Uniqlo fait grimper la température à Tokyo

Uniqlo a débarqué en Belgique. Plus précisément à Anvers où une boutique s’est ouverte en octobre dernier. Trends Style a fait le voyage en sens inverse, à destination de Tokyo et du QG du label japonais pour y prendre la température, au propre comme au figuré.

Anvers, un samedi soir. Le spectacle ne manque pas de surprendre : bien après l’heure de fermeture de la nouvelle boutique d’Uniqlo au Meir, le personnel s’y trouve encore en pleine activité. Quelques jours plus tard, au 33e étage de la Midtown Tower à Tokyo où se situe le siège social de Fast Retailing (le groupe dont Uniqlo est la cheville ouvrière), Aldo Liguori, Global Director PR, a ce commentaire : ” C’est notre façon de travailler. Dans tous nos magasins, les articles sont changés de place chaque semaine. Les vêtements qui se trouvaient à l’arrière du magasin sont exposés à l’avant, et inversement. Entrer là doit être à chaque fois une nouvelle expérience. “

Cet esprit de sérieux est une caractéristique d’Uniqlo. Une philosophie qui peut se résumer en un terme, lancé en 2013 : ‘LifeWear’. Les vêtements Uniqlo sont destinés à assurer un plus grand confort de vie. L’immense variété de couleurs, de styles et de silhouettes permet d’offrir un éventail de suggestions dans lequel chacun est libre de choisir selon ses préférences.

Les Tokyoïtes sont des travailleurs acharnés, mais désirent toujours rester serviables et attentionnés.

Imposer un produit au client est une attitude très peu Uniqlo. Cela se perçoit dans l’histoire même de l’entreprise. Le point de départ a été Ogori Shoji – une petite boutique pour hommes située à Ube, localité campagnarde de la préfecture d’Yamaguchi – que le père de Tadashi Yanai (fondateur d’Uniqlo) exploitait à la fin des années 1940. Lorsque l’économie locale s’est effondrée et que les costumes confectionnés par son père ne se sont plus vendus, l’homme a lancé une étude de marché pour se trouver un nouvel avenir. Il a cherché l’inspiration au Royaume-Uni (la marque d’habillement Next pour sa bonne gestion). Et aux Etats-Unis (le label Gap pour son caractère pionnier en matière de confection de détail) – il y a du reste trouvé aussi un concept remarquable de magasin incarné par une librairie pour étudiants texane, The University Co-op.

Uniqlo fait grimper la température à Tokyo

En 1984, Yanai fils a ouvert un premier magasin, Unique Clothing, à Hiroshima. L’aménagement des lieux était inédit. Jamais auparavant n’avaient été proposés au Japon, dans une atmosphère très ‘entrepôt’, des vêtements dans tous les coloris possibles. Yoshihiro Kunii, vice-président de Fast Retailing : ” Et, plus important encore : les vendeurs ne se précipitaient pas sur les clients entrant dans le magasin. Notre fondateur Tadashi Yanai était déterminé à créer une nouvelle génération de magasins de vêtements, calqués sur le modèle de la librairie, où l’on peut fureter à l’aise et en toute tranquillité. Et s’il acceptait de vendre encore des costumes comme le faisait son père, il considérait qu’il fallait aussi proposer du casual à la jeunesse. “

Ce fut un coup de maître. Le nom Unique Clothing fut abrégé en Uniqlo, et après avoir a conquis le Japon, la marque ouvrit en 2001 sa première boutique à l’étranger, en l’occurrence à Londres, suivie rapidement de 20 autres au Royaume-Uni. Toutes durent fermer quelques années plus tard. Plusieurs raisons contradictoires furent avancées pour expliquer cet échec, l’une d’entre elles étant que Uniqlo était trop liée à son identité japonaise. Yoshihiro Kunii réfute cette version : ” Nous voulions au contraire trop nous adapter au marché britannique et avons de ce fait perdu notre caractère propre. Nous n’avons pas réussi à partager notre philosophie et notre mode de travail avec la direction anglaise qui a suivi sa propre voie. Ce faux départ nous a appris que partout dans le monde, il nous fallait rester fidèle aux principes d’Uniqlo Japon : offrir un service qualitatif sans être envahissant et rester centré sur la satisfaction du client. “

