Enfin heureux au boulot ?

Déco sympa, toboggan... Chez Google, on rend l'espace de travail ludique. © GETTY IMAGES

On aspire à peu près tous au bonheur, et dès lors que nous sommes condamnés à y consacrer un tiers de notre existence, la question de notre bien-être passe sans conteste par le travail. Un épineux enjeu, désormais mondialisé, qui déborde des bureaux et open spaces pour s’inviter dans nos foyers. Décryptage avec Laurence Vanhée, Chief Happiness Officer, et zoom sur quelques créations de designers qui vous incitent à bosser autrement.

Ingénieur commercial de formation, Laurence Vanhée a exercé pendant des années dans les ressources humaines, jusqu’à ce qu’elle soit victime d’un sérieux burn out. ” Lorsque j’ai été à nouveau capable de réfléchir, se rappelle-t-elle, je me suis interrogée sur les raisons qui m’ont poussée à mettre en danger mon corps et mon esprit, et je me suis fait une promesse : celle de ne plus jamais être malheureuse au travail. ” Il aura donc fallu que ” ça casse ” pour qu’elle prenne conscience du problème. En tant que DRH, elle réalise que son bien-être est indissociable de celui de tous les autres employés – qu’elle nomme systématiquement ” collaborateurs “. C’est alors qu’elle rejoint le SPF Sécurité sociale et y développe une stratégie de ressources humaines centrée sur le bonheur du personnel, une expérience-pilote franchement osée mais couronnée de succès.

Désormais Chief Happiness Officer, elle dirige un florissant cabinet de conseil, Happyformance. Son core-business étant devenu une préoccupation majeure dans nos contrées et bien au-delà, elle réalise plus de 60 % de son chiffre d’affaires à l’étranger. ” Ce problème globalisé est la conséquence de la logique appliquée pendant des années dans la plupart des organisations : optimisation des processus, rationalisation des ressources. En gros, faire plus avec moins. A force de tout vouloir optimiser, on a oublié qu’on travaillait avec des hommes et des femmes – or il est devenu urgent de s’en rappeler. ”

Et si le facteur humain demeure le dernier sur lequel on croit possible d’encore rogner pour réaliser des économies et ainsi améliorer les rendements, autant dire que l’on fonce droit dans le mur. Car, d’après les derniers chiffres publiés par la Revue économique de la Banque Nationale de Belgique, la productivité affiche certes une hausse à peu près constante depuis deux décennies mais un récent baromètre de la FGTB indiquait que trois-quarts des salariés s’estiment à la limite de leur productivité, et avancent même qu’ils ne tiendront pas jusqu’à la pension. Pire, ces dramatiques statistiques ne concernent pas que des catégories usées par les années, puisque les moins de 30 ans présentent un score frôlant les 70 %.

“L’ennemi, c’est l’égo”

Si l’on a pu constater que certains dirigeants sont prêts à imposer tous les sacrifices pour garder leurs chiffres en progression, il demeure incompréhensible que ces mêmes big boss continuent d’ignorer les nombreuses études, parfois menées par des institutions telles que le MIT (Massachusetts Institute of Technology) ou Harvard, qui démontrent noir sur blanc la corrélation entre niveau de bien-être et productivité.

On a oublié qu’on travaillait avec des hommes et des femmes, or il est devenu urgent de s’en rappeler.

Quels freins empêchent encore nos structures de réviser leur fonctionnement pour que chacun puisse enfin en sortir gagnant ? ” L’ennemi, c’est l’ego, la hiérarchie, qui veut un bureau de 50 m2 et des preuves extérieures de pouvoir “, assène Laurence Vanhée dans le documentaire Le bonheur au travail, de Martin Meissonnier.

“On leur demande de produire, pas leur avis”
Enfin heureux au boulot ?
© SDP

Après avoir mené un parcours éclectique dans la culture et les médias, Martin Meissonnier (photo) a réalisé l’an passé Le bonheur au travail (*), un “docu-poil à gratter” où il présente des pistes et solutions d’avenir, au lieu de se morfondre en répétant “C’était mieux avant”.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous attaquer à un tel sujet ?

J’ai eu l’occasion de faire des tas de choses différentes tout au long de ma vie, et au fil du temps, je me suis rendu compte que tout était plus simple quand j’étais jeune, que ça devenait plus difficile de travailler. J’ai pensé que c’était un bon sujet de réflexion.

