Le monde dans 20 ans selon la CIA

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L’agence américaine de renseignement a déposé un rapport de plus de 300 pages sur le bureau de Donald Trump. Elle y trace ses perspectives sur l’évolution du commerce mondial, des ressources naturelles, des technologies ou de la démocratie. “Trends-Tendances” a sollicité huit experts pour décoder et compléter ce document unique décrivant l’état du monde en 2035.

“Le rapport que Donald Trump a trouvé dans le bureau ovale “. Tel est le sous-titre donné par l’éditeur francophone au document prospectif publié en ce début d’année par la CIA. Des agents ont parcouru 35 pays et interrogé plus de 2.500 personnes ” d’horizons complètement différents ” pour esquisser les contours du monde dans lequel nous vivrons en 2035. C’est-à-dire dans moins de 20 ans, presque demain. ” Nous ne prétendons pas détenir la ‘réponse’ ultime, lit-on dans l’avant-propos du rapport. C’est une invitation à discuter et à débattre sur la question de l’avenir. ”

C’est ce que nous avons fait en extrayant huit grands thèmes de ce rapport et en les soumettant au regard d’experts belges et français. ” N’oublions pas que le document de la CIA est un document politique à part entière, précise John Pitseys, docteur en philosophie et chercheur au Crisp. Avec ce texte, la CIA se positionne par rapport au gouvernement, l’administration sortante se positionne par rapport à l’administration entrante, les Etats-Unis se positionnent par rapport aux acteurs économiques et aux autres pays. ” Autant dire que ces 300 pages ont été lues, relues et amendées par pas mal de monde avant d’être éditées.

Ce prisme politique ne doit toutefois pas nous inviter à balayer ces rapports prospectifs produits par la CIA tous les quatre ans. De tels textes contribuent en effet à l’anticipation des évolutions de plus en plus rapides, d’un monde de plus en plus complexe. ” La CIA ne s’amuse pas à écrire des scénarios de science-fiction, analyse Thomas Renard, de l’Institut Egmont. Elle essaie, comme d’autres, comme la Belgique le fait aussi, d’imaginer les scénarios de demain pour les anticiper. En matière de cybercriminalité par exemple, c’est fondamental. ” L’économiste Bernard Kepenne (CBC) ne dit pas le contraire quand il évoque la nécessité de préparer aujourd’hui les formations qui permettront d’assurer les emplois de demain.

Les huit témoins sollicités dans le cadre de ce dossier esquissent l’image d’un monde tiraillé par des forces contraires. Où les bouleversements climatiques feront émerger des énergies vertes toujours plus performantes et rentables. Où des technologies de pointe comme l’impression 3D contribueront à la réindustrialisation et la relocalisation d’emplois. Où les mégalopoles asiatiques atteindront leur taille critique et verront leur étoile pâlir face au réseau dense de métropoles européennes. Trends- Tendances vous convie à un voyage dans le temps. Prochain arrêt : 2035.

1. “LE VIEUX RÈGNE DE 70 ANS DE LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE S’EFFONDRE”

Dans un monde politiquement chaotique, avec de lourds défis en matière de sécurité ou d’accès à l’eau, l’économie ne peut guère être florissante. Ce phénomène et celui de la montée des populismes se renforcent mutuellement pour contester la mondialisation. ” Après 70 ans de grandes coopérations commerciales à l’échelle mondiale et régionale, la plupart des pays ont déjà érigé des barrières limitant le commerce des biens non agricoles, note la CIA. La volatilité des marchés financiers, l’érosion de la classe moyenne et la plus grande conscience des inégalités nourrissent l’idée que la libéralisation du commerce est allée trop loin. Le vieux règne de 70 ans de libéralisme économique à l’échelle mondiale affronte un retour de bâton populaire violent. ”

Agriculture urbaine. Les citoyens porteront de plus en plus d'attention à la traçabilité des produits. Ce qui les poussera notamment à privilégier l'économie de proximité.
Agriculture urbaine. Les citoyens porteront de plus en plus d’attention à la traçabilité des produits. Ce qui les poussera notamment à privilégier l’économie de proximité.© BELGA IMAGE

Nous assistons à un net regain de protectionnisme, avec en première les Etats-Unis, pourtant d’ordinaire l’un des plus chauds partisans de l’ouverture des marchés. ” Les autres pays observeront avec attention les dirigeants américains et les signes de repli économique “, lit-on dans le rapport que Donald Trump a donc trouvé en entrant dans le bureau ovale. L’agence parle du ” scepticisme commercial des Etats-Unis “.