Bent Van Looy, Trends Style Best Dressed Man 2014 et ambassadeur Uniqlo.
Bent Van Looy, Trends Style Best Dressed Man 2014 et ambassadeur Uniqlo.© GF

Mais il admet aussi que depuis, Uniqlo accorde une attention accrue à son intégration dans les divers marchés. Ainsi, à Anvers, dès avant son lancement, la marque a désigné un certain nombre d’ambassadeurs locaux. Le plus marquant étant Bent Van Looy, musicien et ex-Trends Style Best Dressed Man. Un choix pertinent puisqu’il est un fan du Japon et de Tokyo depuis qu’il s’y est produit avec Das Pop. Sa première visite remonte à six ans. Et il y a été séduit par le raffinement de la gamme des produits Uniqlo, disponibles en plusieurs centaines de couleurs, et par ses designs épurés – il s’y est d’ailleurs abondamment approvisionné en sous-vêtements et en chaussettes.

Le joueur de hockey Felix Denayer.
Le joueur de hockey Felix Denayer.© GF

Uniqlo ne fait pas mystère de ses ambitions – dépasser d’ici 2020 ses concurrents Zara, H&M et Gap. Chaque année, une cinquantaine de shops Uniqlo ouvrent leurs portes dans le monde. Il existe aujourd’hui quelque 800 magasins hors Japon, soit six fois plus qu’il y a cinq ans. Dont 27 en Europe dans cinq pays (Belgique, Royaume-Uni, France, Russie, Allemagne). N’est-ce pas trop rapide pour une société qui veut garder le contrôle absolu sur tous ses points de vente ? Yoshihiro Kunii : ” Cette croissance rapide est indispensable. Si elle ralentissait, nous perdrions en force et raterions le coche. Au Japon, notre marché arrive à saturation – nous comptons plus de 840 magasins. Nous n’en ouvrons un que pour remplacer un autre. “

Le navire amiral d’Uniqlo à Tokyo est un magasin de douze étages situé dans une rue – regorgeant de grandes marques – du quartier branché de Ginza. Comme dans un musée, des T-shirts y sont accrochés aux murs derrière des vitrines. Y figurent divers personnages et univers – Mickey & Cie, Charlie Brown, Bert et Ernie, les mangas japonais… – et même quelques clins d’oeil à des oeuvres d’artistes tels que Basquiat, Haring, Warhol, Man Ray et Mondrian. Les piles de vêtements, impressionnantes, sont impeccablement rangées dans les rayons. Tout ici respire le légendaire souci du détail japonais.

Les piles de vêtements, impressionnantes, sont impeccablement rangées dans les rayons. Tout ici respire le légendaire souci du détail japonais.

Ce souci de perfection a aussi des côtés farfelus. Si Yasukuni Dori, l’artère principale du quartier de Shinjuku, où Louis Vuitton, Omega et autres ont pignon sur rue, s’avère haute en couleur, Kabukicho, sa perpendiculaire, plonge en droite ligne dans le quartier chaud : néons, bars sexy habités par de perverses écolières, salons de massage, restaurants où des femmes exécutent des ballets suggestifs avec des robots (!), luna-parks bruyants… Un déferlement pour les sens. Une collaboratrice taïwanaise d’Uniqlo a du reste précisé que ce quartier était encore plus animé durant le week-end, donnant à voir des gens complètement ivres cuvant leur alcool dans le caniveau. ” Les Tokyoïtes sont des travailleurs acharnés, soumis à un maximum de stress, en même temps que désireux de rester serviables et attentionnés. Dès lors, lorsque la pression se relâche, ils ne se réfrènent plus. “

Le flagship store d'Uniqlo à Tokyo.
Le flagship store d’Uniqlo à Tokyo.

La marque Uniqlo se différencie de H&M et de Zara par le fait qu’elle ne se plie pas aux lois des défilés. Mais sans pour autant rester en marge de la mode. Ces dernières années, elle a fait appel à un nombre croissant de créateurs réputés en vue de collaborations qui n’ont rien de virtuel (les réunions avec l’équipe de créatifs d’Uniqlo ont lieu à la Midtown Tower). Une alliance a ainsi été conclue avec Jil Sander en 2009 et avec Inès de La Fressange, cinq ans plus tard. Pour la dernière collection automne/hiver, la marque s’est associée à Christophe Lemaire, ex-Hermès, et à Carine Roitfeld de Harper’s Bazaar. Des partenaires que Uniqlo sélectionne en connaissance de cause, l’objectif étant qu’ils laissent s’exprimer leur personnalité – la sophistication pour le premier et le Paris chic pour la seconde. Yoshihiro Kunii : ” Nous ne nous reposons pas sur notre seule capacité. Nous concluons ces partenariats parce qu’ils offrent une plus-value. “

