Quand les sponsors se vendent aux Diables

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L’Union belge de football compte 13 grandes sociétés qui sont sponsors officiels de l’équipe nationale. A moins d’un mois de l’Euro, ces marques finalisent leur plan de bataille et activent la machine commerciale, au risque de créer l’overdose publicitaire.

Il vous reste quatre semaines. Quatre semaines avant l’Euro 2016. Quatre semaines avant l’overdose footballistique où vous regarderez, parlerez, mangerez, subirez et peut-être même rêverez “Diables Rouges”. Mais ne croyez surtout pas que ces quatre semaines sans Diables sur le gazon français seront angéliques pour autant. A vrai dire, l’offensive a déjà commencé et elle se déguste aujourd’hui en mode publicitaire. Au fur et à mesure que l’événement approche, la pression médiatique augmente et les marques entrent de plus en plus dans la danse de l’Euro. A commencer par les sponsors officiels de l’Union belge de football qui sont au taquet et placent déjà leurs pions sur le grand échiquier du marketing sportif.

Le 17 février dernier, Jupiler a lancé les festivités en habillant l’Atomium d’un rouge lumineux avec le mot-clé #ALLINRED pour marquer son soutien massif aux Diables Rouges. Ce slogan “Tous en rouge ” – volontairement affiché dans un anglais fédérateur – est en effet le nom de sa nouvelle campagne promotionnelle pour laquelle la marque de bière a sorti la grosse artillerie.

Spot publicitaire mettant en scène les joueurs belges, matériel et gadgets exclusifs distribués dans les cafés, camions de l’entreprise relookés et trams redécorés aux couleurs de l’équipe nationale, cannettes de Jupiler et verres collectors à l’effigie des Diables, panneaux d’affichage en rue et annonces dans la presse écrite… Le tsunami marketing déployé par AB InBev est impressionnant et vise à “réunir tous les Belges au sein de la tribu Jupiler afin de guider, telle une seule lueur rouge, nos Diables vers la victoire”, dixit Sven Meeuwissen, marketing manager de Jupiler. Rien que ça…

Mais à quel prix ? Chez AB InBev, dès que l’on aborde le volet financier, c’est motus et pompe fermée ! La question dérange visiblement et personne, chez Jupiler, ne veut confirmer ni infirmer que le plan média déployé pèse, à vue d’oeil, quelques millions d’euros. Pas de commentaires non plus sur le montant annuel que paie AB InBev pour que sa célèbre marque de bière soit officiellement main sponsor de l’équipe nationale de football. “Info confidentielle”, répète le marketing manager…

400.000 euros minimum

Selon nos sources, le montant déboursé par chaque sponsor principal de l’Union belge de football se situe entre 400.000 et 500.000 euros par an et figure dans un contrat qui est renégocié tous les quatre ans. Parmi les 13 partenaires privilégiés des Diables Rouges, qui disposent chacun d’une exclusivité sectorielle, se trouvent ainsi, par ordre alphabétique, Adidas, BMW, Carrefour, Coca-Cola, Ergo, GLS, ING, Jupiler, Luminus, Proximus, PwC, Scooore (Loterie Nationale) et Verelst. Soit, au bas mot, entre 5 et 7 millions d’euros minimum qui rentrent chaque année dans les caisses de l’Union belge de football dont la plupart des indicateurs financiers sont au vert (55 millions de chiffre d’affaires pour l’exercice 2013-2014, soit le double de l’exercice 2011-2012 !). En échange de cette participation financière, les joueurs de l’équipe nationale se prêtent deux fois par an à un shooting pour les sponsors officiels, histoire de fournir du matériel publicitaire aux partenaires.

Quand les sponsors se vendent aux Diables
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“Il y a un package de base que nous proposons à nos sponsors principaux et qui inclut un certain nombre de tickets pour les matchs des Diables Rouges, une visibilité pour leurs logos et la possibilité pour ces entreprises d’exploiter notre marque dans leur communication et leurs actions, explique Benjamin Goeders, commercial & sponsorship manager à l’Union belge de football. Mais ce package standard peut être complété avec d’autres options pour renforcer ce partenariat.” Sponsor historique des Diables Rouges, Proximus a par exemple choisi cette formule et sera donc partenaire de la toute nouvelle application mobile des Diables Rouges qui sera lancée le 12 mai. Sous l’intitulé “Belgian Red Devils powered by Proximus”, celle-ci offrira du contenu exclusif aux fans de l’équipe nationale via leurs smartphones. Bien sûr, cette visibilité a un prix : elle se chiffre en plusieurs dizaines de milliers d’euros supplémentaires et place Proximus dans une catégorie de partenariat supérieure à celle des autres main sponsors.

