Gastronomie créative : le whisky et le gibier

” Aberlour Hunting Club “, mentionnait l’invitation. Laquelle disait aussi : ” Au menu, notamment, du sanglier préparé à l’ancienne. Un authentique retour aux sources. ” Et c’est bien de gibier animal dont il fut question ici, dans ce décor nocturne et enfumé de l’Ardenne profonde qui aurait pu se prêter à d’autres scénarios – polar ou d’horreur – possibles.

Décembre 2015, quelque part dans les Ardennes belges. C’est à bord d’un minibus et sans être très informé, que l’on est acheminé vers une destination inédite pour beaucoup. Fort heureusement, il ne pleut pas – ce qui n’était pas le cas dans Calvaire, film d’horreur belge narrant les mésaventures d’un voyageur perdu dans le décor ardennais que rappelle cette forêt profonde, hantées de cris étranges. Le minibus s’arrête finalement à proximité de l’entrée du magnifique château de Haltinne, non loin de Namur. Et c’est dans le compartiment à bagages d’un 4×4 glissant et zigzaguant dans la boue que l’on gagne le pavillon du château.

” QUID DES LÉGUMES ? ”

En descendant de la jeep, on aperçoit au loin la lumière des feux et des flambeaux, tandis qu’un délicieux fumet indique, lui aussi, le chemin à prendre. C’est d’un barbecue qu’il s’agit ici, mais qui sort totalement de l’ordinaire. Entre les lueurs des feux, on distingue, se détachant sur le fin rideau de fumée tendu entre les arbres, quelques silhouettes fantomatiques équipées de lampes frontales. De temps à autre, elles boivent un coup de bière à la bouteille et on les entend s’apostropher : ” Où en est-on avec les légumes ? ” et ” Vérifie si la soupe est chaude. “

Entre les lueurs des feux de bois et des flambeaux, on distingue des silhouettes équipées de lampes frontales… Un barbecue, oui, mais qui sort de l’ordinaire.

En approchant, on est surpris de reconnaître Kobe Desramaults, l’un des grands chefs de la cuisine belge. Outre le restaurant étoilé In De Wulf à Dranouter (qui fermera ses portes fin 2016), il gère De Superette et De Vitrine à Gand. Son regard qui brille dans la lumière dansante des flambeaux reflète une profonde concentration. A ses côtés se tient un excellent ami à lui, Jason Blanckaert, chef du restaurant gantois J. E. F.

Derrière eux sont suspendus des quartiers de gibier rôtissant par-dessus braises. Ils sont arrimés à des structures savamment assemblées qui intéresseraient à coup sûr les troupes scoutes. Un peu plus loin se trouvent de grands trous emplis de cendres que surplombent des panaches de fumée. Une chose est sûre : il n’y a ici ni électricité ni eau bouillante. Et pas la moindre bonbonne de gaz.

Les chefs ont beaucoup à faire et c’est donc Ann Miller, Aberlour’s Global Ambassador, qui fournit les explications. ” A l’Aberlour Hunting Club, nous nous occupons de gastronomie créative et marions nos whiskys aux meilleures préparations de gibier. Jusqu’ici, nous avons organisé six éditions en France, toujours sous forme de pop-up et dans un lieu très exclusif. ” Et d’ajouter en jetant un regard écarquillé autour d’elle : ” C’est également le cas ici, mais dans une interprétation très différente. ”

RESTAURANT ÉPHÉMÈRE

Quelques journalistes français ont franchi la frontière pour assister à l’événement, mais – c’est peu banal – ils demeurent plutôt silencieux, assistant à la scène l’air quelque peu déçu, en sirotant leur apéritif – un Aberlour 12 Years Old. C’est de notoriété publique, les Français, qui utilisent plus volontiers l’expression ‘restaurant éphémère’ que ‘restaurant pop-up’, révèrent leurs chefs étoilés comme des demi-dieux. On ne verra donc jamais ceux-ci – qu’il s’agisse d’Alain Passard (L’Arpège, Paris ***), d’Emmanuel Renaut (Flocon de Sel, Megève ***) ou d’Eric Pras (Lameloise, Chagny ***) – prêter leur concours à des installations aussi primitives, comme le font ici Kobe Desramaults et Jason Blanckaert. Lors de trois des six Hunting Clubs ayant eu lieu en France, ce furent ces trois ‘stars’ qui cuisinèrent. Mais à chaque fois dans les environs de Paris et à des prix variant entre 150 et 380 euros par personne.

Gastronomie créative : le whisky et le gibier

Une fois les hors-d’oeuvre prêts – huîtres juteuses étuvées dans la graisse de porc sur le grill, petites pommes de terre fumées accompagnées d’un délicieux dip au fromage, et bouillon de navets rôtis et de moelle de veau -, Kobe Desramaults entre en scène, annonçant : ” Aujourd’hui, nous préparons des plats très simples (NDLR : un euphémisme). Les premières mises en bouche sont servies en ce moment mais, tout à l’heure, viendront le lièvre, le canard et le marcassin, qui, pour l’heure, cuisent lentement sur des braises. “

Bien qu’il s’agisse de mets ” simples “, les hors-d’oeuvre n’en sont pas moins très goûteux. Au même titre que dans leurs propres restaurants, les chefs démontrent ici qu’il n’est pas besoin de multiplier les ingrédients pour préparer des mets succulents. Kobe Desramaults se tourne vers son collègue : ” As-tu quelque chose à ajouter, Jason ? ” Une réponse vaguement marmonnée suscite un rire général. ” Il paraît que vous souhaitiez qu’il neige aujourd’hui “, dit l’un des hôtes à Kobe Desramaults. ” C’est vrai. Cela compléterait bien le tableau, non ? ” Car lorsqu’il prend la peine de préparer un repas d’hiver en pleine nature, ce chef s’attend à ce que le climat y mette aussi du sien.