De là à franchir le pas ?

Le modèle de l’entreprise heureuse, je l’ai connu à Radio Nova, à Canal Plus ou encore, avant, à Radio France, mais j’ai aussi vu arriver les DRH, les contrôleurs de gestion, les mecs des écoles de commerce qui ont rendu les gens malheureux. Il faut voir ce que ces boîtes formidables sont devenues maintenant, c’est terrifiant. La normalisation nous a enlevé beaucoup de poésie, et ça touche tous les domaines, même les usines.

Or, des gens heureux qui bossent à la chaîne, ça existe…

On est heureux quand on grandit. Or, quand au lieu de vous donner des perspectives, quelqu’un vient vous expliquer comment exercer le métier que vous pratiquez en réalité depuis vingt ans, ça ne vous grandit pas. Le plus important, c’est d’être entendu et surtout compris. La plupart des gens, on leur demande de produire, mais on ne leur demande plus leur avis.

Avez-vous été étonné par l’accueil qui vous a été réservé ?

J’ai été très agréablement surpris, je ne m’attendais pas à ce que ça résonne autant. Ça en a touché certains, ça en a énervé d’autres. Mais je sais que beaucoup d’entreprises se sont mises à changer, à cause du film, mais pas seulement. C’est dans l’air, les gens n’en peuvent plus.

Vous préparez un second documentaire, consacré aux femmes…

Elles sont présentes mais on en parle peu dans le premier film. J’aimerais titrer L’idéal féminin au travail, et encore montrer des exemples qui ont fonctionné, où une véritable parité a été créée. C’est un problème qui fait encore terriblement grincer, on est loin de l’avoir surmonté.

(*) Le bonheur au travail de Martin Meissonnier (90 minutes), Productions Campagne Première et ARTE/Lux Fugit Films et la RTBF.

Lors de notre entretien, elle complète sa réponse en pointant également une certaine docilité généralisée, et le confort lénifiant d’une routine que l’on refuse de perturber. ” Il ne faut pas sous-estimer la force de l’habitude. Pendant des années, les formations managériales se sont bornées à répéter : “C’est vous le chef, c’est à vous d’assurer la maximisation des ressources et l’atteinte des résultats, peu importe le moyen.” Que ce soit l’armée, le clergé ou l’école, le modèle royal ou républicain, aucun de ces types d’organisation ne tolère que l’on remette en cause la parole du boss. Donc, depuis tout petit, on est construits comme ça, habitués à cette chaîne de commandement. Mais on peut essayer de bousculer la pyramide, d’introduire de nouveaux paradigmes managériaux, quitte à ce que certains y répondent par des “On a toujours fait comme ça” bien ancrés dans leurs certitudes. Quelqu’un qui refuse de changer trouvera toujours des excuses, alors qu’il faut pouvoir lâcher prise sur son style historique pour envisager d’autres formes d’organisation. ”

Liberté et responsabilité

Malgré ces réticences, notre façon de bosser évolue progressivement. Home working, coworking, environnements dynamiques, un nombre croissant d’employeurs accordent une plus grande liberté à leurs salariés et leur permettent de tester des alternatives modernes au traditionnel ” 9-17 ” scotché à son poste. En précurseur, Laurence les a expérimentées depuis presque dix ans, et s’amuse à rappeler qu’elle en pratiquait certaines ” avant même qu’elles soient autorisées “. Quand il s’agit d’évoquer ce qui distingue le plus ces évolutions de la conception classique du job de bureau, elle s’enthousiasme : ” La performance des collaborateurs ne se mesure plus à leur temps de présence au siège. Vous pouvez être très efficace sans être sur place – et ce d’autant plus que vous économiserez des heures de trajet. Vous serez peut-être moins stressé, donc plus opérationnel ou plus créatif. Et forcément plus satisfait. Mais pour que cela marche, il faut générer un lien à distance. Le manager endosse donc un rôle très différent, lui qui doit animer une équipe et lui donner du sens, plutôt que de simplement contrôler son fonctionnement et ses résultats. Ça oblige à ne plus penser “individualisme et compétition”, mais “collectif et collaboration”. Par exemple, si j’ai décidé de ne pas venir au bureau, il ne faut pas que ma liberté soit un obstacle à celle du collègue, cela implique des discussions. Tout le monde prend conscience d’une chose évidente que l’on oublie souvent : nous sommes tous payés par le même employeur pour pousser dans la même direction. ”