A cela s’ajoute une vingtaine d’autres ” petits partenaires” de l’Union belge (Brussels Airlines, Mars, McDonald’s, etc.) qui déboursent un montant minimum de 30.000 euros par an pour des actions bien ciblées avec l’image des Diables.

Des Diables “bankables”

A l’Union belge de football, on n’a jamais eu autant le sourire et plus particulièrement au sein du département marketing qui représente à lui seul le quart des rentrées financières de l’institution. Certes, les Diables Rouges ont perdu, le mois dernier, leur statut de n°1 mondial au classement de la Fifa, mais ils apparaissent toujours comme l’outsider à surveiller de près pour l’Euro 2016. Depuis quelques années, l’équipe nationale belge est entrée dans une spirale positive et les montants affichés pour les hommes de Marc Wilmots atteignent aujourd’hui des sommets. Preuve en est avec les 80 millions déboursés l’été dernier par Manchester City pour s’offrir les services de Kevin De Bruyne alors actif à Wolfsburg.

Bref, les Diables sont non seulement devenus bankables, mais ils suscitent surtout l’enthousiasme des supporters qui explosent les records de fréquentation du Stade Roi Baudouin, dopent les audiences à la télévision et alimentent la frénésie des bookmakers qui voient bien arriver les Belges dans le dernier carré de l’Euro. Pour les sponsors, le timing est parfait : le capital sympathie de l’équipe nationale (plus de 1,1 million de fans sur Facebook), la “starisation” de ses meilleurs joueurs et l’engouement médiatique généré par les matchs des Diables sont autant de leviers précieux pour leurs actions marketing. Pas étonnant dès lors que l’Union belge ait revu ses tarifs à la hausse, ces deux dernières années, pour la (re)négociation de ses contrats de partenariat.

“Une fantastique opération marketing”

Même si c’était il y a 10 ans à peine, il semble donc bien loin le temps où les représentants de l’Union belge devaient prendre leur bâton de pèlerin pour convaincre les marques de sponsoriser les Diables Rouges. Aujourd’hui, les entreprises se bousculent au portillon, l’argent renfloue les caisses et la Fédération doit même refuser des propositions de partenariats, histoire de garantir une certaine visibilité aux sponsors actuels.

Pour les partenaires qui ont décroché le précieux sésame avec l’Union belge, l’arrivée de l’Euro 2016 ressemble donc à du pain bénit. En misant sur l’équipe nationale, il y a en effet peu de risque, commercialement parlant, que ces marques se plantent dans leur communication publicitaire étant donné les espoirs que suscite l’équipe nationale. “Etre sponsor des Diables Rouges est certainement une fantastique opération marketing pour une entreprise qui désire toucher une cible large de consommateurs, étant donné qu’il s’agit d’un sport très populaire parmi toutes les classes sociales et les classes d’âge de la population, explique Isabelle Schuiling, professeur de marketing à la Louvain School of Management (UCL). De plus, le football belge actuel délivre aussi des valeurs très fortes, propres au sport de haut niveau, comme le dépassement de soi, la force du collectif et l’exploit. Aucune campagne publicitaire classique sur une marque ne peut délivrer ces valeurs avec une telle force de conviction. Les retombées pour les sponsors seront donc très fortes.”

