“Pour les politiciens, la croissance et l’inégalité sont pratiques”

Eric De Keuleneer (Solvay Brussels School) © Belga

Peut-on vivre sans croissance? “Si nous veillons à instaurer davantage de justice, il y aura un moindre besoin de redistribution, même en croissance basse”, répond Eric De Keuleneer (Solvay Brussels School). Interview.

Comment réinjecterons-nous à nouveau de la croissance dans l’économie ? Et si la croissance ne revient pas, pouvons-nous nous en passer ? Les économistes francophones de Belgique tiendront un congrès sur ces thèmes à Liège, le 26 novembre. Ils ne se facilitent certes pas la vie avec de tels sujets. Mais Eric De Keuleneer, professeur à la Solvay Brussels School (ULB) et président du congrès, regarde de l’avant.

La croissance est aujourd’hui presque une question de survie. Vous choisissez un mauvais moment pour remettre en cause son utilité…

Eric De Keuleneer. Nous regardons tout autant comment nous pouvons encourager la croissance. Une grande partie du congrès y est consacrée. Il traite également des possibles conséquences d’un manque de croissance, et de la question de savoir si la croissance est vraiment indispensable. Davantage de production et de consommation ne signifient pas pour autant plus de qualité de vie. Il est tout de même remarquable que le gouvernement chinois soit attentif aux problèmes environnementaux, alors que le pays doit lutter contre une croissance affaiblie. Au cours des vingt dernières années, la croissance – en Occident aussi – était surtout orientée “dettes”. Combien de dette supplémentaire pouvons-nous encore constituer ? Là aussi, on atteint les limites. Nous devrons quoi qu’il arrive étudier la viabilité de notre modèle de croissance.

Pour les politiciens, la croissance et l’injustice sont pratiques. Ils peuvent alors redistribuer, ce qu’ils font volontiers…

Notre structure sociale entière se base sur la croissance. Comment pourrait-elle un jour réussir sans elle ?

Eric De Keuleneer. La croissance rapide est un phénomène relativement récent, survenu au cours des dernières 250 années. Pendant les 10.000 années précédentes, l’humanité avait déjà connu, dans certains endroits, quelques périodes de développement, mais il y avait eu très peu de croissance globale. La situation matérielle de l’Égypte d’il y a 5.000 ans est comparable à celle de l’Angleterre autour de 1750, juste avant la révolution industrielle. L’Empire romain pouvait aussi rivaliser avec les conditions de vie de l’Angleterre du 18e siècle.

Encore une fois, tout dépend de la manière dont vous regardez la croissance. Peut-être qu’une meilleure qualité de vie est également possible sans croissance du produit intérieur brut. Dans ce cas, les attentes des personnes, ainsi que le financement de la sécurité sociale, devront changer. Ce sont ces questions auxquelles le congrès tentera de trouver une réponse.

Sans croissance, la création de prospérité s’arrête. La redistribution de la richesse risque dans ce cas de provoquer de graves conflits : ce que l’un gagne, l’autre le perd !

Eric De Keuleneer. “Si nous veillons à instaurer davantage de justice, il y aura un moindre besoin de redistribution, même en croissance basse. Durant la période 1995-2010, le revenu de la classe moyenne n’a presque pas augmenté dans de nombreux pays, les États-Unis en tête. Or, chez le 1% des plus riches, on a constaté une progression spectaculaire des revenus, surtout dans le secteur financier. Dans le secteur financier américain et européen, des dizaines de milliers de personnes gagnent plusieurs millions d’euros par an. Voire des dizaines de millions pour un certain nombre d’entre elles. Ce n’est plus normal. Le secteur financier produisant lui-même peu, tous les autres secteurs de l’économie doivent payer ces rémunérations ; on a ainsi besoin de redistribution pour compenser l’inégalité. Mais il n’est pas obligatoire d’agir de cette manière. Vous pouvez aussi commencer à lutter contre l’inégalité elle-même. Ce qui rendrait la compensation inutile.

Pour les politiciens, la croissance et l’injustice sont pratiques. Ils peuvent alors redistribuer, ce qu’ils font volontiers. Les électeurs ont ainsi l’impression qu’ils reçoivent de l’argent des politiciens… L’alternative – une égalité accrue – pourrait générer de l’emploi. Voici 20 ans, le secteur financier représentait 3% de l’économie ; aujourd’hui, aux États-Unis et dans quelques pays européens, la proportion est de 10 à 12%. Le secteur a connu une grande concentration au cours des dix dernières années. Il y a beaucoup moins de concurrence internationale qu’auparavant. Le secteur financier aspire les moyens hors de l’économie productive, mais ne crée rien, si ce n’est beaucoup de volatilité. C’est pourquoi chacun paie pour les excès du secteur financier. Si le monde financier absorbait moins d’argent pour les rémunérations, des moyens se libèreraient pour l’emploi dans d’autres services, par exemple dans l’enseignement ou dans le secteur des soins. Ou dans la cybersécurité, domaine dans lequel nous investissons encore beaucoup trop peu, ce qui rend notre économie très vulnérable.

Entre-temps, la croissance s’assèche à la source. La productivité stagne. Ne vous faites-vous pas de soucis à ce sujet ?

Eric De Keuleneer. La productivité est très importante, du moins si vous parlez de croissance dans des termes classiques. Grâce à une plus haute productivité, le revenu par tête s’accroît, par exemple. Il est possible que d’autres obstacles à la croissance se cachent dans l’économie. Je pense à la position dominante de certaines entreprises et certains secteurs, et pas seulement dans le secteur financier. Dans le secteur technologique aussi, vous observez des positions dominantes, grâce à la protection de leurs brevets. Ensuite, un certain nombre d’entreprises pharmaceutiques tentent à nouveau, et par tous les moyens, d’allonger les brevets sur les médicaments. Un autre exemple est la position dominante de Google et de Facebook : aujourd’hui, les revenus de ces monopoles sont plus grands que jamais, et cela peut difficilement être favorable à la croissance.

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