L'an passé, à Amsterdam, l'expo The End of Sitting montrait l'intérêt de varier les positions de travail.
L’an passé, à Amsterdam, l’expo The End of Sitting montrait l’intérêt de varier les positions de travail.© SDP

Ces nouvelles méthodes ont à la fois des avantages et des inconvénients, et l’on a, depuis, identifié certains phénomènes comme le blurring, qui voit s’effacer la frontière entre vie professionnelle et privée, et menace le ” droit à la déconnexion “, autre concept né de ces mutations de la société. ” C’est une question de discipline, selon Laurence Vanhée, si vous souhaitez évoluer dans deux sphères bien tranchées, vous en avez la possibilité : vous démarrez et terminez votre journée à une heure précise, sans jamais ramener de dossiers à la maison. Mais le monde autour de vous va continuer d’évoluer, et vite, il faut en être conscient et assumer ses choix. Après, c’est aussi la responsabilité de l’employeur de ne pas abuser de la situation, de ne pas en profiter pour demander des contreparties ou augmenter la quantité de tâches. C’est encore nouveau, donc l’équilibre s’avère difficile à trouver. Mais pour prendre un exemple concret, on s’est rendu compte que grâce aux technologies et au télétravail, on n’a jamais eu autant de femmes à des postes-clés. Et si l’on se plaint de la porosité entre vie personnelle et vie de bureau, c’est toujours dans le même sens, je n’ai jamais entendu personne critiquer le fait de pouvoir consulter son compte en banque, réserver un resto et ses vacances ou aller chez le dentiste pendant ses heures de boulot. Plus de liberté implique plus de responsabilités, et c’est ça qui crée bonheur et performances “, conclut-elle avec aplomb.

Le mirage du toboggan

Si la question du bien-être professionnel brasse toujours les mêmes thèmes structurels, concernant la hiérarchie ou l’organisation, elle reste indissociable de son environnement – plus personne dans le monde de l’entreprise n’est censé ignorer les bienfaits d’un cadre rendu plus agréable. ”

Les employeurs réinventent les espaces, et pour une fois en tirant certaines leçons du passé, reconnaît Laurence Vanhée. De plus en plus proposent des lieux de convivialité, de rencontre, et différents services, comme l’opportunité de faire du sport ou la sieste. ” Ces avantages en nature s’inspirent en partie de la guerre des talents qui fit rage dans la Silicon Valley, et contraignit les recruteurs à draguer les candidats potentiels à coups de prestations périphériques : garde d’enfants, pressing, massages, café et restauration, fitness ou yoga… Le tout s’accompagnant d’un aménagement où règne la coolitude, qui voit des réunions se tenir en toute informalité autour d’un billard ou d’un baby-foot. Mais gare aux excès. ” Chez Google, un long toboggan traverse les étages jusqu’à la réception, mais au-delà de deux jours d’ancienneté, plus personne ne l’utilise, raille gentiment Laurence. Il ne faut pas confondre l’offre de services ou la possibilité de décompresser et le fait de transformer le job en jeu. C’est beaucoup plus compliqué que cela, et d’ailleurs tout le monde ne le souhaite pas. ” Attention aussi au team building nouvelle génération où de fausses bonnes idées sont parfois imposées en toute contre- productivité : dès que l’activité fun est institutionnalisée et que l’amusement devient ” obligatoire “, c’est déjà perdu. ” Un bon moyen pour voir si une idée emballe l’équipe, c’est de demander à quelqu’un d’extérieur au département des ressources humaines de soutenir le projet. Si personne ne se porte volontaire, c’est que ça n’intéresse pas. ”

En fin de compte, à quoi faut-il rester vigilant alors que de petits et grands luxes pourraient nous détourner de l’essentiel ? Pour Laurence, à deux choses : ” La première : on est au boulot. Donc, rien à faire, il faut qu’on soit performant. Si l’on est payé en fin de mois, il faut délivrer quelque chose. On peut parler de bonheur au travail autant que l’on veut, mais il est interdit de le dissocier d’une certaine efficacité, on est d’abord là pour bosser. La seconde, c’est qu’on a souvent tendance à penser “à la place de”, à lancer des initiatives qui ne rencontrent pas les véritables envies ou besoins des gens. Or, votre bonheur, vous seul savez comment l’atteindre. ”