UN CHAT EN HIVER

Dans ses collections – invitées surtout -, la marque recourt volontiers à des matières premières naturelles : cachemire, laine d’agneau 100 % et mérinos ultrafine. Mais elle table aussi sur les tissus synthétiques ‘malins’. Et à cet effet, elle entretient depuis le début de ce siècle une relation stratégique avec l’entreprise chimique Toray, laquelle s’est mise à produise dès 1926, une fibre synthétique à partir de cellulose : la rayonne. Par la suite sont venus s’ajouter le nylon, le polyester, l’acrylique et le carbone. A présent, elle est spécialisée dans la production de matériaux à la fois légers et solides destinés aux éoliennes, aux tapis de sol, aux vêtements de protection, aux sièges de voitures, aux airbags et aux essieux moteurs. Elle a collaboré aussi à la conception du maillot avec lequel Ian Thorpe a gagné de nombreux titres en natation. Et elle fournit des composites de fibre de carbone destinés au Boeing 787. Ces dernières années, elle se consacre aussi au secteur de la biochimie et des sciences de la vie. Les sources végétales étant plus durables que le pétrole, elle réalise depuis 2003 des expériences avec ECODEAR (un polyester partiellement à base de plantes) et produit du bioéthanol à base de canne à sucre.

La marque recourt volontiers à des matières premières naturelles.

Pour Uniqlo, la division textile de Toray est un partenaire intéressant en termes d’intégration verticale. L’entreprise exécute en ses murs l’ensemble processus de production (filature, tissage et nouage) – une approche exceptionnelle. Toray a développé en collaboration avec Uniqlo des produits uniques – l’Airism (sous-vêtements aérés s’apparentant à une seconde peau et rafraîchissant le corps), l’Ultra Light Down (vestes ultralégères portables toute l’année) et le HeatTech. Ce dernier a vu le jour suite aux doléances de consommateurs qui, désireux de ” ne plus ressembler à de gros chats en hiver “, étaient en demande de sous-vêtements plus légers mais plus chauds.

La première réaction de Toray lorsque Uniqlo lui a soumis l’idée a été de la considérer comme ‘folle’ et ‘irréalisable’. Mais après réflexion, il lui a paru intéressant de remettre en question le principe selon lequel il faut enfiler plusieurs couches pour lutter contre le froid. Les ingénieurs de Toray ont donc étudié la possibilité de réaliser des sous-vêtements plus fins et plus fonctionnels. Commencée en 2003, la recherche s’est prolongée jusqu’en 2006, lorsque le concept du HeatTech a été prêt pour une production de masse.

Dans le navire amiral à Tokyo: un ordre remarquable.
Dans le navire amiral à Tokyo: un ordre remarquable.© GF

Mais la quête ne sera jamais terminée, si l’on en croit Toray. Une équipe de 30 personnes continue de travailler sur le HeatTech et se concerte tous les jours avec Uniqlo. Entretemps, les concurrents ont découvert le marché prometteur de l’innerwear qui combine douceur, confort et chaleur. Mais le duo Toray-Uniqlo entend rester en tête à tout prix. Depuis 2006, le HeatTech a donc beaucoup évolué – le tissu s’est ainsi assoupli. De plus, Toray a impliqué d’autres départements que la seule division textile pour se pencher sur une question cruciale : quelles combinaisons de fibres permettraient d’ouvrir de nouvelles voies ? Car l’esprit d’innovation ne se borne pas à améliorer ce qui existe. L’entreprise doit s’astreindre à remettre régulièrement en question les fondements des concepts.

