Les dangers et les bénéfices d’un ‘tax shelter’ étendu aux arts de la scène

Image d'illustration. Le Roi Lear de William Shakespeare, mis en scène: Olivier Py. © Christophe Raynaud de Lage

Séduit par les performances du “tax shelter” dans l’industrie audiovisuelle, le gouvernement Michel a décidé d’élargir ce système aux arts de la scène. Avec un risque de cannibalisation pour le monde du cinéma ?

Près de 140 millions d’euros pour le cinéma. Voilà la jolie somme que les six principales sociétés belges actives dans le tax shelter ont récolté en 2015, à savoir uFund, BNP Paribas Fortis Film Finance, Casa Kafka Pictures, Scope Invest, Taxshelter.be et Belga Films Fund. Aidés par un nouveau cadre légal instauré il y a un an à peine, ces leveurs de fonds se réjouissent des retombées bénéfiques d’un système devenu plus éthique, plus intéressant d’un point de vue financier et surtout beaucoup plus simple à appliquer. En clair : le nouveau tax shelter — qui permet aux entreprises d’investir de l’argent dans la production audiovisuelle en échange d’un réel avantage fiscal — propose désormais un taux d’exonération de 310 % sur le montant de l’investissement (contre 150 % dans l’ancienne mouture), avec un rendement net de 10 % garanti pour les entreprises (contre 4,52 % précédemment). Inutile de dire que de nouveaux investisseurs se sont pressés au portillon du tax shelter et que les six spécialistes du secteur ont terminé l’année 2015 avec le sourire.

Performant et désormais préservé des dérives spéculatives qui ont jadis nui à son image (plus question aujourd’hui d’obtenir des droits sur des bénéfices futurs engendrés par des oeuvres), le tax shelter a donc le vent en poupe et son efficacité est telle que le gouvernement fédéral a récemment décidé d’étendre cet avantage fiscal aux arts de la scène. Sur la proposition du ministre des Finances Johan Van Overtveldt (mais téléguidé par le vice-Premier Didier Reynders, en charge des Institutions culturelles fédérales et “père” du tax shelter en Belgique), un projet de loi vient en effet d’être déposé à la Chambre visant à étendre le système “aux oeuvres scéniques et théâtrales, originales ou non, telles que pièces de théâtre, comédies musicales, ballets, spectacles de danse, opéras, récitals de musique, spectacles de music-hall, cirques, spectacles de rue et spectacles totaux”, dixit le texte en question.

Le chaud et le froid

Si la loi doit encore être votée au Parlement, elle devrait toutefois entrer en vigueur dans le courant de ce premier trimestre 2016 et donc soulager plusieurs institutions culturelles dans le montage financier de leurs futures productions. “Je suis enthousiaste et surtout réceptif à toutes les initiatives du monde politique qui visent à aider la culture et l’éducation, réagit le metteur en scène Michel Kacenelenbogen, co-directeur du Théâtre Le Public. Lorsque j’ai monté le spectacle Cabaret en 2014, j’ai eu beaucoup de mal à boucler le budget qui était de 1 million d’euros. Avec le tax shelter, cela aurait été plus facile et j’aurais certainement eu plus de moyens à ma disposition. Bref, c’est un bon outil qui permet de faire le lien entre le monde de l’entreprise et le monde de la culture, et j’en suis ravi.”

En coulisse, les avis sont cependant un peu plus nuancés car certains professionnels du secteur craignent que le système du tax shelter étendu aux oeuvres scéniques et théâtrales ne profite davantage aux “grosses machines” qui montent des productions coûteuses — La Monnaie, Bozar, l’Opéra Royal de Wallonie, Flagey, Charleroi Danses, etc. — plutôt qu’aux “petits acteurs” de la sphère culturelle dont les spectacles discrets ne risquent pas d’attirer les leveurs de fonds.