Comment se comporteront les économies nationales dans ce nouveau contexte ? Dans ces scénarios optimistes, la CIA met en avant l’émergence à terme d’une nouvelle génération d’entrepreneurs locaux performants, qui auront réussi à tirer parti du protectionnisme. ” L’un des défis majeurs sera de stimuler la productivité, alors que les gains de productivité et la main-d’oeuvre stagnent, ajoute l’agence. Il faudra notamment faire face à une érosion du rendement économique due à la diminution de la population en âge de travailler aux Etats-Unis, en Europe, en Chine, au Japon et en Russie. ” Les 60+ deviendront la classe d’âge la plus représentée au monde. Il n’y a pas de secret : ces indispensables gains de productivité viendront du progrès technologique, lequel est par ailleurs perçu comme destructeur d’emplois. Préparer les emplois de demain sans tuer trop vite ceux d’aujourd’hui, un fameux dilemme que les entreprises vivent déjà aujourd’hui et qui ne serait donc pas près de s’atténuer.

L’expert: Bernard Keppenne, “Chief Economist” chez CBC Banque

“Nos sociétés vont entrer de plus en plus dans une logique de partage et d’économie circulaire. Cela ne peut se concevoir que dans une zone géographique restreinte.”

“Je pense que la tendance au protectionnisme et à la déglobalisation, que nous percevons depuis quelques années, va s’accentuer. Ce phénomène n’a rien de spécifique aux Etats-Unis pour des raisons à la fois sociologiques et économiques. Nos sociétés vont entrer de plus en plus dans une logique de partage, y compris de partage d’habitations ou de voitures, d’économie collaborative et d’économie circulaire. Tout cela ne peut se concevoir que dans une zone géographique restreinte. De même, nous serons de plus en plus attentifs à la traçabilité des produits, et pas seulement pour les produits alimentaires. Cela nous poussera aussi à privilégier la proximité.

J’en viens aux raisons économiques : le coût des produits devra intégrer leurs impacts écologiques, énergétiques et sociaux (je songe à la pénibilité ou au travail des enfants, par exemple). Cela va conduire à partager le travail, à relocaliser des activités près des lieux de consommation. Envoyer des yaourts au Maroc pour qu’on y ajoute des fruits et puis les ramener ici pour les vendre, ce ne sera plus économiquement pertinent. La digitalisation, l’intelligence artificielle et les imprimantes 3D faciliteront ce mouvement. On va produire du sur-mesure pour le consommateur. Ce qui, au passage, réduira le phénomène de surconsommation, dont les impacts négatifs, en particulier sur l’environnement, seront perçus avec plus d’attention par les citoyens. Nous serons vraiment dans une logique de développement durable.

J’ai une vision plutôt optimiste de notre avenir économique. Les évolutions technologiques ne vont pas détruire l’emploi mais recomposer les métiers et parfois les relocaliser. Les tâches répétitives seront automatisées, les transports se feront sans conducteur ou presque. Mais la digitalisation permettra de mieux répondre aux besoins de soins, de loisirs ou d’aides spécifiques d’une population vieillissante. Le défi, c’est de bien anticiper la mutation et de songer, dès aujourd’hui, à la mise en place des formations et des filières pour ces emplois. Nous avons une bonne dizaine d’années devant nous pour réussir ce défi.

Les révolutions industrielles ont eu globalement des apports positifs pour nos sociétés. Une des différences fondamentales aujourd’hui, c’est cette prise de conscience que les disponibilités offertes par la planète ne sont pas infinies. Réussir à gérer intelligemment cette situation, ce serait une fort belle façon de rebondir.”