Spécialiste de la communication au sein de la société JCDF Consulting P&W, Jean-Charles della Faille se montre toutefois plus nuancé. A ses yeux, être sponsor de l’équipe nationale belge n’est pas forcément synonyme de succès garanti. “C’est une bonne opération marketing si la marque partage les valeurs des Diables et si elle a assez de visibilité pour le faire savoir, affirme-t-il. Un des meilleurs exemples est Jupiler : tout le monde associe cette bière au foot parce que, pour la marque de bière comme pour le foot, d’une certaine façon, “les hommes savent pourquoi”. En revanche, ce n’est pas une bonne opération marketing si la marque ne partage pas les valeurs des Diables ou si elle a du mal à prouver qu’elle les partage réellement. Je ne citerai aucune marque car je ne peux pas présager de leur communication lors de l’Euro, mais pour certaines d’entre elles, on dirait que c’est juste de l’opportunité. Or, il ne faut pas prendre les consommateurs pour des idiots.”

Une marque premium

Mais sur la base de quels critères l’Union belge décide-t-elle d’accueillir telle ou telle société parmi les sponsors officiels de l’équipe nationale ? La priorité est-elle nécessairement donnée au plus offrant ? “Pas du tout, répond Filip Van Doorslaer, director marketing & events à l’Union belge de football. Les Diables Rouges sont devenus une marque premium et notre stratégie consiste à trouver des partenaires de qualité qui apportent quelque chose à notre marque. C’est pourquoi nous essayons toujours, dans la mesure du possible, d’avoir le n°1 du secteur que l’on explore, ou du moins le challenger, mais il faut qu’il y ait bien sûr une adéquation entre nos valeurs et celles de nos sponsors.”

Conclu en 2014, le nouveau partenariat signé avec Carrefour Belgium s’inscrit bien dans cette logique de la valeur ajoutée chère à l’Union belge. Avec ses 750 magasins sur notre territoire et ses 650.000 clients qui y passent chaque jour, la chaîne de supermarchés promet une belle visibilité aux Diables Rouges, d’autant plus que Carrefour a sorti “la Grosse Bertha publicitaire” pour l’Euro. Le distributeur a non seulement prévu l’inauguration de fan shops dans ses points de vente avec 37 références d’articles exclusifs estampillés Belgian Red Devils (T-shirts, polos, casquettes, perruques, chaussettes, tridents gonflables, crayons de maquillage, etc.), mais il a surtout renouvelé son opération de séduction massive avec un tout nouvel album Panini baptisé #TOUSENFRANCE. Ces deux dernières années, les albums pour la Coupe du Monde au Brésil en 2014 et pour la qualification à l’Euro en 2015 avaient littéralement cartonné. Carrefour remet donc le couvert de vignettes autocollantes à collectionner pour attirer les foules dans ses magasins. Objectif avoué : vendre 400.000 albums au prix de 3 euros chacun et surtout écouler 45 millions de pochettes – soit 228 millions d’autocollants – données aux clients par tranche d’achat de 25 euros.

Les Diables Rouges en version Panini doperaient-ils le chiffre d’affaires de la chaîne de supermarchés ? “En tout cas, ils fidélisent le client ! “, répond sobrement Baptiste van Outryve, directeur de la communication chez Carrefour Belgium, sans pour autant donner le moindre chiffre à ce sujet. “Si les albums Panini ne contribuent pas à notre résultat, il n’y a aucun intérêt à lancer ce genre d’opération”, ajoute-t-il malgré tout, laissant ainsi deviner l’impact réel de l’équipe nationale sur les ventes du distributeur. Ainsi, au deuxième trimestre 2014 qui correspondait à la campagne footballistique à Rio, Carrefour a enregistré une augmentation de son trafic en magasin de près de 3 %.

Retour sur investissement

Considérables en termes de production et d’activation, les opérations menées par certains sponsors officiels génèrent toutefois des revenus appréciables à l’arrivée. Comme Carrefour et Jupiler, Coca-Cola a également sorti les gros moyens pour s’associer aux Diables Rouges tout au long de l’Euro 2016. Et son offensive de charme se fait en plusieurs vagues. Ainsi, depuis un mois, les clients peuvent déjà trouver dans 30.000 adresses du secteur horeca des bouteilles garnies d’un code unique qui leur permettent de remporter des écharpes noires-jaunes-rouges et 128 duo-tickets pour la compétition. Le fabricant de sodas prévoit également, pour la grande distribution, 86 millions de cannettes ” collectors” à l’effigie des Diables, ainsi qu’une édition limitée de 480.000 petites bouteilles en aluminium. Motivé, Coca-Cola a aussi prévu tout un merchandising innovant (des mini-capes transformables, des grands autocollants pour les voitures, des kits de gadgets “Fan in a can”…), sans oublier une grande première dans l’histoire du sponsoring des Diables Rouges : une double page Coca-Cola dédiée à l’équipe nationale dans l’album Panini officiel de l’Euro 2016 qui est disponible en Belgique et qui n’a rien à voir avec celui lancé par Carrefour. Evidemment, les autocollants de cette double page spéciale se trouveront uniquement à l’arrière des étiquettes des bouteilles de sodas de 1,5 l vendues en supermarché.

