Paul Vacca

Ne parlez plus des bobos : ils sont une “fake news”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Bonne nouvelle. On va enfin pouvoir arrêter de s’étriper durant les dîners sur ce qu’est vraiment un bobo.

Est-ce un créatif dans un grand groupe publicitaire ou un animateur dans un centre culturel ? Roule-t-il en vélo ou en SUV ? Vit-il dans les (ex-) quartiers populaires ou dans les quartiers chics des capitales ? Est-il plutôt en marche ou insoumis ? Est-il Silicon Valley ou Vallée du Rhône (tendance syrah bio) ? Des débats byzantins aux allures de vis sans fin… Et tout ça pour finir par reconnaître, passablement énervés, que statuer sur la nature du bobo, c’est vraiment un débat de bobos !

Ouf, tout ça c’est fini. Car si l’on en croit le titre d’un ouvrage – publié par un collectif de sociologues dirigé par Jean-Yves Authier, Anaïs Collet et Colin Giraud – qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Lyon, Les bobos n’existent pas. Selon ce livre, il s’agirait d’une appellation inconsistante ne recoupant aucune réalité sociologique. Depuis 20 ans, nous aurions donc eu affaire à une hallucination collective ? Une fake news avant la lettre dont nous avons tous été, volens nolens, les porte-parole ?

Soit la dérive d’un terme qui montre que les fake news ne nous sont pas nécessairement extérieures mais peuvent être le fruit d’une production collective. Car au départ, il y a le mot ” bobo “, forgé par David Brooks dans son livre Bobos in Paradise paru en 2000 aux Etats-Unis. L’éditorialiste star du New York Times, après une absence de quatre ans dans son pays, avait observé l’émergence d’une ” nouvelle élite ” américaine issue du croisement de deux mondes jusqu’alors séparés hermétiquement : d’un côté, le milieu d’affaires protestant (WASP) plutôt conservateur, donc ” bourgeois ” ; de l’autre, le milieu ” libéral ” au sens anglo-saxon du terme, engagé en faveur des minorités et plutôt rebelle à l’ordre et à la religion, donc ” bohème “.

Certains politiques n’hésitent pas à utiliser cette catégorie sociale fantasmée comme repoussoir, voire comme ” punching ball “.

David Brooks reconnaissait lui-même ne pas s’être embarrassé de précautions méthodologiques. Peu de statistiques et pas de théorie. Max Weber n’avait rien à craindre, il avait simplement essayé de décrire en ” sociologue comique comment vivait ” l’élite “. Avec l’idée de capter l’essence des nouveaux modèles culturels, la saveur de l’époque sans essayer de la définir avec une exactitude méticuleuse. En ethnologue candide, Brooks avait noté l’évolution des quartiers où il lui était désormais devenu ” impossible de distinguer un artiste sirotant un café d’un banquier savourant un capuccino “.

L’illusion était donc là dès l’origine. Comme dans ces fameuses images de la Gestalt-théorie où l’on voit simultanément, suivant la perspective que l’on adopte, un lapin ou un canard. On comprend mieux nos débats byzantins : le bobo, suivant d’où on le regarde, sera soit un lapin, soit un canard !

Phénomène aggravant, en débarquant de ce côté-ci de l’Atlantique, le terme ” bobo ” a rencontré un succès inattendu, accentuant le quiproquo. Et y a perdu du même coup son humour et sa finesse. Alors que David Brooks révélait l’esprit d’une époque et d’un ” tout petit monde ” – comme David Lodge a pu le faire avec les universitaires – nous l’avons transformé, en nos terres gauloises, en catégorie sociale attrape-tout. Et l’idée s’est figée en étiquette.

Les auteurs de l’ouvrageLes bobos n’existent pas montrent que nous l’avons transformée en une généralisation confinant à l’abstraction. Pouvant se révéler néfaste, notamment quand elle est instrumentalisée à des fins politiques. Car cette étiquette, au fil du temps, est passée de gentiment ironique à plutôt dépréciative, pour devenir aujourd’hui quasiment infâmante. Certains politiques n’hésitent pas à utiliser cette catégorie sociale fantasmée comme repoussoir, voire comme punching ball. Notamment les partis populistes – de droite comme de gauche – où le bobo représente, suivant le camp duquel on l’observe, soit le suppôt de la mondialisation et du métissage (le lapin), soit au contraire le fossoyeur des idéaux de générosité et de partage (le canard). Dans les deux cas, cela permet à ces partis de se poser avantageusement et à peu de frais en défenseurs du ” vrai peuple “. La vieille ruse de l’ennemi imaginaire.

Il serait alors opportun de se faire les complices de cette fake news aux allures de caricature. Et si, un jour, vous avez l’étrange impression d’en rencontrer un, dites vous que c’est simplement quelqu’un qui s’ingénie à ressembler à sa caricature.

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