Marchés publics : le politique a-t-il vraiment les mains liées ?

Jacqueline Galant, ministre fédérale de la Mobilité © Belga

L'”affaire Jacqueline Galant”, avec la désignation (plus que) controversée du cabinet d’avocats Clifford Chance, a rappelé que les mandataires publics ne peuvent pas faire n’importe quoi quand ils passent des marchés de fournitures et de services. Mais des brèches subsistent pour infléchir la sélection des offres en concurrence. Et ce n’est pas forcément une mauvaise chose.

Un ministre peut-il solliciter une expertise juridique sans contacter plusieurs cabinets d’avocats et prendre l’offre la plus intéressante ? La réponse est non. Comme une commune ne peut pas appeler le menuisier du coin pour changer les châssis de l’école communale, comme le patron des Travaux publics ne peut pas confier d’autorité un chantier à l’entreprise de son cousin, comme un député provincial ne peut pas simplement commander les sandwiches pour sa réception auprès de la boulangerie où il achète ses délicieux croissants chaque dimanche matin.

Les marchés publics répondent à des règles strictes, renforcées ces dernières années à la fois par les directives européennes et par la remise en ordre suite aux affaires révélées à Charleroi. Le tout dans un but légitime de transparence et de saine gestion des deniers publics. “Cela n’aboutit pas nécessairement à un meilleur rapport qualité/prix, estime toutefois Mathieu Lambert, conseiller à l’Union des villes et communes de Wallonie. La lourdeur administrative a un coût de part et d’autre. En outre, plus la réglementation se complexifie, plus son respect devient un but en soi. Or, le marché public, ce n’est pas une fin en soi mais un moyen de passer commande de fournitures ou de services.”

Conséquence de cette complexité : il faut parfois procéder à un marché public pour désigner le bureau d’études ou les consultants qui aideront au montage d’un autre marché public. Le CPAS d’une petite commune n’a généralement pas la capacité technique (ingénieur, architecte, juriste, etc.) en interne de rédiger un cahier des charges pour la construction d’une maison de repos. Il doit donc solliciter un soutien externe pour pouvoir lancer ce marché public et cela se répercute in fine sur le coût du projet.

Frein à la participation des PME

Du côté des entreprises soumissionnaires, on regrette aussi cette complexité. “C’est le premier frein à la participation des PME aux appels d’offres, affirme Jonathan Lesceux, conseiller au service d’études de l’Union des classes moyennes. Il faut pouvoir comprendre le cahier des charges et consacrer du temps à rentrer un nombre important d’attestations. Les choses se simplifient peu à peu mais cela reste très compliqué. Dommage, car les marchés publics représentent 17% du PIB de la Belgique. Cela pourrait être un fameux levier pour le développement des PME.”

L’UCM préconise un recours plus fréquent à des cahiers des charges standardisés, ainsi que la généralisation de l’accès électronique aux attestations fiscales et sociales par le pouvoir adjudicataire. Ces attestations sont nécessaires pour éviter qu’une entreprise qui ne respecte pas ses obligations en matière d’impôt, d’ONSS ou autre puisse continuer à bénéficier de marchés publics. Une précaution louable mais qui a comme corollaire que celui qui est parfaitement en règle doit rassembler des attestations officielles, parfois même payantes. Un comble : payer pour prouver que vous êtes en règle ! En 2015, certains pouvoirs publics exigent toujours des attestations-papier lors de l’octroi de marchés.

L’autre grief de l’UCM envers les marchés publics porte sur les délais de paiement. Ils sont plus longs que dans le B-to-B classique – chose que les soumissionnaires savent au moment de remettre leurs offres. Pire : ils sont rarement respectés. “Au SPF Justice, moins d’une facture sur deux est payée dans les délais, dénonce Jonathan Lesceux. Les PME et plus encore les TPE n’ont pas toujours la trésorerie nécessaire pour y résister. Elles hésitent à réclamer des intérêts de retard, de peur de ne plus être appelées lors des marchés ultérieurs.” Pour la même raison, il y a globalement peu de recours contre les décisions d’octroi d’un marché public.