Si Coca-Cola refuse de communiquer le montant de sa campagne publicitaire programmée sur 15 semaines (spots télé, spots radio, affichage, Internet, etc.), la marque reconnaît toutefois que le retour sur investissement est garanti : ” Nous sommes partenaires des Diables Rouges depuis 30 ans et l’on sait que les dernières actions ont eu un impact positif sur les ventes, confie Céline Van den Rijn, directeur marketing de Coca-Cola Services Belux. Je ne peux malheureusement pas vous dire dans quelles proportions, mais le retour sur investissement est effectivement garanti.”

Une certaine belgitude

A l’instar de Jupiler et de Coca-Cola qui sont sponsors officiels de l’Union belge de football depuis les années 1980, Proximus est aussi un partenaire historique des Diables Rouges, jadis connu sous les appellations RTT et Belgacom. Pour l’Euro 2016, l’opérateur mène aussi des actions ciblées et se réjouit d’avoir récemment reconduit son partenariat avec l’Union belge jusqu’en 2020. Ce n’était pourtant pas gagné, car l’opérateur Telenet était aux aguets, prêt à voler la politesse à Proximus avec une offre supérieure à son concurrent. “Nous avons fait valoir notre ancienneté et notre fidélité en faisant bien comprendre à la Fédération que nous avons aussi connu des périodes de vaches maigres avec les Diables, rappelle Muriel Oostens, responsable du sponsoring sportif chez Proximus. Les Belges n’ont pas toujours été n°1 mondiaux (ils étaient même à la 66e place du classement Fifa en 2009, Ndlr), mais nous avons toujours été là pour les soutenir et je tiens à souligner la loyauté de la Fédération qui nous a reproposé ce sponsoring en priorité. Pour nous, les Diables Rouges sont importants car ils incarnent cette belgitude qui est la motivation première de notre partenariat. Ce n’est pas que du foot : c’est l’unification, l’esprit de famille, le côté bon enfant… et leurs supporters correspondent d’ailleurs à nos clients au sens large : hommes, femmes, Wallons, Flamands, ouvriers, cadres, de sept à 77 ans.” CQFD.

Overdose ?

Kompany sur un folder Carrefour. Kompany sur une cannette Jupiler. Kompany sur une affiche Coca-Cola. Kompany sur une cannette de son concurrent Pepsi. La situation est cocasse, pour ne pas dire gênante. Depuis 30 ans, Coca-Cola est l’un des principaux sponsors de l’équipe nationale et, à ce titre, le capitaine des Diables se doit de poser pour ses campagnes du pub. Or, Kompany est aussi, à titre individuel, l’égérie de Pepsi puisqu’il est repris, depuis 2014, dans la dream team de cette autre grande marque de sodas, ce qui ne lui est nullement interdit par l’Union belge de football.

Fâcheux, le télescopage est également révélateur de l’overdose publicitaire qui guette les supporters belges à l’approche de l’Euro. N’y a-t-il pas un risque de rejet de la part du consommateur qui voit ainsi “ses” Diables récupérés à toutes les sauces ? “Les résultats de l’équipe belge joueront un rôle dominant, répond Jean-Claude Jouret, professeur de marketing à l’Ichec. En effet, tant que les Diables Rouges seront en compétition, le public jouera le jeu et leur présence publicitaire sera intégrée dans l’engouement populaire. En revanche, cette présence publicitaire soutenue alors que les Diables seraient éliminés sans honneur risque de devenir particulièrement intempestive. Dans ce cas, le ‘capital sympathie’ de toutes les marques impliquées pourrait en subir les conséquences et la marque Diables Rouges ne serait pas la dernière à en payer le tribut.”

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