2. “LA DÉMOCRATIE ELLE-MÊME SERA REMISE EN QUESTION”

Dans les prochaines années, les citoyens verront leur sécurité physique et économique vaciller de plus en plus. Cela entraînera une grave crise de confiance envers les Etats et les gouvernements, dont la mission est de répondre à ces besoins de sécurité. D’où instabilité politique, repli sur soi et montée des populismes. ” La démocratie elle-même sera remise en question “, affirme la CIA, en soulignant le fait que les jeunes occidentaux sont moins enclins que leurs aînés à défendre la liberté d’expression.

Les élus se retrouveront face à ” une multiplication des acteurs (ONG, associations, etc.) capables de solliciter directement les citoyens et de construire leurs propres coalitions, en particulier sur Internet “. De nouveaux ” détenteurs d’un droit de veto “, dit la CIA, qui brident l’action politique, empêchent l’adoption de mesures difficiles mais efficaces et ” renforcent ainsi l’écart avec les attentes du public “. Le cercle vicieux dans toute sa splendeur.

L’expert: John Pitseys, chargé de recherches au CRISP

“La nation est perçue comme de moins en moins souveraine.”

L’idéal démocratique de nos sociétés s’appuie sur le socle de l’égalité politique entre les citoyens. Mais aussi sur deux béquilles : un cadre institutionnel et social stable, à savoir la nation, et une garantie de prospérité. Or, ces deux béquilles sont aujourd’hui fragilisées. La nation est perçue comme de moins en moins souveraine par rapport à des organismes supranationaux tels l’Union européenne, ainsi que par rapport à la sphère économique, voire religieuse. Le pluralisme conduit à multiplier les acteurs, les lieux de décision et, parfois, les inégalités entre les acteurs. Cela complique évidemment la prise de décision politique, quand cela ne la détourne pas. Des acteurs peuvent influencer de manière indue la décision et ce n’est pas un hasard si la CIA n’en parle pas.

Dans ce contexte, trois grandes tendances d’aspirations politiques émergent

La gouvernance. Elle vise à organiser la participation des acteurs, de manière pluraliste, autour d’objectifs d’efficacité. Mais la logique d’efficacité n’entre-t-elle pas à terme en conflit avec la logique démocratique ?

Les théories participatives ou délibératives. De nouveaux lieux et formes de débat public suppléent ou complètent la démocratie représentative. Des expériences locales existent mais sont-elles extensibles à l’ensemble d’une société ?

La démocrature. Des régimes comme la Turquie ou la Russie renforcent l’autorité de l’Etat, tout en conservant des élections et un certain multipartisme. Il est cependant tout sauf certain que de tels régimes permettent d’augmenter le pouvoir politique par rapport aux sphères économiques ou religieuses.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il faudra avoir l’audace de reconstruire des ponts, plutôt que de miser sur le repli sur soi. ” Les gouvernements, les organisations et les individus qui seront les mieux capables de repérer les opportunités et de s’y attaquer en coopérant seront les plus performants “, écrit la CIA. Les sources d’espoir viennent par exemple des technologies de l’information qui permettront une plus grande transparence des processus gouvernementaux, et par-là une plus grande confiance de la part des citoyens vis-à-vis de leurs dirigeants.

3. “L’IMPRESSION 3D BOULEVERSERA LE COMMERCE INTERNATIONAL”

L’évolution des technologies redéfinira les relations économiques. L’automatisation, la robotisation et l’intelligence artificielle ouvriront de nouvelles opportunités commerciales et changeront profondément les industries. Ce mouvement s’accompagnera de perturbations sur un marché du travail où des métiers disparaîtront, parfois de façon massive, comme dans le secteur du transport (de personnes et de marchandises), avec l’avènement des véhicules autonomes. ” Tout cela posera des questions fondamentales sur la place de l’humain “, écrit la CIA.

Le monde dans 20 ans selon la CIA
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Mais les robots et les algorithmes ne sont pas destinés à remplacer toutes les tâches humaines. Les avancées technologiques dans le domaine de l’impression 3D nécessiteront des concepteurs et des techniciens à même de faire fonctionner les usines du futur. Le développement de cette nouvelle industrie aura un effet direct sur le commerce international. ” L’impression 3D, devenant un élément routinier de la production de précision (…), augmentera le rôle de la production locale au détriment des chaînes d’approvisionnement plus diffuses “, prédit la CIA.