Vive la concurrence mais…

La mise en concurrence est le principe de base pour les marchés publics. Pour tout : des fournitures de bureau aux services financiers en passant par le changement d’une chaudière ou même – et on vous en parle depuis quelques semaines – les conseils d’un avocat. La jurisprudence précise que cette concurrence doit porter sur au moins trois entreprises. “Mais nous conseillons de ne pas avoir peur de doubler le nombre de firmes contactées, nous confie- t-on à la Fédération wallonne des directeurs généraux communaux (les patrons des administrations locales). Qu’est-ce que ça coûte, trois coups de fil ou trois timbres en plus ? Plus il y a de concurrence, plus les prix seront intéressants.”

La procédure varie selon les montants en jeu. En dessous de 8.500 euros, on parle de “bon de commande“. Dans ce cas, on consulte plusieurs entreprises mais de manière informelle (l’envoi d’e-mails peut suffire) et sans cahier de charges. Cela permet à une administration de faire face à de menues dépenses qui ressortent de la gestion quotidienne. Mais attention : si vous commandez tous les mois pour 5.000 euros de matériel, cela s’appelle un “saucissonnage du marché”, susceptible d’être cassé par les autorités de tutelle.

Jusqu’à 85.000 euros, les pouvoirs publics peuvent opter pour la procédure négociée. Ils soumettent le cahier des charges à au moins trois entreprises et comparent ensuite les offres. “C’est le premier moyen légal de favoriser certaines entreprises car vous choisissez celles que vous consultez et celles que vous ne consultez pas, poursuit Mathieu Lambert. Vous pouvez ainsi garder un marché très local ou éviter les entreprises avec lesquelles vous avez eu des problèmes auparavant.” En gros, comme tout citoyen le fait pour des travaux chez lui.

Les autres moyens légaux se trouvent dans les critères définis pour comparer les offres et attribuer le marché. Le prix est bien entendu un élément essentiel de la décision, mais les services offerts, la qualité des matériaux, les références, les délais d’exécution ou autres peuvent parfois faire pencher la balance d’un autre côté. Cela dépendra des souhaits du donneur d’ordre et de la manière dont il les transcrit dans le cahier des charges.

Certains cherchent aussi à se prémunir contre les cascades de sous-traitants (l’entreprise désignée confie le travail à une autre) et le risque de dumping social. “La réflexion est en cours car l’argent public doit aussi permettre d’alimenter d’autres caisses publiques, via les cotisations à la sécurité sociale, explique Claude Parmentier, ancien patron du Centre régional d’aide aux communes (Crac) et actuel conseiller du ministre des Pouvoirs locaux Paul Furlan (PS). La commune d’Herstal vient d’adopter une charte contre le dumping social. Il sera intéressant de voir si cela pourra fonctionner.”

La rédaction du cahier des charges prendra encore plus de poids quand le marché dépasse les 207.000 euros. On entre alors dans la catégorie des appels d’offres avec publicité européenne. Le commanditaire n’a plus d’emprise sur les répondants, n’importe quelle entreprise européenne peut remettre une offre. Sa seule influence reposera donc sur la précision du cahier des charges (pour éviter de mauvaises surprises lors de la concrétisation du marché) et des critères de comparaison des offres.

L’Europe admet néanmoins des exceptions à l’obligation de publicité pour quelques domaines comme la recherche et développement, les services financiers et d’assurance ou les services juridiques. Un pouvoir public peut donc recourir à la procédure négociée pour choisir les cabinets d’avocats qui le représenteront en justice. Cette représentation peut être divisée en plusieurs lots selon les matières : choisir un avocat différent pour les questions d’urbanisme et pour la fiscalité, ce n’est pas du “saucissonnage”. Rappelons-le, cette latitude ne signifie pas le droit de désigner d’autorité un cabinet, Clifford Chance ou un autre, mais juste celui de choisir ceux (au minimum trois) qui pourront remettre une offre.

“La qualité des cahiers des charges est vraiment un élément décisif et, malheureusement, tout le monde ne dispose pas toujours des capacités techniques suffisantes”, note-t-on à la Fédération des directeurs généraux communaux. Il faut pourtant être le plus précis possible, car les modifications en cours de route sont de moins en moins appréciées. La pratique des travaux supplémentaires (“tant que vous y êtes, pouvez-vous faire ceci aussi ?”) a été plafonnée à 15% du montant initial, afin de mettre fin aux trop nombreux dévoiements des procédures.

Il subsiste toutefois le droit de parer à des circonstances inéluctables (on découvre un sol pollué, le prix des matériaux a flambé entre la remise de l’offre et le lancement effectif du chantier) et d’adapter à la réalité des quantités qui ne peuvent parfois être que “présumées” dans l’offre.

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