L’EXPRESSION PURE D’UN 18 ANS D’ÂGE

Les hôtes sont invités à gagner le grenier du pavillon et à s’installer à une longue table décorée, sous le regard vide d’animaux empaillés ornant les combles. Les couverts y reposent sur des cartouches à plomb et les bougies constituent le seul mode d’éclairage.

Le premier hors-d’oeuvre est proposé sur de grandes assiettes dans lesquelles chacun se sert : des betteraves rouges en croûte de sel accompagnées de maquereau fumé, suivi d’un pâté de lièvre servi sur un pain de seigle et de malt grillé, signé Kobe Desramaults – l’un des meilleurs pains jamais dégusté : goûteux, à la fois croquant et onctueux, et accompagné d’un délicieux beurre fermier – puis un lièvre à la mode royale – la chair de l’animal a été moulue avec des légumes et du lard. Le partage et le type de service contribuent à l’ambiance informelle : on se sent à l’aise tout en pouvant se délecter d’une gastronomie du haut niveau.

Un verre d’Aberlour 18 Years est servi pour accompagner la digestion de ces hors-d’oeuvre. Ann Miller : ” Il est l’expression pure de ce qu’incarnent nos single malts. Sa couleur ambrée est admirablement mise en valeur par la lueur des bougies. C’est un whisky doux, satiné, dont la riche saveur enveloppe pleinement la langue. Son goût révèle d’abord de l’abricot, puis des touches de chêne et un goût final de miel. “

Kobe Desramaults et Jason Blanckaert auprès du
Kobe Desramaults et Jason Blanckaert auprès du ” barbecue “.

La longue et chaleureuse arrière-bouche se combine à merveille au pâté de lièvre. Entre-temps, le premier plat est arrivé. Il s’agit de canard ‘à la ficelle’, accompagné de légumes cuits à point dans un four creux, sur des pierres chaudes enterrées dans le sol du bois. Les radis, le panais et le persil tubéreux se révèlent croquants, à la fois doux et acides, et constituant un ensemble bien supérieur à la somme de ses parties.

Bien que le marcassin nappé d’un glacis de whisky eût pu cuire un peu plus longtemps, il s’avère néanmoins remarquablement goûteux – dans une gastronomie à ce point expérimentale, il est naturel que surgisse parfois une fausse note, laquelle permet, du reste, de réaliser à quel point il est difficile de réussir ce que tentent ces messieurs. Et il est magnifiquement sublimé par la douceur et le caractère épicé de l’Aberlour 16 Years.

Le gibier préparé avec et accompagné de légumes et de whisky Arbelour.
Le gibier préparé avec et accompagné de légumes et de whisky Arbelour.

L’apothéose de la soirée ? Le dessert – un butterscotch confectionné avec du malt, du chocolat noir et… du whisky. Pour clôturer ce dîner, Ann Miller propose un extraordinaire Aberlour, le A’bunadh (prononcer : abouna), ce qui, en gaélique, signifie ‘origine’. En 1975, lors de l’installation d’un nouveau chaudron dans un vieil entrepôt de la distillerie, des ouvriers ont découvert une bouteille d’Aberlour datant de 1898, emballée dans un journal de la même année. La marque l’a fait analyser en laboratoire, avant de lancer sur le marché un hommage à cette bouteille : l’A’bunadh. Ann Miller : ” Nous l’avons réalisé de la même manière qu’on le faisait au 19e siècle. C’est-à-dire sans y ajouter d’eau et de colorants artificiels. Tout a été fait aussi naturellement que possible. “

L’A’bunadh est cask strength, ce qui signifie qu’il a été embouteillé brut, tel qu’il se trouvait dans le fût. D’où un breuvage extrêmement fort dont le degré d’alcool s’élève à quelque 60%. Çà et là, on entend, durant l’exposé, l’un ou l’autre ” tricheur ” qui ne peut s’empêcher de tremper ses lèvres en riant sous cape et en toussotant. Car le seul fait de humer ce whisky a déjà l’art de mettre les papilles en feu. Ann Miller : ” This will make your tongue jump. J’ajoute donc toujours quelques gouttes d’eau. Il s’agit d’un whisky vivant et dynamique. “

Et de fait, l’A’bunadh explose dans la bouche comme une bombe – à fragmentation – gustative, bombardant la langue d’abricots, de noix, d’épices, de cannelle, de noix de muscade, de gingembre et de poivre noir. Ann Miller : ” Lorsqu’on y ajoute de l’eau, on y goûte en prime du chocolat noir. Il n’existe pas de meilleur whisky pour clore une soirée. “

Entre-temps, à l’extérieur, les chefs font le ménage dans la lumière dansante des flambeaux. ” C’est très gai de jouer avec le feu “, affirmera plus tard Kobe Desramaults. A l’évidence, les deux hommes ont apprécié de se retrouver ici, loin des obligations habituelles du quotidien – recettes, coûts salariaux, caisses blanches… Ce que confirme leur approbation amicale aux compliments dont les hôtes les gratifient en prenant congé.

TEXTE DIETER MOEYAERT

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