L’expert: Christophe Hermanns, CEO de Vigo Universal

“Ce qui aura de la valeur, c’est la propriété intellectuelle.”

“Après l’artisanat puis l’industrialisation de masse, nous assistons à l’émergence de l’industrie 4.0, celle de la production d’objets personnalisés en petite quantité. L’impression 3D implique une certaine forme de délocalisation de la chaîne de production, avec la création d’une multitude de petites usines. L’aspect positif, c’est que l’objet demandé par le client est imprimé localement. Cela implique aussi une relocalisation de certains métiers. Pour faire fonctionner et pour entretenir le matériel, il faut des techniciens, comme on en a dans l’industrie classique. Il faut aussi des graphistes, des ingénieurs, des designers. Dans ce secteur, la valeur ajoutée se situera au niveau de la propriété intellectuelle. Si l’impression en elle-même est un processus relativement simple à maîtriser, et plutôt bon marché (une bobine de fil plastique coûte 25 euros), l’étape la plus complexe est celle de la création du fichier numérique à partir duquel se fera l’impression. C’est sur ce travail intellectuel à haute valeur ajoutée que nos entreprises pourront faire la différence. Par contre, le développement de l’impression 3D ne signifie pas que les gros centres de production disparaîtront. Les grandes usines resteront pertinentes pour la production en série de volumes importants d’objets. Ces usines utiliseront de plus en plus l’impression 3D dans leur chaîne de fabrication. Certains acteurs, comme 3D Systems, rêvent même de remplacer les usines traditionnelles par des procédés d’impression 3D à grande échelle. C’est envisageable, d’autant que les matériaux continueront à s’améliorer et se diversifier : certaines imprimantes utilisent déjà différentes qualités de plastique, mais aussi des composés de bois, de bronze, de laiton ou des matériaux conducteurs d’électricité. A côté de ces grandes usines se développeront aussi de véritables “fermes” d’imprimantes 3D qui regroupent des machines permettant de créer de façon ultra- personnalisée n’importe quel objet à usage professionnel (matériel de dentisterie, pièce mécanique, outil, etc.) ou privé (meuble, assiette, brosse à dents, sac, etc.).”

La diminution des coûts de transport des matériaux liée à la proximité des nouveaux sites de production favorisera les usines les plus proches du client ou du centre de décision de l’entreprise. L’agence américaine s’attend à une relocalisation de certaines lignes de production et une diminution de l’avantage compétitif conquis par les pays à bas salaire. ” L’arbitrage mondial du travail sera moins nécessaire “, en déduit la CIA. L’impression 3D pourrait donc enclencher un processus de réindustrialisation et de relocalisation de certains métiers dans des pays mis sous pression par la concurrence internationale, comme la Belgique.

4. “NOUS VIVRONS DANS UNE ZONE GRISE ENTRE GUERRE ET PAIX “

Etats fragilisés, réserves naturelles raréfiées, populations paupérisées… ” Le risque de conflits, y compris les conflits entre Etats, augmentera considérablement au cours des 20 prochaines années. ” Ce risque sera même si constant que nous devrons nous habituer à vivre ” dans une zone grise entre guerre et paix “, avec des conflits plus diffus, plus divers et plus déstabilisants.

Plus diffus car la force militaire n’est plus réservée à des Etats, les groupes activistes ou les gangs criminels ont accès à ” un éventail toujours plus large de moyens plus ou moins meurtriers pour obtenir ce qu’ils veulent “. Et des sociétés militaires privées se déploient en complément ou à la place des armées classiques. Le danger peut venir de partout, avec une menace terroriste généralisée.

Plus divers, car l’arsenal des moyens s’étoffe. D’une part, les armes de destruction massive deviennent plus accessibles, à la fois en raison des évolutions technologiques (armes biotechnologiques) et de l’affaiblissement des Etats – celui-ci permettra aux groupes terroristes de s’emparer de l’arme atomique. D’autre part, les cyberattaques, la coercition économique, la désinformation de la population adverse multiplient les possibilités d’action, jusque dans l’espace et le cyberespace. ” La diversité des formes de conflit mettra en question la capacité des gouvernements à se préparer efficacement au plus grand nombre d’éventualités “, pointe la CIA.

