Le terrorisme, ou la nouvelle règle du jeu économique

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Bruxelles a été durement touchée le 22 mars dernier, quelques mois seulement après un “lockdown” qui avait déjà causé pas mal de dégâts économiques. Même si on ne peut nier l’horreur des faits et le drame humain qu’ils causent, certains estiment que la peur est encore plus pernicieuse. Faut-il pour autant consacrer tous nos moyens à vaincre cette peur ?

Longtemps théâtre de suspicions, Bruxelles est désormais devenue le théâtre de l’horreur. Matérialisant un danger que nous pressentions tous, ces attentats sont malheureusement les énièmes d’une liste noire qui s’allonge depuis le 11 septembre 2001 en Occident. Cette “nouvelle normalité” n’est pas sans conséquences.

Quels sont à court terme les impacts des attentats sur notre économie ?

En novembre, l’impact économique direct du lockdown de Bruxelles avait été évalué par la FEB à 0,04 % du PIB annuel du pays, soit environ 160 millions d’euros (fermetures de commerces, restaurants, hôtels, transports, etc.). Mais à cause de l’annulation d’événements dans les semaines qui ont suivi (congrès, etc.), la facture totale a été estimée à 350-400 millions d’euros. Et maintenant ? “Les craintes se sont matérialisées, avance Philippe Ledent, économiste chez ING Belgique. Certains se disent sans doute aujourd’hui qu’ils avaient bien raison de limiter leurs sorties au cours des derniers mois et risquent donc de poursuivre ce comportement voire le renforcer. La croissance de l’économie belge pourrait être légèrement revue à la baisse.”

Voilà pourquoi Dominique Michel, CEO de la fédération Comeos, qui réunit la distribution et les chaînes de restaurant, estime qu’il faudra prendre des initiatives pour éviter que l’attentat n’aggrave la situation résultant du lockdown. “Il s’est traduit par une baisse des ventes de 100 millions d’euros pour les entreprises des secteurs couverts par Comeos, avec des baisses de 30 à 40 % dans les zones sensibles”, déplore-t-il. Ceci dit, ajoute Philippe Ledent, “ce genre d’événements, en Belgique comme ailleurs par le passé dans d’autres villes et dans d’autres pays, n’est pas de nature à provoquer un ralentissement marqué de l’activité économique”. D’autant qu’une sorte de phénomène d’accoutumance s’est installé, résume le professeur Tilman Brück, directeur de l’ISDC (International Security and Development Center). “Le coût économique des attaques dépend de deux facteurs : la nature des attaques et la nature de la réponse à ces attaques. Bien que brutales et dévastatrices, les attaques de Bruxelles n’ont pas le même impact émotionnel que les attentats du 11 septembre. Ces derniers ont révélé une nouvelle menace tandis que les terroristes islamiques en Europe ne sont pas, malheureusement, une surprise. Le coût économique de ces attentats va maintenant être façonné principalement par les réponses aux attaques. Si les auteurs sont identifiés et interceptés rapidement, si les dommages physiques peuvent être effacés rapidement, si les restrictions de voyage peuvent être levées rapidement, le coût économique sur l’économie sera relativement faible. Le fait est que les gens à Bruxelles, Paris ou Madrid ont encore besoin d’utiliser des avions, des trains et des bus, la vie continue”, détaille-t-il.

Qu’est-ce qui va changer à moyen terme ?

Les études montrent que le terrorisme a généralement un impact (éphémère) à court terme. L’impact à plus long terme est mitigé, comme l’explique Tilman Brück. “Les gens et les entreprises peuvent s’adapter à toutes sortes de restrictions et de conditions. The show must go on : la majorité des acteurs économiques ne vont pas changer leur comportement à cause du faible risque d’être violemment affectés par le terrorisme en Europe. Bien sûr, moins de vacanciers iront passer des vacances dans des destinations risquées et ils seront plus nombreux à se déplacer en voiture. Mais ces exemples montrent à quel point le terrorisme induit de légers glissements dans les dépenses de consommation. Les pays qui font l’expérience d’un risque d’insécurité bien plus élevé, comme Israël, montrent que la croissance peut exister même dans l’ombre du terrorisme.”