A ces mots, on ne peut s’empêcher de repenser au documentaire de Martin Meissonnier, et au point commun partagé par ses exemples d’entreprises autrefois moribondes et désormais florissantes. Qu’il s’agisse des biscuits Poult ou des motos Harley-Davidson, ces firmes ont eu le courage de remettre toute leur organisation à plat en demandant l’avis de l’ensemble de leur personnel. Ce processus de co-création est parvenu à impliquer chaque strate de la société pour lui donner un élan créatif nouveau, qui s’est traduit par une remontée spectaculaire de la production… et des collaborateurs épanouis, heureux d’avoir pu retrouver fierté et plaisir de bosser.

Hack de Konstantin Grcic, Vitra (2016) – Do It Yourself
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Testé au showroom Vitra de Diegem, ce bureau s’ajuste en hauteur en un tournemain. On peut y travailler debout, s’asseoir dessus ou s’y installer tout simplement comme à une table classique. “Nous mettons l’accent moins sur le fait de rester debout que sur l’importance de varier les postures, explique Dieter Van Den Storm, responsable de la communication de Vitra. Le Hack a été conçu pour un public cible relativement jeune, qui bosse d’une manière beaucoup plus dynamique que les générations précédentes. Son esthétique très “brute” s’inscrit dans le même esprit, puisqu’elle permet aux utilisateurs de décorer eux-mêmes leur poste de travail et donc de le personnaliser.”

Portable atelier de Philippe Nigro, Driade X Moleskine (2016) – Collab’ au sommet
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“Au départ, il n’était question que d’une série d’accessoires. Puis le projet a évolué.” Chargé de mener la collection capsule inédite entre l’éditeur italien Driade et les fameux carnets Moleskine, le designer français Philippe Nigro a imaginé le Portable Atelier, un meuble “propice à la réflexion”, qui réhabilite le clapet cher aux écoliers et s’inscrit dans une époque vouée à la flexibilité, avec ses “éléments mobiles, qui interagissent les uns avec les autres, mais peuvent être utilisés de façon tout à fait indépendante”.

Buzzipicnic d’Alain Gilles, Buzzispace (2014) – Tout en un
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Table conviviale et multifonctionnelle par excellence, dotée d’équipements électroniques bien cachés, le BuzziPicnic d’Alain Gilles peut accueillir réunions, lunchs, séances de travail ou apéros, voire tout en même temps ou presque. Son split level autorise une infinité de combinaisons qui ne manquent pas d’évoluer tout au long de la journée.

Copenhague de Ronan et Erwan Bouroullec, Hay (2013) – Sur les bancs de l’unif
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La plus célèbre fratrie du design français a été invitée par Hay à participer à la rénovation de l’université de Copenhague. En basant leur travail sur le modèle “tréteaux” de l’architecte Bernt Petersen, les frères Bouroullec ont décliné une série de chaises, tabourets et tables, dont un ingénieux plateau en contreplaqué moulé, sur lequel étudient désormais les Danois.

Ink de Jasper Morrison, Molteni & C (2016) – Old school mais pas trop
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Selon la conception de Jasper Morrison, “un bureau doit être un endroit plus qu’un objet”, c’est donc assez logiquement que son modèle Ink pour Molteni & C a vu le jour sous la forme d’une station de travail sobre et ultrafonctionnelle : un secrétaire à abattant de noyer américain, dont le look plutôt rétro dissimule un éclairage LED et des connectiques dans les tiroirs.

Boring Collection de Space Encounters, Lensvelt (2016)
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“Ce n’est pas une histoire de meuble.” Avec la Boring Collection, le studio Space Encounters opte pour le gris neutre et la sobriété clinique. Très abordable, leur ligne Ennuyeuse n’a pas la prétention d’être esthétique, seulement l’envie de “faire du monde un endroit meilleur” en s’effaçant derrière la puissance créative de son occupant, assis non pas à un bureau mais à “un endroit où tout est possible. Mais seulement de 9 à 17 heures”.

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