Semaine des 4 jours: pourquoi ça peut marcher

L'économiste français Pierre Larrouturou et Bernard Delvaux, patron de la Sonaca. © CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

Le PS a remis à l’honneur le passage à la semaine de 4 jours. Une hérésie économique ? Pas forcément. A condition d’envisager sereinement les modalités d’application, en ce compris une éventuelle réduction des salaires.

La réduction du temps de travail est revenue dans l’actualité à l’occasion du congrès du Parti socialiste. Le président Elio Di Rupo fait en effet désormais de la semaine des quatre jours l’un des axes essentiels pour tenter de redresser un PS torpillé par les affaires Publifin et Samusocial. Sa posture a été immédiatement démolie à droite, au nom de l’exemple français des 35 heures et du coût d’une telle réforme pour les entreprises.

Le sujet mérite toutefois un débat moins caricatural. D’abord, lisons ce qu’Elio Di Rupo a effectivement dit. Il ne parle pas de “quelque chose d’imposé depuis le haut aux entreprises et aux travailleurs” comme le fut la loi Aubry en France, mais d’un système à imaginer “dans la concertation”, comme le promeut l’économiste français Pierre Larrouturou, chantre de la semaine des quatre jours. Cette discussion doit permettre de faire émerger, entreprise par entreprise, les nouveaux modes d’organisation les plus praticables. Ils seront forcément différents dans la grande distribution, qui connait des rushes les vendredis et samedis, que dans les usines sidérurgiques qui tournent 7 jours sur 7.

Elio Di Rupo ne part pas non plus du postulat d’un maintien intégral des salaires. Dans un entretien à L’Echo, il consent à “une très légère perte de salaire, de l’ordre de 4%, pour les travailleurs” et appelle à une baisse de cotisations sociales pour les embauches compensatoires. A nouveau, la négociation interne fournira la réponse ad hoc, par exemple en répartissant entre les travailleurs les gains de productivité engendrés par la semaine des quatre jours. L’expérience française, où 400 entreprises fonctionnent avec ce régime, indique en effet une chute des absences pour maladies ou burn-out après la réduction du temps de travail.

“Un travailleur qui passe à la semaine de quatre jours économise aussi en frais de déplacement, en frais de crèche, confiait Bernard Delvaux, le patron de la Sonaca, à Trends-Tendances au début 2016. Il aura peut-être plus de temps pour cultiver son jardin et réduira ses achats de fruits et légumes. Une journée libre en plus par semaine, cela a aussi une valeur.” Bernard Delvaux se montrait alors très ouvert à l’idée d’une semaine des quatre jours. Il s’exprimait lors d’un entretien croisé avec Pierre Larrouturou. On vient de le relire, il demeure pleinement d’actualité. Et comme le sujet mérite de la sérénité plus que des caricatures, on vous le ressort volontiers.

TRENDS-TENDANCES.“Le passage à quatre jours a amené à repenser le travail de chacun et a enrichi la plupart des postes”, écrivez-vous dans votre ouvrage “La gauche n’a plus droit à l’erreur”. Ne peignez-vous pas là un tableau trop idyllique ?

PIERRE LARROUTUROU. Je parle de l’exemple concret de Mamie Nova, une entreprise industrielle tout à fait concurrentielle qui a mis en place la semaine des quatre jours il y a plus de 15 ans. L’usine fonctionne six jours par semaine, mais en adaptant son organisation de façon souple. Il existe en son sein 17 régimes de travail différents car le directeur ne travaille pas comme les ouvriers, les commerciaux ou les gens de la comptabilité. Mais les coûts de production n’ont pas augmenté d’un centime. Mamie Nova a créé 130 emplois à durée indéterminée grâce à une baisse des cotisations sur le travail et un gel des salaires. Il y a eu un grand plan de formations la première année. Les travailleurs ont consacré 20 jours de congé à suivre celles-ci. Au bout de 10 ans, on constate que l’absentéisme a beaucoup reculé. Ce constat se vérifie aussi chez vous à l’aéroport de Charleroi. Il n’y a pas de baguette magique, c’est le fruit de la reprise d’une négociation qui est un mouvement historique.

BERNARD DELVAUX. Aujourd’hui, nous connaissons — et ce n’est pas le chef d’entreprise qui parle ici, mais le citoyen — un vrai problème de cohésion sociale. Nous l’avons vu avec les attentats en France ou la montée des extrêmes. Plus la part de la population qui n’a pas accès à l’emploi augmente, plus le risque de perturbation sociale grandit. De ce point de vue, je trouve souhaitable de mettre en place des systèmes de partage du temps de travail pour toute une série de métiers. D’un point de vue macroéconomique, la digitalisation va réduire les besoins de main-d’oeuvre dans les services, l’administration et même le retail, comme la robotisation l’a fait pour l’industrie. L’évolution naturelle poussera donc vers un partage et une réduction intelligente du temps de travail. Nous avons moins besoin d’interventions humaines qu’avant et plutôt que d’avoir des gens qui travaillent plein pot et d’autres qui n’ont pas de boulot, je préfère que l’on partage ce temps de travail.

Si c’est socialement souhaitable, est-ce économiquement praticable ?

BERNARD DELVAUX. La répartition du temps de travail a un coût : elle implique plus de formations ; s’il y a des embauches compensatoires, on atteint peut-être le seuil de la représentation syndicale ; quand le nombre de travailleurs augmente, les frais de licenciement coûtent plus cher, etc. Ce sont des éléments à la marge mais il faut les gérer sinon ces obstacles psychologiques bloqueront tout. Au-delà, il y a la question cruciale de la rémunération : conserve-t-on 100 % de la paie pour 80 % du travail ? Dans l’industrie, nous souffrons déjà d’un énorme désavantage compétitif, le coût horaire ne peut absolument pas augmenter. L’Etat peut soutenir en affectant une partie de ses gains en allocations de chômage, mais cela ne suffira pas.

