“Le TTIP est de fait suspendu”

Manifestation anti-TTIP à Bruxelles en février 2016. © EPA/Olivier Hoslet

Les ministres du Commerce de l’Union européenne débattaient vendredi à Bratislava de l’avenir du traité de libre échange en négociation avec les Etats-Unis (TTIP ou Tafta), décrié en Europe et que la France et l’Autriche veulent enterrer.

“Le TTIP est de fait suspendu, car les négociations ne se poursuivent pas vraiment”, a affirmé vendredi matin le ministre de l’Economie autrichien, Reinhold Mitterlehner, à son arrivée dans la capitale slovaque.

“Il serait raisonnable de (le) mettre complètement en sourdine” et “de le relancer (…) avec un nouveau nom, une meilleure transparence et des objectifs plus clairs”, a-t-il ajouté.

Une position proche de celle de la France, qui avait affirmé ces dernières semaines vouloir demander “la fin des négociations” à Bratislava.

Le TTIP, immense chantier ouvert en 2013, vise à faire tomber les barrières commerciales entre l’UE et les Etats-Unis, comme les droits de douane ou les restrictions réglementaires qui entravent l’accès aux marchés.

Mais ses opposants –ONG, élus de tous bords, syndicats ou militants– l’estiment “dangereux” pour la démocratie, la sécurité alimentaire ou encore les normes sociales et environnementales.

Régulièrement appelés à manifester, ils étaient encore des dizaines de milliers le 17 septembre en Allemagne. A Bratislava, plusieurs dizaines d’opposants sont descendus dans la rue vendredi.

Plus qu’un abandon ou une suspension des négociations –déjà très lentes–, les 28 pourraient surtout acter le fait qu’aucun accord ne sera conclu avant la fin du mandat du président Barack Obama, en janvier 2017, l’objectif initial.

“Il n’y aura certainement pas de traité cette année”, a estimé le ministre de l’Economie allemand, le social-démocrate Sigmar Gabriel, qui a vertement critiqué le TTIP ces derniers mois, à contrecourant de la chancelière Angela Merkel.

“Il y a des difficultés et encore beaucoup à faire donc l’hypothèse d’une solution rapide devient de plus en plus mince”, a concédé vendredi la commissaire européenne au Commerce, Cecilia Malmström, qui négocie avec les Etats-Unis au nom des Etats membres.

Elle appelle cependant à poursuivre les négociations “afin de faire les plus de progrès possible”.

Contrairement à la France et à l’Autriche, douze pays européens, dont l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne, ont récemment affiché dans une lettre ouverte leur soutien au TTIP.

Accord avec le Canada

Aux Etats-Unis, où la campagne présidentielle bat son plein, le sujet n’est guère porteur et les élections à venir en 2017 en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas pourraient repousser l’élan attendu à la fin de l’année prochaine.

Avant d’évoquer le TTIP, les ministres ont d’ores et déjà apporté leur soutien unanime à l’autre traité, le Ceta, conclu avec le Canada, lors d’un tour de table en début de matinée.

Ils devraient le valider formellement le 18 octobre, lors d’une réunion où sera présentée une “déclaration commune” de l’UE et du Canada, supposée lever les dernières inquiétudes, notamment de l’Allemagne, de l’Autriche ou de la Belgique.

Selon Sigmar Gabriel, la Commission européenne “a promis de clarifier certains sujets importants: les services publics, le principe de précaution, la protection des travailleurs, celle des consommateurs, l’impartialité des tribunaux d’arbitrage des investisseurs”.

La future déclaration “juridiquement contraignante”, sera adjointe au traité en lui-même, un document de 1.600 pages.

Présenté par ses adversaires comme “un cheval de Troie” du TTIP, ce traité doit être signé par l’UE et le Canada le 27 octobre prochain, lors d’un sommet à Bruxelles en présence du Premier ministre canadien Justin Trudeau.

“Justin Trudeau ne se déplacera pas pour rentrer les mains vides”, a insisté une source européenne.

Il sera ensuite provisoirement appliqué, le temps d’être ratifié par les Parlements de tous les pays de l’UE, une procédure qui peut prendre des années.

“C’est un test pour la crédibilité de l’Union européenne en tant que partenaire commercial, donc nous devons conclure cet accord”, a ajouté cette source.

“Si on ne conclut pas avec le Canada particulièrement proche de l’UE avec qui peut-on encore espérer conclure des accords ?”, a renchéri le ministre belge des Affaires étrangères, Didier Reynders.

TTIP, immense projet protéiforme d’uniformisation des normes

Le TTIP, projet d’accord de libre échange commercial entre les Etats-Unis et l’Union européenne a pour but premier d’uniformiser les règles d’échange entre les deux géants mondiaux.

POURQUOI LE TTIP ?