Mais au-delà du risque d’une éventuelle culture “à deux vitesses”, c’est surtout la crainte d’un bouleversement des habitudes de financement à long terme que redoutent d’autres observateurs. Selon eux, l’effet pervers d’un probable succès du tax shelter pour les arts de la scène pourrait en effet se traduire par une nouvelle baisse des subsides des pouvoirs publics pour le monde culturel dans un futur relativement proche. Car si le système se révèle performant, la tentation de diminuer l’enveloppe budgétaire pourrait en effet pointer le bout de son nez chez les gouvernants, surtout en période d’austérité.

Menace ou opportunité ?

Destiné à booster les investissements privés dans les théâtres et les salles de spectacle, le système du tax shelter ne risque-t-il pas, dès lors, de subir un ralentissement dans son secteur originel qu’est le monde du cinéma ? “Je ne pense pas qu’il y ait un risque de cannibalisation, répond Alexandre Wittamer, directeur général de la société Taxshelter.be. C’est même une très bonne nouvelle que l’on étende ce système aux arts de la scène car cela prouve sa viabilité économique et cela apporte donc de l’eau à notre moulin.” Même son cloche chez Belga Films Fund où l’on se réjouit de cette nouvelle : “Très honnêtement, je vois cette extension du tax shelter comme une opportunité et non pas comme une menace, enchaîne son directeur général Fabrice Delville. Le nouveau cadre légal a attiré de nouveaux investisseurs, or le marché de la production cinéma est sous tension et les arts de la scène peuvent donc contribuer à pallier le risque de pénurie de projets de films.”

Avec le “nouveau” tax shelter instauré le 1er janvier 2015, les levées de fonds ont effectivement connu une belle croissance l’année dernière, plaçant aujourd’hui les sociétés spécialisées dans un étrange paradoxe : une manne financière qui grossit à vue d’oeil et qui pourrait bientôt dépasser les demandes de fonds du secteur audiovisuel. D’autant plus que les banques — BNP Paribas Fortis, Belfius et ING qui a fait récemment son grand retour sur cette scène — soutiennent fortement le produit.”Le marché bancaire représente un énorme potentiel, affirme Isabelle Molhant, CEO de Casa Kafka Pictures qui travaille en partenariat avec Belfius. A la question ‘le marché audiovisuel va-t-il pouvoir répondre à cette demande croissante ?’, je pense que les arts de la scène pourront donc apporter une réponse.”

L’heure de la diversification

Voilà sans doute pourquoi les principales sociétés belges actives dans le tax shelter songent aujourd’hui à ouvrir un département consacré aux arts de la scène au sein même de leur structure existante : “Nous sommes actuellement en discussion avec plusieurs institutions culturelles car nous pensons élargir notre secteur d’activités, mais nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements”, confirme ainsi Alain-Gilles Viellevoye, business director chez Scope Invest. Même démarche chez uFund, le leader du marché : “Le financement des arts de la scène fait aujourd’hui partie de notre stratégie, renchérit Nadia Khamlichi, CEO de la société-mère Umedia. Nous examinons cela de près car c’est un secteur sur lequel nous allons rapidement nous positionner.”

Logique, ce souhait de diversification est également palpable dans les bureaux deTaxshelter.be qui confie “s’intéresser de près aux arts de la scène”, ainsi qu’à la banque BNP Paribas Fortis qui est déjà fort présente dans le monde culturel via ses partenariats avec La Monnaie, Bozar, Flagey, le Wiels ou encore le Concours Reine Elisabeth. “Nous développons actuellement l’idée d’élargir le champ d’action de notre activité tax shelter aux arts de la scène, indique ainsi Guy Pollentier, responsable de BNP Paribas Fortis Film Finance. Un de nos collègues travaille sur le dossier et si l’idée est acceptée au sein de la société, un département spécifique pourrait être inauguré dans quelques mois.”

De quoi promettre de beaux jours au mécanisme du tax shelter dont l’extension vient donc à point nommé pour le petit monde des leveurs de fonds actifs sur le marché.

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