Les ouragans, c’est bon pour l’économie ?

L'île de Saint-Martin dans les Antilles, a été particulièrement touchée par l'ouragan Irma. © Reuters

On entend souvent dire, assez cyniquement, que les grandes catastrophes sont certes des désastres humains mais constituent aussi des coups de pouce à l’économie. Eh bien en fait… non.

Katia, José, Irma, Harvey… Quatre ouragans ont frappé en peu de temps les Antilles et une partie des Etats-Unis. Ils ont été particulièrement dévastateurs, causant des dizaines de morts, rayant pratiquement de la carte les îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, ravageant la côte cubaine et privant de toit, d’eau et d’électricité des millions de personnes.

Ce que l’on voit…

Tous ces événements ont pourtant laissé les marchés de marbre. Les indices boursiers américains affichent aujourd’hui un même niveau que le 15 août, avant le passage d’Harvey et de Irma.

” Le consensus qui domine parmi les analystes de Wall Street est que, tandis que Harvey et Irma constituent de grands désastres sur le plan humain, ils n’en seront pas sur le plan économique, a-t-on pu lire dans la presse américaine. Ceci parce que les dommages qu’ils infligent à court terme seront vraisemblablement effacés par la période de stimulus que le processus de reconstruction devrait engendrer. ”

Et même davantage. Les investisseurs ont parié à la hausse sur les secteurs qui devraient profiter de la réparation des dégâts : l’automobile, qui devrait bénéficier de la nécessité de remplacer le demi-million de véhicules engloutis par Harvey ; la construction, bien sûr, ainsi que les magasins de bricolage, telle que la chaîne Home Depot.

Non sans raison. Dans une récente étude, Goldman Sachs a étudié les données des 35 principaux ouragans subis par les Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Jan Hatzius, l’économiste en chef de la banque d’affaires, note que le choc économique causé par ces catastrophes est le plus souvent compensé, voire même davantage, par les dépenses engagées lors de la période de reconstruction. Et au final, la croissance s’affiche généralement au-dessus de la moyenne deux, trois ou quatre mois après le désastre. Jan Hatzius, estime qu’il en sera de même cette fois-ci. Il a donc abaissé ses prévisions de croissance pour l’économie américaine au troisième trimestre de 0,8 points. Il a en revanche revu l’activité à la hausse pour les trois trimestres suivants, en ajoutant 1,1 % de croissance cumulée.

L’argent dépensé à la reconstruction aurait pu être mobilisé ailleurs, dans d’autres activités productives, peut-être plus utiles ou davantage créatrices de richesses.

Ce schéma en deux temps – baisse dans un premier temps suivie d’un rebond ensuite – n’est d’ailleurs pas propre aux Etats-Unis. Le tremblement de terre de Kobe, en 1995 au Japon, causa 6.500 morts, détruisit 150.000 immeubles et en endommagea 180.000 autres. Il rasa ce qui était le deuxième port du Japon et causa au final pour environ 160 milliards de dollars de dégâts, l’équivalent de 2,3 % du PIB japonais. Alors que les experts estimaient qu’il faudrait une dizaine d’années à la région pour se remettre d’aplomb, il n’a fallu que 18 mois aux industries de cette région, qui était la deuxième zone économique du Japon, pour retrouver 98 % de leurs capacités. Mieux : Kobe avait changé de visage : des réseaux flambant neufs, des immeubles bien plus résistants aux secousses sismiques, etc. On le voit dans le graphique ci-dessous, après une forte chute (-2,6%) en janvier 1995, le mois du tremblement de terre, la production industrielle nipponne s’est fortement redressée au cours des mois suivants (+2,2 % en février, +1,1 % en mars, etc.).

L’exemple de Kobe a profondément marqué les esprits. Larry Summers, l’ancien secrétaire d’Etat au trésor du président Clinton et professeur d’économie, l’a rappelé le jour même du tsunami de Fukushima, le 11 mars 2011. Face aux caméras de télévision, il a prédit alors un redressement similaire à celui de 1995. Il avait bien vu : le PIB du Japon, après avoir baissé de 0,1 % en 2011, a rebondi de 1,6 % en 2012 et de 2 % en 2013…

…et ce que l’on ne voit pas…

Les ouragans, c'est bon pour l'économie ?

