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Responsabilités virtuelles ?

Bien que les mondes virtuels soient encore loin d’atteindre l’importance que certains leur prédisaient il y a quelques années, ils constituent un espace de développement expérimental intéressant et ne sont pas anodins.

L’année dernière, le succès du film Avatar a fait connaître à un large public la signification de ce mot qui trouve ses origines dans la religion hindoue et qui désigne les incarnations du dieu Vishnou dans le monde. Ce mot est connu depuis bien plus longtemps des adeptes de SecondLife ou World of WarCraft, où il désigne l’apparence physique que peut prendre un typist, un internaute qui tape sur le clavier pour diriger son avatar dans l’un de ces mondes.

Bien que ces mondes virtuels soient encore loin d’atteindre l’importance que certains leur prédisaient il y a quelques années, ils constituent un espace de développement expérimental intéressant et ne sont pas anodins : en 2007, SecondLife était la 77e économie mondiale ; des avatars y ont gagné des millions de véritables dollars ; on y a vu des crises bancaires… Il n’est donc pas surprenant qu’ils invitent à débattre sur la notion de responsabilité, comme nous l’avons fait avec Jean-Michel Besnier, philosophe des sciences, et Pierre-François Docquir, chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit.

Un avatar peut-il avoir des responsabilités distinctes de celles du typist ? Lesquelles ? En quoi les tentatives de réponse à ces questions peuvent-elles nous aider à penser ce qu’est la responsabilité dans le monde réel, tant la nôtre en tant qu’individus que celles des organisations, des entreprises. En effet, celles-ci ne peuvent-elles pas être considérées comme les avatars de groupes humains dans un monde économique où il semble de plus en plus difficile de distinguer le réel du virtuel ?

Nous vous proposons donc de questionner ici le concept de responsabilité sociétale des entreprises et son évolution à la lumière de quatre caractéristiques essentielles du concept général de responsabilité selon Jean-Michel Besnier.

Limites. La responsabilité présuppose des frontières à ce qui est possible, permis. Or, les mondes virtuels sont réfractaires à celles-ci. Ils sont même souvent promus comme les lieux d’une libération des contraintes physiques ou morales de la réalité. On peut y voler comme un oiseau ou y vivre selon d’autres normes. Pourtant, comme le note Pierre-François Docquir, le droit s’y développe malgré tout et y introduit de nouvelles limites : il les “désenchante”. Cela ne rappelle-t-il pas la façon dont les entreprises ont cherché, au travers de la globalisation de l’économie, à se libérer de législations et de solidarités nationales pour se heurter maintenant à d’autres limites (celles des ressources naturelles, celles des disparités acceptables entre riches et pauvres…) ?

Identité. Condition même de notre humanité selon certains philosophes, la responsabilité présuppose et façonne à la fois l’identité des êtres. Or, dans les mondes virtuels, c’est plutôt l’interchangeabilité, voire le refus d’une identité stable ou assumée, qui est souvent de mise. De même, l’interchangeabilité entre les êtres a été poussée fort loin au sein de certaines organisations. On en voit pourtant les limites aujourd’hui. Est-ce un hasard si tant d’entreprises déploient tant d’efforts aujourd’hui pour mieux cerner leur identité, leurs valeurs ou raisons d’être ?

Vulnérabilité. La responsabilité présuppose la vulnérabilité des êtres, ou des choses, dont nous nous sentons responsables et avec lesquels nous entretenons une relation asymétrique, telle la mère vis-à-vis du nourrisson. Or, dans les mondes virtuels, le corps, la chair, les caresses, n’ont évidemment pas cours : le biologique y est éliminé. Similairement, n’y a-t-il pas eu dans les organisations une volonté parfois extrême d’éliminer les contingences biologiques et psychiques des êtres, au travers de procédures rigides, de hiérarchies strictes ou de codes de conduite désincarnés ? Ne voit-on pas aujourd’hui les limites de telles approches ? L’émergence de l’éthique du care (le soin), reprise dans des programmes politiques, celle des réseaux sociaux et leur impact sur les structures organisationnelles des entreprises, les styles de leadership de plus en plus centrés sur les personnes, sont-ils les témoins d’un regain réel de préoccupation pour les êtres et leur vulnérabilité ?

Volonté. La responsabilité présuppose enfin la volonté de “faire l’histoire”. Or, les mondes virtuels sont pour certains l’occasion d’échapper à une réalité qui les déçoit et qu’ils n’ont plus espoir de pouvoir changer. Cela ne rappelle-t-il pas la thèse de la “fin de l’histoire” de Fukuyama et la croyance encore fort répandue que le système économique actuel est indépassable ? La crise que nous traversons et qui opère à de multiples niveaux ne nous invite-t-elle pas à ne plus nous satisfaire de telles visions et, au contraire, à nous donner la volonté de contribuer à l’élaboration de l’histoire ?

Limites, identité, vulnérabilité, volonté ? Pourrons-nous trouver dans ces concepts les clés d’une responsabilité sociétale des entreprises moins bling-bling et plus habitée, moins virtuelle et plus réelle ?

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