La femme qui devient un musée

Cette année, Montblanc s'est porté sur Peggy Guggenheim, raison pour laquelle il a réuni ses hôtes à Venise. © Montblanc

Via les Prix Montblanc des Arts et de la Culture, la prestigieuse maison suisse souligne depuis 25 ans son engagement en faveur de la culture. Chaque année, MONTBLANC crée pour l’occasion un instrument d’écriture inspiré d’un mécène culturel historique. Pour cette 25e édition, hommage est rendu à Peggy Guggenheim. Compte?rendu depuis Venise.

En 1920, Peggy Guggenheim, riche héritière au nez peu flatteur, demanda à un chirurgien de lui en reconstruire un, semblable à celui décrit par le poète Alfred Tennyson dans son recueil Les Idylles du Roi (1885) : ” un nez effilé dont le bout est recourbé comme un pétale de fleur “. L’opération fut un échec. Le médecin s’efforça de sauver ce qui pouvait l’être et lui factura mille dollars. Et c’est donc toujours affublée de son héritage le plus disgracieux – la ” patate Guggenheim ” – qu’elle embarqua pour l’Europe.

Le peintre Jackson Pollock aurait un jour déclaré que ” pour la baiser, il faudrait lui mettre une serviette sur la tête “. Déclaration très cruelle de la part d’un artiste pour la carrière duquel Peggy Guggenheim dépensa des fortunes, et qui lui doit en grande partie sa renommée artistique. Mais allégation qui semblerait aussi confirmer que celui qui fut l’un des rares protégés hétérosexuels de la dame, n’eut aucune idylle avec elle. Probablement d’ailleurs plus à cause d’elle que de lui, car elle n’aimait pas le penchant du peintre pour la dive bouteille.

Peggy Guggenheim était esclave du sexe. Elle dévorait les hommes et aimait attiser les rumeurs à ce sujet. Lorsqu’un journaliste lui demanda un jour combien d’hommes elle avait eus, elle répondit : ” En comptant ceux des autres femmes ? “.

La question passionne et est récurrente. D’aucuns ont avancé le chiffre de mille. Quoi qu’il en soit, de nombreux hommes sont passés par sa couche. Peut-être tout cela n’était-il dû qu’à son nez. Détestant son visage, elle prit sa revanche par le sexe. Mais elle n’en fut n’en fut pas moins malheureuse en amour, et Anton Hill, son biographe, écrivit que c’est avec ses chiens et ses oeuvres d’art qu’elle eut les meilleures relations.

VENISE EN VAPORETTO

Sur le Canal Grande, le ciel et l’eau se confondent dans une grisaille froide que les rayons du soleil arrivent à briser par endroits, habillant Venise de reflets dorés. C’est par le vaporetto que, plus tôt dans la journée, on a rejoint, au départ de l’aéroport Marco Polo, l’hôtel Kempinski sur l’île de San Clemente. Après le check-in à l’hôtel, direction la place Saint-Marc. Juste le temps de s’octroyer une petite heure de tourisme avant de revenir à San Clemente pour un entretien privé avec Jérôme Lambert, le CEO de Montblanc. Puis, en fin d’après-midi, entre chien et loup, le même bateau emmène les invités de Montblanc au Palazzo Venier del Leoni qui abrite la Peggy Guggenheim Collection, à la lisière du sestiere Dorsoduro. Plus tard dans la nuit, il les récupérera un à un au Palazzo Polignac, dont les fondations baignent dans l’eau du canal, afin de les ramener à San Clemente pour la nuit.

Sur la terrasse du toit du musée Guggenheim, Montblanc a offert à ses hôtes un cocktail au cours duquel ont été remis pour la 25e fois les Prix Montblanc des Arts et de la Culture. Après une visite guidée de la collection permanente, les invités ont suivi dans la nuit vénitienne un trajet balisé tous les 100 mètres par de jeunes porteurs de lanternes, jusqu’au Palazzo Polignac (15e siècle), pour un dîner de gala offert par la marque suisse.

Les Prix Montblanc des Arts et de la Culture ont été créés en 1992 par la Fondation Montblanc de la Culture, pour récompenser non pas des artistes mais ceux qui les soutiennent, à savoir les mécènes. Ils sont décernés chaque année par un jury international composé de 44 membres, dans 16 pays du monde, à des hommes et à des femmes qui contribuent à faire prospérer la culture.