L’expert: Thomas Renard, “Senior Research Fellow”, à l’Institut Egmont

“Dans le cyber-espace, les outils offensifs sont plus performants que les défensifs. Il faudra multiplier les couches de protection, avec la participation des producteurs d’appareils connectés.”

“Aujourd’hui, la cybersécurité vient à la fin des discussions de sécurité. En 2035, ce sera l’axe central des réflexions. Il y a cinq ans, on ne parlait pas de cyberterrorisme. Il y a deux ans, on pensait simplement à des activités de propagande ou de recrutement via les réseaux sociaux. Dans les prochaines années, nous verrons émerger l’utilisation des outils digitaux pour commettre l’équivalent d’une attaque terroriste : pirater la tour de contrôle pour provoquer un accident d’avion ; pirater le système ferroviaire pour provoquer des collisions ; pirater le traitement des eaux pour contaminer l’eau courante.

La riposte est difficile car, dans le cyber-espace, les outils offensifs sont plus performants que les défensifs. Il faudra donc multiplier les couches de protection, ce qui impliquera la participation du secteur privé. Les producteurs devront renforcer la sécurisation des appareils connectés. Les smartphones bien sûr mais aussi les frigos connectés ou les télévisions intelligentes sont déjà utilisées dans des actions de cyber-hacking sans que nous le sachions. Les coûts de protection devront être intégrés dans les prix.

Plus globalement, je pense que nous allons évoluer vers un monde bipolaire, avec une grande confrontation entre la Chine et les Etats-Unis. Ce ne sera plus une division idéologique comme lors de la guerre froide, mais plutôt une division sur des axes économiques et commerciaux. L’Europe sera moins clairement dans le camp américain qu’aujourd’hui. Les relations transatlantiques sont au plus bas depuis un siècle. Certains pays se rapprocheront de la Chine, d’autres tenteront de représenter une troisième voie, de jouer les spoilers sans choisir définitivement leur camp. La Russie et l’Inde devraient aussi adopter cette posture.

Plus déstabilisants enfin, car il ne s’agit plus de vaincre militairement sur le champ de bataille mais de prendre des avantages géopolitiques et psychologiques, en détruisant des infrastructures capitales chez l’adversaire ou cherchant à miner la cohésion sociale, tantôt par de la propagande, tantôt par des actions plus musclées. ” Les civils seront de plus en plus ciblés, parfois pour monter des groupes ethniques, religieux ou politiques les uns contre les autres, dans le but de perturber la coopération et la coexistence au sein des Etats “, estime la CIA.

5. “LA MOITIÉ DE LA POPULATION FACE À DES PÉNURIES D’EAU”

2016 a été l’année la plus chaude depuis le début des mesures en 1880. Seize des 17 années les plus chaudes ont eu lieu après 2000. Les émissions de gaz à effet de serre de ces dernières années sont telles que la hausse des températures sur le globe est une certitude pour les 20 prochaines années. ” Les politiques de réduction des émissions appliquées actuellement n’y changeront rien “, assène la CIA. Les dérèglements climatiques accéléreront l’augmentation du niveau des mers et la fonte des glaces, et provoqueront la multiplication des tempêtes, inondations, incendies, pannes de courant, destructions d’infrastructures, épidémies, etc., surtout dans les zones densément peuplées, comme les mégalopoles et les côtes.

D’ici 2035, plus de la moitié de la population mondiale fera face à des pénuries d’eau. La croissance démographique, la consommation croissante et la production agricole épuiseront les réserves d’eau. ” Plus de 30 pays, dont presque la moitié est situé au Moyen-Orient, subiront d’ici 2035 un stress hydrique massif qui risque d’exacerber les tensions économiques, sociales et politiques “, souligne la CIA.

L’expert: Juliette Boulet, porte-parole de Greenpeace, spécialiste des questions climatiques et énergétiques

“Derrière l’urgence des questions climatiques, se dessine une nouvelle industrie très prometteuse.”