PIERRE LARROUTUROU. L’économiste Patrick Artus (à l’époque à la Caisse des dépôts, désormais chez Natixis, Ndlr) a bien montré que notre proposition tenait la route financièrement. S’il y a une obligation d’embauche, il y a des gens qui sortent du chômage, des ménages qui retrouvent le moyen de consommer, des personnes qui paient des cotisations de retraite ou de soins de santé, etc. Cela réduit les dépenses de l’Etat, tout en augmentant ses recettes. Faut-il réduire les salaires ? Cela se négocie au cas par cas. Notre proposition prévoit néanmoins un maintien de la rémunération pour les gens qui gagnent moins de 1.500 euros par mois.

BERNARD DELVAUX. On peut moduler selon les revenus. Je trouve toutefois irréaliste, et sans doute pas nécessaire, de promettre à tout le monde qu’il conservera 100 % de son salaire. Un travailleur qui passe à la semaine de quatre jours économise aussi. En frais de déplacement, en frais de crèche éventuellement. Il aura peut-être plus de temps pour cultiver son jardin et réduira ses achats de fruits et légumes. Une journée libre en plus par semaine, cela a aussi une valeur.

PIERRE LARROUTUROU. Cela fait partie de ce qui peut se négocier en entreprise. Quatre cents entreprises françaises sont passées à la semaine des quatre jours, elles ont adopté des formules différentes. Certaines ont gelé les salaires, d’autres les ont réduits de 3 %, d’autres encore ont instauré des formules d’intéressement (on gèle les salaires mais s’il y a moins d’absentéisme, on répartit ensuite les gains de productivité, Ndlr) ou une flexibilité bien pensée.

Quatre cents entreprises sont peut-être passées à la semaine de quatre jours mais des milliers d’autres ont dénoncé les 35 heures…

PIERRE LARROUTUROU. L’une des erreurs de la loi Aubry, c’est d’être passé par une loi qui s’impose à tout le monde. Elle accordait, en outre, des réductions de cotisations sans conditions d’embauche, ce qui a coûté très cher à l’Etat pour un résultat mitigé. A mon sens, il faut plutôt négocier branche par branche, entreprise par entreprise.

BERNARD DELVAUX Imposer une mise en place linéaire fut probablement une erreur. Chaque secteur a ses spécificités. Le retail qui ne travaille pas beaucoup le lundi mais énormément le vendredi soir et le samedi a d’autres besoins en termes de partage du temps de travail que l’industrie qui veut des shifts de huit heures pour maintenir ses cadences.

Vous parlez de semaines de quatre jours plutôt que 32 heures. Pourquoi ?

PIERRE LARROUTUROU. Ce n’est pas un problème de thermostat. Il est nécessaire de réorganiser le travail. Ce n’est pas en comptant quart d’heure par quart d’heure qu’on va créer une dynamique. C’est pour cela aussi qu’il faut une réduction très forte. Si vous réduisez d’une heure ou deux, on va plutôt tirer sur l’organisation et stresser les gens. Notre société menace de se disloquer. Il est important de redonner du temps libre pour s’impliquer dans son quartier, dans des associations, si nous voulons retisser les liens de la société.

Cela peut-il fonctionner pour les cadres supérieurs ?

BERNARD DELVAUX J’ai connu des cas de membres de comité de direction à 4/5e et cela a fonctionné. Je ne veux toutefois pas apporter de réponses générales. Un manager n’a pas de l’impact par le nombre d’heures passées mais par la créativité apportée, par les décisions débloquées. La difficulté provient plutôt du recrutement : trouverait-on facilement 10 ou 20 % de personnes supplémentaires avec le niveau et le profil nécessaires ? En revanche, cela me semble envisageable, pour autant que nous l’organisions soigneusement, pour les ingénieurs de nos bureaux d’études.

PIERRE LARROUTUROU. “On a trop tendance à se croire indispensable, je suis moi-même prêt à travailler quatre jours par semaine”, avait déclaré Kléber Beauvillain, alors président de Hewlett-Packard. D’autres patrons tiennent le même discours. Je ne dis pas que c’est facile, mais que c’est possible, si on apprend à déléguer. Les deux frères à la tête de Brioche Pasquier sont passés à quatre jours et ils disent qu’ils ont eu de nouvelles idées grâce à cela. L’étincelle peut surgir en jouant au tennis ou lors d’une sortie à vélo. Il faut des moments pour s’aérer la tête.

C’est presque une question de santé publique, puisque le taux de “burn-out” et de dépression n’a jamais été aussi élevé…

BERNARD DELVAUX La pression augmente dans tous les métiers, y compris dans les services publics. Le stress peut conduire au burn-out. Mais il y a aussi un stress positif. Quand on a des perspectives, quand on veut atteindre un objectif, ce stress peut devenir de l’enthousiasme. D’où cette question cruciale : comment se doter de perspectives positives ?

PIERRE LARROUTUROU. Il est aussi important de rappeler pourquoi nous proposons la semaine des quatre jours. Même aux Etats-Unis, où l’on a injecté 3.500 milliards de dollars pour relancer la croissance et le plein-emploi, la durée moyenne effective de travail est de 33 heures. En Allemagne, la durée moyenne, en ne tenant pas compte des chômeurs, est de 30 heures. Il y a donc déjà une forme de réduction du temps de travail. La question est : laisse-t-on le marché répartir les gains de productivité ou la société est-elle capable de le faire de manière organisée ? Des millions d’Européens n’ont pas de quoi vivre, tandis que d’autres ne savent plus quoi faire de leur argent, c’est aussi cela qui limite la croissance.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content