La collection Edition Limitée Montblanc Mécène d'Art Peggy Guggenheim.
La collection Edition Limitée Montblanc Mécène d’Art Peggy Guggenheim.© Montblanc

Chaque année, cette remise des prix s’accompagne du lancement d’un nouveau stylo, une Edition Limitée Mécène d’Art. Un instrument d’écriture produit en un nombre limité d’exemplaires, donc, par lequel Montblanc rend à chaque fois hommage à un mécène historique. Cette année, le choix du label suisse s’est porté sur Peggy Guggenheim, raison pour laquelle il a réuni ses hôtes à Venise.

MORT D’UN GENTLEMAN

A Venise, et non pas à Bilbao, qui est pourtant le lieu que l’on associe le plus spontanément au nom de Guggenheim. Le Guggenheim de Bilbao réfère à l’oncle de Peggy Guggenheim, Solomon, l’un des six frères de son père, Benjamin décédé le 15 avril 1912. Une date qui n’est pas anodine : l’homme se trouvait à bord du Titanic. Au moment du naufrage, refusant un gilet de sauvetage, il passa une tenue de soirée pour ” mourir en gentleman “. Et entra dans la légende.

Juifs possédant des racines suisses, les Guggenheim firent fortune, à la fin du 19e siècle, dans l’extraction et la fonte de métaux, prin-cipalement l’argent, le cui-vre et le plomb. Peggy Guggenheim naquit le 26 août 1898 à New York. Sa mère, Florette Seligman, était issue d’une famille de banquiers influents.

A l’âge de 21 ans, Peggy Guggenheim hérita d’une fortune de 450.000 dollars. Placé dans un fonds, ce patrimoine qui, au départ, lui rapportait un revenu annuel de 22.500 dollars, ne cessa de gonfler au fil des ans. Bien qu’elle fût à l’abri du besoin, elle n’en chercha pas moins du travail et en trouva dans une librairie avant-gardiste, The Sunwise Turn, dans la 44e Rue. C’est là qu’elle découvrit la vie affranchie des artistes et des écrivains. Et elle fut fascinée.

NUE DEVANT LA FENÊTRE

Dans les années 1920, elle voyagea à travers l’Europe, découvrant Paris, où elle vivra durant 22 ans, et se vouant à ses deux passions : le sexe et l’art. Digne représentante de la vie bohème et du petit monde des expatriés américains à Paris, elle y mena une existence flamboyante, connaissant énormément de monde – Constantin Brancusi, Man Ray, Djuna Barnes, Marcel Duchamp… Avec la plupart d’entre eux, elle entretiendra une amitié jusqu’à la fin de sa vie.

Son premier mari fut Laurence Vail, écrivain et sculpteur dadaïste, dont elle aura deux enfants, Sindbad et Pegeen. Celle-ci devint artiste?peintre mais, dépressive, mourut à l’âge de 42 ans suite à une prise abusive de médicaments. Le mariage avec Laurence Vail fut bref et chaotique : l’homme se révéla être une brute antisémite, qui la battait et dilapidait son argent. Dans son autobiographie Ma vie et mes folies (dont le titre original est Out of This Century : confessions of an art addict), elle raconte que leurs disputes étaient violentes. Il la jetait à terre, lui marchait dessus, lui enduisait les cheveux de confiture…

En 1928, elle l’échangea contre l’intellectuel britannique John Holms, héros de guerre et écrivain autoproclamé, qui souffrait à ce point du syndrome de la page blanche qu’il ne publia qu’une seule oeuvre au cours de sa vie. L’homme ne valait guère mieux que son prédécesseur. Il lui jetait du whisky au visage et un soir de décembre, il l’obligea à rester totalement nue devant une fenêtre ouverte. Ce mariage-là non plus ne dura pas.

UNE OEUVRE PAR JOUR

A la mort de sa mère, en 1937, Peggy Guggenheim hérita de 500.000 dollars supplémentaires. C’est à cette époque qu’elle commença à faire l’acquisition d’oeuvres d’art, réunissant au fil des ans une collection impressionnante. 1938 fut pour elle une année bénie. Aidée de son amie Peggy Waldman, elle ouvrit à Londres la galerie d’art Guggenheim Jeune.

Mais en dépit du succès de celle-ci, le côté éphémère des expositions se mit rapidement à lui peser. Et elle envisagea dès lors de créer, toujours à Londres, un musée d’art moderne, pour lequel, obsédée par l’imminence de la guerre, elle se mit à acheter frénétiquement des oeuvres, au rythme d’une par jour. Alors que l’Europe était au bord de la guerre, elle continuait de mener sa croisade culturelle. Fernand Léger fut sidéré lorsqu’il la vit débarquer chez lui avec sang?froid pour acheter son oeuvre Les Hommes dans la ville, le jour même où Hitler envahit la Norvège. Et elle acquit L’oiseau dans l’espace de Brancusi alors que les nazis approchaient de Paris.