“Les partisans de la géo-ingénierie partent du constat selon lequel les politiques sont incapables de prendre des décisions qui auront un effet sur le changement climatique. Mais c’est faux. La COP21 à Paris a fixé des objectifs concrets visant à limiter la hausse des températures à 1,5°C. Pour y arriver, toute une série d’avancées technologiques seront très utiles. Mais il faudra faire un tri.

Les recettes de la géo-ingénierie, qui émanent souvent des milieux climato-sceptiques, consistent à modifier le vivant et la nature sans prendre en considération les dommages collatéraux potentiels. Personne ne sait quels seront les effets sur la faune et la flore marine d’un saupoudrage massif de sulfate de fer dans l’océan en vue d’améliorer les qualités naturelles du phytoplancton et sa capacité d’absorption du CO2. Par contre, derrière l’urgence des questions climatiques, se dessine une nouvelle industrie très prometteuse.

L’apparition des batteries de stockage, sous l’impulsion notamment de l’entrepreneur américain Elon Musk (Tesla, Solar City), va révolutionner les systèmes de transport d’énergie. Les énergies renouvelables, comme l’éolien offshore et terrestre, seront de plus en plus concurrentielles par rapport aux énergies fossiles. Elles permettront à des familles de se déconnecter des réseaux d’électricité et d’être autonomes. Ce sont les meilleures pistes pour répondre aux enjeux climatiques, et ce n’est pas de la philanthropie. Même Donald Trump, qui veut rouvrir les mines de charbon, se rendra à l’évidence quand il verra qu’il y a un véritable business model et de nombreux emplois derrière ces nouvelles formes d’énergie.”

Pour répondre à ces différentes menaces, certains pays ou certaines organisations tenteront de manipuler le climat grâce à la géo-ingénierie. Selon la CIA, cette science futuriste utilisera des techniques visant à retirer le CO2 de l’atmosphère, ou encore à jouer sur les rythmes de précipitations en éclaircissant chimiquement les nuages. Elle tentera aussi de faire baisser la température sur Terre en limitant les radiations solaires via l’injection d’aérosols dans la stratosphère, ou en installant des miroirs en orbite dans l’espace. Une utilisation de ces procédés ne se fera cependant pas sans risques, avertit la CIA : ” La moindre tentative pour tester ou mettre en oeuvre des techniques de géo-ingénierie à grande échelle créerait immédiatement des tensions et des inquiétudes sur les risques et potentialités de conséquences accidentelles “.

6. “LE NOMBRE DE MIGRANTS VA CONTINUER À AUGMENTER”

Entre 2000 et 2015, le nombre de migrants internationaux a augmenté de 41 %, pour atteindre le total record de 244 millions de personnes vivant hors de leur pays d’origine, d’après les chiffres des Nations unies. Dans le monde, une personne sur 112 est un réfugié, un demandeur d’asile ou un déplacé intérieur. La CIA estime que l’augmentation du nombre de migrants se poursuivra dans les prochaines années, ” en raison des grosses inégalités de revenus, de la persistance des conflits et des tensions ethniques et religieuses qui s’enveniment “. Cette tendance sera renforcée par l’aggravation des problèmes environnementaux, qui créeront de plus en plus de réfugiés et déplacés climatiques.

La mauvaise gestion par les Etats de ces déplacements toujours plus importants de population renforceront la création de camps de réfugiés ” de longue durée “. Un phénomène déjà en cours, puisqu’on compte actuellement 32 camps de réfugiés existant depuis plus de 26 ans. ” Ces colonies temporaires sont vouées à devenir des villes permanentes, privées toutefois d’infrastructures, d’activités économiques diversifiées et d’institutions gouvernementales planifiées et dirigées “, explique la CIA.

L’expert: François Gemenne, professeur à l’ULg et à Science-Po

Les murs n’ont jamais empêché les gens de passer.”

