Crise de la presse: les libraires font de la résistance

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En 10 ans, près de 1.000 librairies ont définitivement baissé le volet en Belgique. Comment survivre dans un monde de plus en plus numérique où la presse “papier” est résolument en crise ? Ebranlés, les libraires explorent de nouvelles pistes pour durer.

“Vous aimez le sport ? Alors, je vous offre deux euros ! Vous allez voir, c’est amusant.” Dans sa librairie située à Bierges, Walter Agosti (photo) est en pleine opération de séduction. Une toute nouvelle machine vient d’être installée au milieu de ses magazines et le commerçant veut absolument la faire connaître à tous ses clients. Interactive, cette borne de la société Ladbrokes offre une large gamme de paris sportifs sur laquelle toute personne majeure peut gérer facilement ses pronostics sans la moindre intervention du libraire. Un véritable “win-win” cher aux forces en présence : pour l’opérateur Ladbrokes, c’est un nouveau moyen de séduire le joueur potentiel, et pour le libraire, c’est une autre façon de jouer la carte de la diversification et donc d’empocher, au passage, quelques euros de commission supplémentaire.

Ebranlés par la crise de la presse écrite et la chute inquiétante de son lectorat, les libraires n’ont plus d’autre choix que de proposer des services inédits pour survivre. Car la situation est dramatique : selon les derniers chiffres du SPF Economie, le nombre de points de vente de presse en Belgique est en effet passé de 6.006 unités en 2005 à 5.716 en 2013 et parmi les différents acteurs du secteur, ce sont les petites librairies qui ont le plus souffert de cette érosion. Leur nombre est en effet passé de 3.887 enseignes à 3.029 dans le même laps de temps (soit 858 librairies en moins) et les toutes dernières estimations font état de plus de 120 fermetures supplémentaires en 2014.

Au total, ce sont donc près de 1.000 librairies qui ont définitivement baissé le volet ces 10 dernières années, signifiant ainsi la disparition pure et simple de plus de 25% de ce type de points de vente, au détriment de nouveaux acteurs comme les stations-service et les supermarchés. Si l’on en croit toujours les statistiques du SPF Economie, la part de marché des libraires a ainsi chuté de 65% en 2005 à 53% en 2013, tandis que celle des stations-service et des supermarchés réunis a bondi, quant à elle, de 30% à 40% sur la même période.

Augmenter le trafic en librairie

Pour faire face à cette concurrence grandissante et réagir aussi à la baisse inexorable des lecteurs “papier”, les libraires indépendants sont donc dans l’obligation de se réinventer. D’une part, en marchant à leur tour sur les plates-bandes de la petite distribution et, d’autre part, en explorant de nouvelles pistes de diversification. Les consommateurs l’ont déjà remarqué : les libraires ont entamé leur mue commerciale en proposant, depuis quelques années déjà, des produits qui n’ont plus rien à voir avec les journaux et les magazines : boissons, confiserie, articles de papeterie, tabac, titres de transport, cartes de téléphone prépayées… Bref, l’offre s’est enrichie au fil des ans à un point tel que la vente de titres de presse ne représente plus, pour un libraire indépendant, que 20% de son chiffre d’affaires, selon Walter Agosti, président de Prodipresse, l’association des diffuseurs de presse indépendants.

Mais ce sont désormais trois nouveaux relais de croissance qui mettent un peu de baume au coeur de la profession : les “points poste” de bpost, les “relais colis” des sociétés de livraison comme Mondial Relay, Kiala ou encore Kariboo, et enfin les paris sportifs proposés par Ladbrokes et betFirst qui sont tous deux en train de déployer leurs nouvelles bornes interactives dans les librairies. “Aujourd’hui, ces trois types d’activités ne rapportent pas beaucoup d’argent aux libraires, mais elles leur permettent en revanche d’augmenter le trafic dans les points de vente, détaille Walter Agosti. En venant déposer une lettre, chercher un colis ou parier sur un match de foot, on peut espérer qu’une personne qui débarque dans une librairie achète aussi un journal, une revue, une canette ou un chocolat. Cela permet de dynamiser le secteur, d’autant plus qu’il existe une demande réelle pour ce type de services et que le libraire peut dès lors y ajouter le lien social qui fait défaut dans la société actuelle”.

Définir un nouveau modèle économique

La diversification, le lien social, le service, la convivialité… Voilà des principes sur lesquels les libraires veulent désormais se démarquer pour reprendre tout doucement des parts de marché. Mais cela ne suffit pas : “La diversification doit se poursuivre, mais de manière plus intelligente, enchaîne le président de Prodipresse. Elle doit être centrée sur un nouveau modèle économique qui doit intégrer le digital et cela est aujourd’hui au centre d’une réflexion stratégique que nous menons avec d’autres acteurs du secteur comme les distributeurs de presse, l’Union des Classes Moyennes et aussi quelques grandes marques”.

Si, au stade actuel, Walter Agosti ne veut pas en dire beaucoup plus, il confie en revanche qu’il est grand temps d’opérer un transfert en douceur de la libraire traditionnelle vers un lieu qui pourrait englober à terme différentes activités, qu’il s’agisse de services à la population ou de points de relais à l’e-commerce. “En Belgique, les librairies sont le réseau de proximité par excellence, poursuit le président de Prodipresse. Nous sommes présents dans les 589 communes et notre rôle social peut également servir de levier aux marques, car le libraire a le temps d’expliquer clairement les choses au client et aussi l’opportunité de mettre en avant l’un ou l’autre produit sur son comptoir qui reste sa plus grande surface de vente”.

Voilà pourquoi l’association des diffuseurs de presse indépendants réfléchit actuellement à un “espace promotionnel” qui pourrait voir le jour de manière homogène sur le comptoir des libraires avec, par exemple, un code couleur clairement identifiable partout qui permettrait à une marque de mettre en avant, contre rémunération, un produit ou un service dans quelque 3.000 points de vente, en même temps, durant plusieurs jours.

Pour lancer cette dynamique, Prodipresse et le groupe Agence et Messageries de la Presse (qui contrôle 90% de la distribution des journaux et magazines en Belgique) ont décidé de se remettre enfin autour de la table après six années de bras de fer juridique. Disposant d’un quasi-monopole dans le secteur, le groupe AMP avait décidé unilatéralement de doubler les frais de port à l’attention des vendeurs de presse en 2009, ce qui avait déclenché plusieurs actions de justice. Le mois dernier, la Cour de Cassation a finalement donné raison au distributeur, soulignant “la nécessité économique pour AMP d’ajuster ses coûts de transport, une démarche inévitable pour maintenir un service universel et de qualité de distribution de presse en Belgique”. Si les libraires n’ont pas digéré le verdict final, ils consentent néanmoins aujourd’hui à explorer de nouvelles pistes communes pour renforcer leur réseau et diversifier leurs revenus. Car leur avenir en dépend, tout simplement.

Frédéric Brébant

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