Voler ou détruire le patrimoine culturel d’un peuple est un acte extrêment hostile, un geste guerrier fondamentaliste.

Peggy Guggenheim prit la fuite en 1941, retournant à New York en compagnie de l’artiste Max Ernst, avec qui elle se maria un an plus tard et dont elle divorça en 1943. Elle y ouvrit, à Manhattan, la galerie?musée Art of This Century où elle exposa sa collection, s’étant heurtée, à Paris, au refus du Louvre de mettre celle-ci à l’abri de la guerre. Le musée parisien avait estimé qu’il s’agissait d’oeuvres sans valeur. La collection exposée aujourd’hui à Venise correspond en grande partie à celle de l’époque – laquelle avait été réunie en huit ans à peine.

Dans la galerie Art of This Century, les chefs-d’oeuvre européens de la collection reçurent, lors d’expositions temporaires, la compagnie de travaux d’artistes américains modernes. Peggy Guggenheim a joué un rôle essentiel dans le développement du premier mouvement artistique de pertinence internationale pour l’Amérique, finançant presque tous les artistes américains représentatifs du milieu du 20e siècle. L’étoile absolue de la galerie new-yorkaise fut Jackson Pollock qu’elle découvrit alors qu’il travaillait comme menuisier dans le musée de Solomon Guggenheim et à qui elle offrit une première exposition solo en 1943. Plus tard, elle déclarera qu’elle avait témoigné d’un certain courage en aimant le travail de Jackson Pollock.

PICASSO ET LE DÉPARTEMENT LINGERIE

En 1947, Peggy Guggenheim revint en Europe… avec sa collection. Etonnamment, c’est non à Paris mais à Venise qu’elle choisit de s’installer. ” Je préférais l’Europe à l’Amérique. Une fois la guerre terminée, j’ai voulu y retourner le plus vite possible. Durant le voyage, j’ai décidé que je m’installerais à Venise. “

En 1948, elle exposa sa collection pour la première fois à la Biennale de Venise. Ce fut aussi la première fois que l’on put admirer des oeuvres de Pollock, de Rothko ou de Gorky en Europe. Le fait d’avoir présenté conjointement ses acquisitions américaines et européennes permet de considérer sa collection comme un paradigme de l’art moderne occidental. Vittorio Carrain, secrétaire de la Peggy Guggenheim Collection de 1948 à 1952, compara la Biennale de 1948 à l’ouverture d’une bouteille de champagne, à un jaillissement d’art moderne.

La même année, elle acheta le Palazzo Venier dei Leoni, qui abrite aujourd’hui la Peggy Guggenheim Collection – soit la majorité des 300 pièces de sa collection. ” Au début, peu de visiteurs venaient au Palazzo Venier dei Leoni “, écrivit-elle dans son autobiographie. ” Maintenant, les gens y vont avant même de se rendre sur la Place Saint-Marc. “

Peggy Guggenheim fut une femme malheureuse en amour. D’où sa relation forte avec ses chiens et ses oeuvres d’art.

On ne peut ignorer l’importance de Peggy Guggenheim en tant que collectionneuse d’art. Même si elle fit parfois l’objet d’un certain mépris – en raison du manque de compréhension et de valeur accordées à l’art moderne, mais aussi d’un certain sexisme. Comme l’illustre l’anecdote de sa visite, un jour de 1940, dans l’atelier de Picasso à qui elle voulait acheter une toile. Le maître l’ignora durant de longues minutes avant de se tourner vers elle et de lui dire : ” La lingerie, c’est à l’étage du dessous “.

Ou encore sa rencontre à la Biennale de Venise en 1948 avec Bernard Berenson, éminent historien d’art et spécialiste de l’art de la Renaissance, dont les livres l’avaient guidée lors de son premier voyage en Europe. Elle s’était précipitée vers lui en déclarant avec fougue : ” C’est le plus beau moment de ma vie. Vous avez été le premier à m’apprendre l’art “. L’homme aurait alors jaugé ostentatoirement les oeuvres exposées dans la salle, et dit en soupirant : ” Quel dommage, ma chère, que je n’aie pas été le dernier ! “.

Peggy Guggenheim mourut le 23 décembre 1979 à l’âge de 81 ans. Dans sa biographie, elle écrivit : ” Je me fais du souci pour ce qu’il adviendra de mes tableaux lorsque je ne serai plus là. Je me suis entièrement dédiée à ma collection. Montrer une collection est un travail rude. C’est ce que j’ai voulu faire et cela a été l’oeuvre de ma vie. Je ne suis pas une collectionneuse d’art. Je suis un musée. “

www.montblanc.com

TEXTE BEN HERREMANS

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