. Mais la complexité de la technique donne de vrais chefs?d’oeuvre en miniature. La réalisation d’un cadran en émail grand feu exige une semaine de travail, mais la durée dépend aussi de la complexité du motif choisi “.

L’ÉMAIL ET SES TECHNIQUES

Chez Cartier, les artisans maîtrisent différentes techniques d’émaillage. Pour l’émail champlevé, la poudre d’émail coloré est appliquée dans des cavités creusées dans le matériau du cadran. Les alvéoles obtenues sont délimitées par des fils de métal. Une fois cuit, l’émail est poncé jusqu’à obtention du poli recherché.

Pour l’émail grisaille, le fond du cadran est d’abord recouvert d’une couche d’émail noir. Une fois le cadran passé au four, l’artisan y dépose, à l’aiguille ou au pinceau, du blanc de Limoges. Carole Forestier : ” Tel un peintre, il fait ressortir les contrastes et apparaître un jeu d’ombre et de lumière “.

Les métiers d'art: des sommets de compétence et de précision.
Les métiers d’art: des sommets de compétence et de précision.

Pour la grisaille pâte d’or, la plaque d’or est d’abord couverte d’une couche uniforme d’émail noir. L’artisan y dépose, à l’aiguille ou au fin pinceau, une pâte d’or qu’il travaille en vue de créer des effets de profondeur et de relief, ce qui donne un dégradé doré. Le cadran est ensuite passé au four.

L’émail cloisonné est comparable à l’émail ordinaire, sauf que le motif est dessiné sur le support en métal à l’aide de fins fils d’or, d’argent ou de cuivre de manière à créer des cloisons séparant les couleurs les unes des autres. Après la cuisson, le cadran est poli afin que soit éliminée toute différence de niveau.

Pour l’émail peint, la plaque en métal qui forme le fond du cadran est couverte d’une couche d’émail blanc, sur laquelle sont ensuite appliquées plusieurs couches d’émail à l’aide de pinceaux de différentes épaisseurs.

S’il y a peu de temps encore, les émailleurs n’étaient que très peu nombreux, leur métier bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt grâce, entre autres, à des initiatives telles que celle de Cartier. Ou comment l’industrie horlogère peut apporter sa pierre (au sens littéral, parfois) à la préservation du patrimoine culturel.

Texte: Anja Van Der Borght

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