“Les flux migratoires vont continuer à augmenter, en raison des inégalités économiques et de développement qui vont continuer à se creuser, des conflits armés et des changements climatiques. Si cette augmentation sera tangible en valeur absolue, elle ne le sera pas en valeur relative. Depuis 60 ans, la proportion de migrants internationaux se situe aux alentours de 3 % de la population mondiale. Ce chiffre restera stable parce que la migration continuera de coûter énormément d’argent aux candidats au départ. Depuis 2000, les migrants ont dépensé plus de 15 milliards d’euros, notamment auprès des passeurs, pour rejoindre l’Europe ! Une famille peut économiser pendant 10 ans pour financer un tel projet. Les nouvelles politiques, plus drastiques, comme celle de Donald Trump, n’auront aucun effet sur les flux migratoires. Le mur, qui existe déjà partiellement entre les Etats-Unis et le Mexique, n’a eu aucun impact sur les déplacements entre ces deux pays. S’il veut ralentir les flux migratoires, le nouveau président n’a qu’une seule option : plonger son pays en récession. Les murs et les fermetures de frontières n’ont jamais empêché les gens de passer. On l’a vu avec Calais, où 10.000 personnes attendaient de passer vers la Grande-Bretagne. Si des politiques plus contraignantes se mettent en place, ce sera plus difficile, plus coûteux et plus dangereux de migrer, mais cela n’arrêtera pas les déplacements de populations. D’autant qu’une autre évolution est actuellement en cours : la proportion de migrants forcés (à cause de catastrophes naturelles, guerres, persécutions, etc.) est en augmentation par rapport aux migrants volontaires.”

Pour sortir de cette ère des
Pour sortir de cette ère des “Fake News”, des initiatives d’organisations médiatiques et technologiques sont nécessaires, à l’image de celle du First Draft Partner Network.© BELGA IMAGE

L’Europe restera en première ligne de ces déplacements de population, en raison de l’instabilité qui continuera de régner dans sa périphérie proche. Selon la CIA, ces migrations pourraient contribuer à répondre au besoin de main-d’oeuvre qui se fera sentir sur un continent européen confronté au vieillissement de sa population. Mais les politiques de limitation des flux migratoires contrecarreront l’apport que ces forces de travail pourraient fournir aux économies européennes.

7. L’ÈRE DE LA POST-VÉRITÉ

Ecrit avant l’élection de Donald Trump (et, comble de l’ironie, finalement destiné à ce denier), le rapport de la CIA est sur ce point étrangement prophétique. Selon l’agence américaine, nous sommes entrés dans une ère ” post-vérité” ou ” post-factuelle “. Désormais, les faits sont à géométrie variable, en fonction du message que telle personne ou telle organisation veut faire passer. ” Les tentatives mal intentionnées de manipulation des citoyens sont assez aisées dans un tel contexte “, constate la CIA.

A l’avenir, les groupes et mouvements de pensée seront de plus en plus polarisés, et en quelque sorte enfermés dans leurs opinions. Une situation renforcée par la puissance des réseaux sociaux, qui confortent les individus dans leur vision du monde en leur proposant uniquement des liens vers des sites et des articles confirmant leur mode de pensée, explique la CIA : ” Les sphères de l’information et des médias, de plus en plus ségréguées, durciront encore les identités à travers des algorithmes offrant des réseaux sociaux et des recherches sur mesure “.

L’expert: Alain Gerlache, journaliste à la RTBF, spécialiste du web et des médias

“La crédibilité des journalistes est au plus bas.”

“Les bulles filtrantes d’information ont toujours existé, en fonction des nationalités, des courants de pensée, des religions, etc. Contrairement à leurs promesses, les réseaux sociaux n’ont pas mis fin à ce compartimentage. La polarisation des groupes et des opinions sur le Web ne sera pas remise en cause tant que Facebook ne modifie pas son algorithme. Pour sortir de l’ère de ‘post-vérité’ dans laquelle nous sommes entrés, des organisations technologiques devront développer un travail de fact-checking. La difficulté sera de démontrer qu’elles réalisent un travail incontestable alors que la crédibilité des médias est au plus bas. Il est en effet devenu extrêmement facile et surtout très efficace de s’en prendre aux journalistes et de contester leurs informations.”

L’agence américaine voit cependant une possibilité de sortir de cette ère de la ” post-vérité ” et des fake news : ” La création d’organisations médiatiques et technologiques fournissant des rapports objectifs et assurant un processus de vérification des faits transparent serait un pas en avant vers la mise en place d’un lien de confiance renforcé avec les gouvernements et les institutions “.