Les ouragans seraient donc bons pour l’économie ? Certes, les travaux de reconstruction causés par le passage d’une catastrophe naturelle créent de l’activité. Mais est-ce que le bilan économique est vraiment positif ?

Cette manière de voir ne reflète toutefois qu’une partie de la réalité. Une autre partie est cachée, comme l’avait expliqué l’essayiste et pamphlétaire Frédéric Bastiat dans un article intitulé : ” Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ” (lire l’encadré “Le sophisme de la vitre brisée” plus bas). Le point que Bastiat et bien d’autres après lui ont mis en avant est que l’argent dépensé à la reconstruction aurait pu être mobilisé ailleurs, dans d’autres activités productives, peut-être plus utiles ou davantage créatrices de richesses. Car après tout, après un ouragan, on remplace des immeubles, des lignes de téléphones ou des routes qui existaient déjà auparavant et remplissaient leur mission. Où est le progrès ?

Certes, il arrive que, dans certains cas, cet investissement forcé par la nécessité de reconstruire apporte réellement quelque chose de plus, lorsque par exemple les infrastructures sont vieillissantes ou lorsque des chefs d’entreprises profitent de la prime de l’assurance pour moderniser plus rapidement ou plus profondément qu’ils ne le pensaient au départ un processus de production. Certaines études – mais elles ne font pas l’unanimité – ont montré que Kobe a procédé à un tri sélectif, précipitant la chute des entreprises les moins compétitives, mais dopant la croissance et la création d’emplois des bons élèves.

De même, une catastrophe peut obliger les pouvoirs publics à entreprendre les grands investissements qu’ils avaient toujours rechigné à réaliser. Mais cela demande une vision et une volonté politique. La ville de Kobe a subi une cure de modernisation impressionnante. En revanche, après le passage de l’ouragan Katrina en 2005, la Louisiane, une région qui, en dehors du secteur pétrolier, n’est pas très riche, a éprouvé énormément de mal à se relever. Encore aujourd’hui, la Nouvelle-Orléans n’a retrouvé que 80 % de sa population d’avant Katrina.

Les travaux de reconstruction n’apportent donc rien en soi. Il faut voir comment la manne débloquée par les assureurs et les pouvoirs publics sera utilisée. Si manne, il y a. L’ouragan Katrina a ainsi causé pour 160 milliards de dollars de dommages matériels. Les assurances ont remboursé 45 milliards et les fonds publics une vingtaine. Mais les dégâts totaux ont finalement été estimés à 250 milliards de dommages (en prenant en compte l’arrêt de la production pétrolière, le chômage forcé, l’effet de la hausse des prix de certains biens et services, etc.).

….parce que le PIB ne le montre pas

Mais ce qu’on ne voit pas reste le plus important. Un carambolage sur la E40, en donnant du travail aux carrossiers, aux vendeurs de voitures voire, dans les cas les plus graves, aux hôpitaux, fait mécaniquement augmenter le PIB. Mais le PIB ” oublie ” le malheur causé par un accident, les répercussions physiques, sociales, psychologiques, le temps perdu, les coûts d’opportunité (tout ce que les victimes d’un accident auraient pu faire si elles n’avaient pas été touchées), etc.

” Dans une économie moderne, le capital humain est d’autant plus important, souligne Lionel Artige, professeur de macroéconomie à l’Université de Liège, et ses effets peuvent être comparables à ceux d’une épidémie, dit-il. Sur le long terme, ce type de catastrophe peut induire des changements plus profonds, ajoute-t-il. Si par exemple l’île de Saint-Martin subit régulièrement des ouragans de cette violence, on peut imaginer que les investisseurs, les assureurs, les touristes, les habitants changeront de comportement. ”

” Une catastrophe naturelle est une catastrophe, souligne Etienne de Callataÿ, économiste en chef de la société de gestion d’actifs Orcadia et professeur de macroéconomie à l’Université de Namur. S’il est bien que quelque chose soit détruit, il vaudrait mieux le laisser à la décision des hommes et non à la nature ou à l’inconscience humaine (car beaucoup de catastrophes n’ont de naturel que le nom et ne sont pas causées par la nature).