Uniqlo fait grimper la température à Tokyo

Le mélange polyester/coton qui constituait la base du HeatTech a été remplacé – grâce à de nouvelles technologies et après une longue phase d’expérimentation comptant plus de cent prototypes – par une association de quatre fibres différentes. La première est la rayonne à laquelle a été ajoutée de la pâte de bois. Elle absorbe la transpiration et génère de la chaleur. La deuxième est une fibre micro-acrylique ultrafine développée spécialement pour le HeatTech. Elle forme des poches d’air qui retiennent la chaleur produite par la rayonne. Les fibres restantes sont destinées à améliorer le confort. C’est le cas du polyuréthane, fibre élastique et souple qui épouse les mouvements du corps, au contraire du polyester qui conserve à l’étoffe sa forme, même après une longue utilisation et de nombreux lavages. Vient s’ajouter à cela l’huile de camélia, qui exerce un effet adoucissant et prévient l’assèchement de la peau en hiver. Hajime Ishii, General Manager de la division textile de Toray : ” Au début, nous utilisions de l’huile adoucissante issue de requins d’eaux profondes – une source très limitée, cela va de soi. Nous sommes passés dès lors rapidement à la protéine laitière que produit une race de vaches de l’île septentrionale de Hokkaido. Mais cette substance provoque parfois une réaction allergique et nous avons donc dû poursuivre nos recherches. “

PÔLE NORD SIMULÉ

Une autre décision récente concerne l’élargissement de la gamme de produits HeatTech. Outre son application aux sous-vêtements, cette technologie est aussi utilisée aujourd’hui pour des vêtements d’automne/hiver : chaussettes, bonnets, gants, écharpes, protection du cou et des oreilles, pulls… Un élargissement qui s’inscrit dans la stratégie d’imposer le HeatTech. Aldo Liguori, responsable des RP : ” Au Japon, cette technologie est connue mais il faut redoubler d’efforts pour la faire connaître ailleurs dans le monde. Nous devons communiquer d’une façon compréhensible sur les avantages qu’elle offre. “

Uniqlo fait grimper la température à Tokyo

Uniqlo a dès lors autorisé Trends Style à jeter un coup d’oeil dans les coulisses du Textile Development Center de l’usine Seta de Toray, à Shiga, à quelque 13 kilomètres de Kyoto. L’espace le plus spectaculaire est le Technorama, un laboratoire construit en 1983 mais rénové depuis, qui permet de simuler des conditions climatiques extrêmes, tant celles du Sahara que du Pôle Nord – puisque les températures peuvent y varier (entre 50 °C et – 35 °C), tout comme l’humidité (entre 30 et 80 %) et la force du vent, laquelle peut atteindre jusqu’à 30 mètres par seconde. Il est aussi possible d’y faire tomber des tourbillons de neige du plafond ou de la pluie à verse afin de tester l’étanchéité d’un vêtement. Et des analyses scientifiques permettent d’étudier les effets des conditions climatologiques sur le corps humain.

Dans le Technorama, par 10 °C, courait, sur un tapis roulant, un jeune homme habillé d’une veste Ultra Light Down et par-dessous, d’un T-shirt HeatTech. Une caméra infrarouge enregistrait les températures sur son corps et sur ses vêtements. Lorsqu’il a ouvert sa veste, le T-shirt HeatTech est apparu entièrement en rouge, trahissant la chaleur du torse (plus de 29 °C).

Uniqlo fait grimper la température à Tokyo

Sur ce site, on ne confectionne pas de vêtements Uniqlo (les sites de confection sont situés en Chine et au Cambodge). On se borne à fabriquer le fil et le textile, en plusieurs étapes – cardage, contraction, étirage et tissage. Après teinture, le textile est soumis à de nombreux tests dans un centre de développement. Toutes les qualités caractéristiques au HeatTech – légèreté, grand teint, absorption de l’humidité, robustesse, élasticité et capacités anti-rétrécissement et anti-odeurs – doivent être vérifiées. Hajime Ishii, General Manager : ” La prévention des odeurs désagréables est intimement liée à la culture japonaise, très portée sur l’hygiène. Nous sommes très sensibles aux odeurs et cherchons à éviter à tout prix celles qui sont acides et ammoniaquées, très souvent associées aux personnes âgées. “

L’expérience HeatTech réalisée en amateur sous les cieux belges a été quelque peu ‘sabotée’ par le temps clément de cet automne. Mais quoi qu’il en soit, après une balade intensive à vélo par un matin frais, en étant vêtu d’un simple T-shirt HeatTech et d’un pull, on ne ressent que, passagèrement, un peu de transpiration dans le dos. Mais jamais l’impression de se sentir moite et de devoir changer de T-shirt. On peut donc garder le même durant le reste de la journée… sans incommoder personne – enquête à l’appui.

Texte PETER VAN DYCK

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