D’abord pour créer de la richesse pour les entreprises (et théoriquement pour les salariés) en augmentant encore plus les échanges déjà importants entre les deux partenaires. Actuellement, par exemple, les Etats-Unis exportent tous les jours plus de 700 millions de dollars de marchandises vers l’Europe.

“Il offre un formidable potentiel en termes d’emploi et de croissance”, affirmait en 2015 la Commissaire européenne au Commerce Cecilia Malmström.

Une étude de 2013 d’un cabinet londonien, Centre for Economic Policy Research, avance le chiffre de 119 milliards de dollars de gains annuels pour l’UE et 95 pour les Etats-Unis.

Les négociations ont lieu sous forme de sessions de 5 jours (la 15e doit se dérouler pendant la semaine du 3 octobre à New York) et même si la Commission en publie des résumés, de nombreuses voix en dénoncent l’opacité.

Et il y a un deuxième étage à la fusée, non affiché, mais d’importance cruciale: si Europe et Etats-Unis arrivent à s’entendre sur un cadre commercial entre eux, ils ont une chance de pouvoir par la suite l’imposer aux autres.

“Si on le fait, on devient les maîtres du standard mondial”, selon l’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy. “Les Coréens, les Japonais, les Chinois devront s’ajuster à une norme euro-américaine”. Un bémol toutefois: les Etats-Unis ont passé un autre accord avec leurs partenaires asiatiques et américains, le TPP, qui tend vers les mêmes objectifs.

LES MULTIPLES VISAGES DU TTIP

L’acronyme couvre un très large spectre.

La Commission européenne, qui négocie pour le Vieux continent, le résume en trois grandes parties, ayant chacune des incidences sur les échanges commerciaux dans leur ensemble, sur la vie des entreprises, et sur les citoyens.

La première de ces facettes est “l’accès au marché”. Il s’agit d’éliminer ou réduire les droits de douanes sur les marchandises, faciliter l’accès des sociétés de services aux marchés étrangers, permettre aux entreprises de répondre aux appels d’offre publics et tenter de garantir que ces règles ne s’appliquent qu’à des produits fabriqués en Europe ou aux Etats-Unis.

Par exemple, les Etats-Unis souhaitent régler cette situation: les producteurs américains d’huile d’olive payent 1.680 dollars de droits de douanes par tonne exportée vers l’UE, tandis que les Européens n’en payent que 34.

La deuxième facette porte sur la “coopération réglementaire”.

C’est un grand mouvement d’uniformisation pour faciliter la vie des entreprises en leur évitant d’avoir à se plier à trop de normes différentes pour écouler leurs produits sur les deux marchés. Il s’agit par exemple des règles de sécurité, des contrôles ou des étiquetages. C’est dans ce volet que se nichent aussi les sensibles négociations sur la sécurité alimentaire, l’utilisation des pesticides, ou encore l’autorisation (ou pas) du boeuf aux hormones.

Enfin, le troisième point porte sur la mise en place de “règles” dans des domaines là aussi très délicats, tels que la propriété intellectuelle, les indications géographiques de l’origine des produits alimentaires, ou les mécanismes de règlement des conflits. C’est ce chapitre qui fait planer une menace sur les règles actuelles protégeant certains produits alimentaires européens, fromages, charcuterie, etc.

POURQUOI CELA RISQUE D’ECHOUER ?

Parce que les négociations n’avancent que très lentement et qu’elles touchent à des domaines qui concernent toute la population, multipliant les oppositions.

La France réclame tout bonnement l’arrêt des négociations. “Pour nous, le mandat de négociation (accordé par les Etats membres à l’Union européenne) n’a plus le soutien politique de la France”, a prévenu le secrétaire d’Etat au Commerce Matthias Fekl mi-septembre.

En Allemagne, le TTIP est soutenu par Angela Merkel, mais pas par le vice-chancelier, le social-démocrate Sigmar Gabriel. “L’état des négociations ne permet pas d’accord”, a-t-il dit.

La société civile est aussi mobilisée. ONG, organisations professionnelles de filières économiques pas toujours florissantes, militants lui font la guerre et les angles d’attaques ne manquent pas vu l’ampleur du projet: sécurité alimentaire, défense des agriculteurs, normes sociales, environnementales, propriété intellectuelle, service public, ou encore souveraineté des décisions gouvernementales qui pourraient être remise en cause par des entreprises, sans compter les craintes de désindustrialisation et la pression sur les salaires.

Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont ainsi manifesté samedi en Allemagne contre le TTIP.

Enfin, les calendriers électoraux viennent durcir les discours et les postures. Donald Trump et Hillary Clinton ont critiqué le projet. En France, l’ensemble de la classe politique durcit le ton, à l’approche de l’élection présidentielle.

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