8. “LES DEUX TIERS DE LA POPULATION HABITERONT DANS DES VILLES”

Rien n’arrête la métropolisation de la planète : en 2035, les deux tiers des habitants de la planète vivront dans des villes. Et même des mégavilles puisque l’on devrait passer de 28 à 41 agglomérations de plus de 10 millions d’habitants. Pour le meilleur et pour le pire. ” Tout dépendra de la capacité des Etats à gérer les contraintes politiques, économiques et sociales de cette soudaine croissance urbaine “, écrit la CIA.

Le monde dans 20 ans selon la CIA
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Bien organisée, l’urbanisation fournit ” le cadre, la main-d’oeuvre et l’impulsion pour une croissance durable “. Elle permet des économies d’échelle dans les infrastructures publiques et de services, tout en favorisant la créativité grâce à la concentration et au mélange des savoirs. Jusqu’à 85 % des innovations technologiques et scientifiques proviendraient de ces métropoles. A l’inverse, les villes mal administrées deviennent ” des incubateurs de pauvreté, d’inégalités, de crimes, de pollution et de maladies “. Les choix d’infrastructures portés aujourd’hui pèseront donc lourdement sur le destin de ces mégavilles et, par là, sur celui de la planète.

L’expert: Jean Haëntjens, économiste et urbaniste, conseiller en stratégies urbaines

“L’avenir n’est pas aux métropoles gigantesques mais aux villes de 1 à 3 millions d’habitants. C’est un atout formidable pour l’Europe.”

L’urbanisation prend deux formes différentes. Dans les pays émergents, le nombre d’habitants des mégalopoles va doubler en 20 ans. Personne ne sait comment cela va se passer et ce ne sera sans doute pas très bien, avec un habitat très précaire. En Europe, ce sera très différent. Nous n’avons que deux villes de plus de 10 millions d’habitants (Londres et Paris) mais nous avons un formidable réseau d’agglomérations de plus de 1 million d’habitants, proches les unes des autres. C’est une chance inouïe.

Dans une économie tertiaire, la richesse provient de la rencontre, du croisement des compétences. Il faut des villes pour polariser cela. Six cents villes génèrent 60 % de la richesse mondiale. Mais contrairement à ce que l’on pensait il y a une vingtaine d’années, la taille des villes n’est pas un gage de puissance. Un rapport de McKinsey a montré que les villes de 1 à 3 millions d’habitants progressaient le mieux. En termes de valeur ajoutée par habitant, Helsinki talonne Paris ! Et regardez la Silicon Valley : toute cette nouvelle industrie s’est développée autour de San Francisco, pas de Los Angeles ou New York. Les villes mondiales pâtissent du coût des logements, de la pollution (qui rebute les jeunes cadres et leur famille) et des difficultés de déplacement. La Chine le vit actuellement, les jeunes diplômés ne veulent plus vivre à Pékin !

Dans une économie globalisée, les grandes villes sont devenues l’interface idéale, à la fois ouvertes sur le monde avec les aéroports et enracinées dans des traditions, une histoire. Une économie nationale, aujourd’hui, c’est l’agrégat d’économies urbaines. La moitié de la croissance française est assurée par 10 grandes villes. On y trouve le savoir-faire, les universités, la richesse culturelle, la créativité. En outre, en Europe, les villes sont relativement proches les unes des autres, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis. C’est un atout fabuleux, qui n’est pas suffisamment exploité, notamment pour les connexions à grande vitesse entre ces villes.

Le développement des villes impactera la gouvernance publique. La CIA s’attend à une intensification de la perte de crédit des dirigeants nationaux, impuissants à protéger leurs populations face aux bouleversements technologiques et environnementaux. Mais en parallèle à un renforcement du rôle des élus locaux, qui prendront en charge de plus en plus de besoins éducatifs, financiers, légaux ou sécuritaires. Les associations, les entreprises voire des mouvements religieux pourraient aussi assumer une partie des services publics. Les maires des grandes villes deviendront des personnalités de plus en plus influentes, contribuant par-là à un émiettement du pouvoir.

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