De fait, l’impact économique d’un attentat pour un pays développé est en général atténué. Si une économie absorbe un tel choc à court terme, d’autres éléments entrent néanmoins en jeu à plus long terme : ce qui pourrait se traduire par une augmentation des frais d’assurance, des contraintes et donc des coûts de transports, etc., mais aussi par un budget de sécurité publique plus important. “Des menaces durables, permanentes peuvent affecter la confiance des entreprises et des ménages, note Philippe Ledent. Le risque de réputation doit aussi être surveillé, d’autant plus que les commentaires entendus dans les médias étrangers sur Bruxelles sont parfois caricaturaux et éloignés de la réalité. On surveillera donc dans les prochains mois ces éléments de confiance et de réputation qui, cumulés à l’impact à court terme, peuvent affecter la croissance économique. Mais à nouveau, il ne faut pas exagérer l’impact économique de ce genre d’événements. En considérant tous ces éléments, on peut estimer que les attaques perpétrées à Bruxelles peuvent conduire à un ralentissement de la croissance annuelle du PIB belge de l’ordre de 0,1 % du PIB (donc 400 millions d’euros). On n’est certainement pas en train de parler de nouvelle récession”, assure l’économiste de la banque ING. L’image de la Belgique et de Bruxelles est néanmoins sérieusement ternie. Dominique Michel (Comeos) espère à ce propos que la région lancera quelques projets pour relancer l’attrait de Bruxelles. “J’ai quelques idées, il faudrait se rassembler autour d’une table entre politiques et acteurs économiques. L’affaire des tunnels et le piétonnier n’ont rien arrangé. Il y a un problème avec Bruxelles, un défi que nous devons relever, et cela ne se règle pas avec un simple film publicitaire.”

Cette demande d’action et aussi présente chez Beci, la Chambre de Commerce de la capitale. Son administrateur délégué Olivier Willocx espère pouvoir développer une initiative pour relancer l’image de la région à l’étranger, “notamment avec des entreprises exportatrices, qui pourraient relayer le message à l’étranger”, pas forcément avec le monde politique. Il ne veut pas s’appesantir sur l’impact économique immédiat. “Montrer des restaurants vides à la télévision ou dans les journaux ne sert à rien, cela n’encourage personne à venir à Bruxelles. Il faut faire en sorte que les choses se poursuivent comme avant, dans la continuité, comme à Londres après les attentats, et ne pas entretenir un climat dépressif”, conclut Olivier Willocx.

Pourquoi les marchés ne s’émeuvent pas

Quelques heures après le double drame, un quotidien économique titrait “les Bourses ne subissent pas vraiment les attentats”. Le sujet paraît à première vue choquant alors que le pays était sidéré et que des familles étaient plongées dans l’inquiétude et le deuil. Pourtant, il mérite qu’on s’y arrête : un des objectifs du terrorisme est aussi de frapper une économie.

La réaction des marchés aux attentats : les marchés ont réagi dès l’annonce des attentats de Zaventem et ont plongé plus encore après l’attentat du métro mais ont remonté ensuite. “La première réaction était empreinte de panique, mais le calme est progressivement revenu. Un phénomène qu’il nous avait déjà été donné d’observer lors des précédentes attaques terroristes”, notaient les analystes de BNP Paribas Fortis. Lors des attentats de Paris, Londres et Madrid, la réaction avait en effet été identique même si la remontée avait pris quelques jours pour Londres et Madrid.

Y aurait-il donc une triste accoutumance à ces événements dramatiques ? On ne peut l’exclure. Mais la faible réaction des marchés s’explique aussi parce que l’impact économique de ces attentats est très différent de celui du 11 septembre 2001.