Ceci dit, une catastrophe peut avoir des effets dans les deux sens. Des effets positifs parce qu’elle induit des dépenses additionnelles qui sont mesurées par le PIB (le produit intérieur brut, qui comptabilise la création de richesses sur une année, Ndlr). Mais aussi des effets négatifs, parce que cela introduit des distorsions (coupures d’électricité, impossibilité de se rendre au travail, etc.) dans le processus de production.

Double effet aussi à moyen ou long terme. Cela reste une mauvaise nouvelle, mais l’événement peut aussi introduire des ruptures. Nous pouvons imaginer qu’un mauvais gouvernement réagira mal et que cela induira des changements politiques, ou des changements dans les habitudes. Ce serait une forme de destruction créatrice. Mais c’est aller un peu loin.

En un mot, résume Etienne de Callataÿ, une catastrophe reste une mauvaise nouvelle, même si la bizarrerie de la comptabilité économique fait en sorte que le PIB n’en tient pas compte. Car le produit intérieur brut mesure l’effort de reconstruction, mais ignore la déperdition de capital “. Une raison de plus pour ne pas être obnubilé par le PIB quand on parle d’économie…

Le sophisme de la vitre brisée

Économiste libéral, essayiste, pamphlétaire mais aussi homme politique qui vécu durant la première moitié du 19e siècle, le Français Frédéric Bastiat est aujourd’hui beaucoup plus connu dans les pays anglo-saxons que dans les pays francophones. Pourtant, ses essais, généralement fort bien ficelés, méritent souvent le détour. Un de ses célèbres articles, “Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas”, explique le “sophisme de la vitre brisée”.

Voici la fable. Un jour, le sacripant de fils du bon bourgeois Jacques Bonhomme lance un caillou sur une fenêtre de sa maison et casse une vitre. Le père est furibard, mais certains de ses amis lui disent : “A quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l’industrie. Il faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais de vitre ?” Et Frédéric Bastiat poursuit : “Le vitrier va venir, il fera sa besogne, touchera six francs, se frottera les mains et bénira dans son coeur l’enfant terrible. Cela, c’est ce qu’on voit.” Mais, poursuit Bastiat, “on ne voit pas que, puisque notre bourgeois a dépensé six francs à une chose, il ne pourra plus les dépenser à une autre. On ne voit pas que, s’il n’eut pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque.”

Pour Art Carden, professeur à l’Université de Samford, ce sophisme mis en lumière par l’économiste français voici plus d’un siècle reste d’actualité : “Chaque fois qu’il y a une catastrophe naturelle, une attaque terroriste ou une guerre, vous pouvez être sûr que quelqu’un dira : ‘c’est bon pour l’économie parce que cela va créer des emplois.’ Le point essentiel souligné par Frédéric Bastiat dans ce sophisme de la vitre brisée est que la destruction ne crée pas de prospérité. La destruction détruit la prospérité. Il est important de rappeler que c’est la production qui crée la richesse. Pas la destruction.”

(1) Disponible notamment à cette adresse : http://bastiat.org/fr/cqovecqonvp.html

La facture de quelques grandes catastrophes naturelles

1. 2011, Japon. Tsunami, tremblement de terre et accident de Fukushima. Plus de 540 milliards de dollars (360 milliards de dollars de destruction causée par le tsunami, et au moins 180 milliards de dollars de frais liés directement à l’accident de la centrale de Fukushima).

2. 2017. Texas. Harvey. 190 milliards de dollars

3. 1995. Kobe. 160 milliards de dollars

4. 2005. Louisiane. Katrina 108 milliards de dollars

5. 2017. Antilles, Floride. Irma. 60 milliards de dollars (selon les premières estimations)

6. 2012. New Jersey. Sandy. 50 milliards de dollars

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