Ce dernier, par son ampleur et sa charge symbolique inouïe, devait, on le savait dès le départ, causer un choc à l’économie américaine. Les terroristes eux-mêmes le savaient, puisqu’il est apparu qu’Oussama ben Laden avaient pris des positions à la vente sur de gros blocs d’actions, notamment de compagnies aériennes. Une étude de la Homeland Security estime que l’impact du 11 septembre s’est soldé par une baisse de l’activité de l’ordre de 0,5 % du PIB (à la grosse louche 50 milliards de dollars) et une perte de 520.000 emplois. Et Wall Street a été fermé pendant une semaine.

“La nature de la menace a changé même par rapport au 11 septembre, explique Tilman Brück, économiste allemand qui dirige l’International Security and Development Center et qui a rédigé un ouvrage sur l’impact économique du terrorisme (The Economic Analysis of Terrorism, Routledge, 2007). Nous faisons face aujourd’hui à des éléments radicaux qui ont grandi sur place et qui peuvent opérer par surprise dans toute l’Europe. D’un autre côté, le risque d’être tué par une attaque terroriste en Europe reste très faible. Bien d’autres personnes meurent de causes qui auraient pu être également évitées sans pour cela attirer l’attention des médias.”

On ne peut donc prévoir les effets à long terme si un climat de peur devait s’installer dans la vie économique. Mais aujourd’hui, les marchés financiers estiment que ces attentats dans les capitales européennes sont des “accidents” : des événements brutaux et dramatiques, imprévisibles, qui ne sont pas dénués de conséquences politiques, mais qui restent très rares.

“Attention toutefois à ne pas tirer trop vite la conclusion que les marchés sont imperméables à ces tragiques événements, note Francesco Guerrera, le correspondant financier du site Politico en Europe. Leur humeur reste fragile et volatile.”

Le terrorisme, nouvelle normalité ?

On ne dira pas pour autant que le terrorisme n’a pas changé la vie économique. D’ailleurs, nous semblons peut-être l’avoir oublié, mais l’impact des attentats du 11 septembre se fait encore sentir tous les jours, par les taux bas et la fragilité des budgets des pays développés.

Rappelons-nous : avant les événements du 11 septembre, la Réserve fédérale américaine est déjà engagée dans un vaste processus de baisse des taux pour essayer de faire redémarrer l’économie endommagée par l’éclatement de la bulle internet. La Fed réagit donc immédiatement, dès le 17 septembre, par une nouvelle série de baisses des taux qui tombent jusqu’à 1,75 % fin 2001 et baissent encore jusqu’à 1 % en juin 2003. Cette baisse des taux embrase les prix immobiliers et mène, malgré une remontée temporaire mais trop tardive des taux en 2004 et 2005, à la crise des subprimes et à notre crise actuelle et à nos taux bas. Autre conséquence : les Etats-Unis revoient à la hausse leurs dépenses de sécurité, ce qui contribue aujourd’hui à fragiliser leur budget.

Comment réagir alors face à la menace ? En abreuvant l’économie d’argent bon marché, en renforçant la sécurité et en déclarant la guerre aux Etats terroristes ? Ce serait une erreur, répond Tilman Brück. “Le coût économique du terrorisme le plus important apparaît quand le politique tombe dans le piège tendu par les terroristes et déclare une ‘guerre’ à la terreur qui est contre-productive. Bien sûr, il faut combattre le terrorisme, poursuit-il, mais nous ne devons pas radicaliser notre société en réponse à cette menace. Plutôt que de donner tant d’importance dans nos pensées à ces gens qui veulent détruire notre société libérale, nous devrions redoubler d’efforts afin de renforcer ce qui est bon dans nos sociétés et même le rendre plus ‘résilient’. Ces attaques, souligne l’économiste allemand, ont révélé le coût des manques de réformes dans la société belge – dans des domaines comme l’immigration, l’emploi, le développement, l’urbanisme -, comme elles l’avaient fait en France un peu auparavant.”

Le coût principal de cette guerre contre la terreur serait donc cela : nous détourner (en nous focalisant uniquement sur les dépenses de sécurité) de la nécessité de réaliser des progrès économiques, sociaux et politiques dans nos sociétés.

SÉBASTIEN BURON ET PIERRE-HENRI THOMAS

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