Le livret, un condamné en sursis

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Le carnet d’épargne réglementé, le fameux ” livret “, vit-il ses dernières heures ? On se pose la question depuis des années. Mais cette fois pourrait être la bonne suite à une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne.

Une décision récente de la justice européenne pourrait finir par sonner le glas du produit d’épargne préféré des Belges. Un instrument sur lequel ils placent encore aujourd’hui plus de 255 milliards d’euros, alors pourtant que le rendement (taux de base, plus prime de fidélité) des livrets ne procure plus, bien souvent, qu’un maigre 0,11 % (0,01 % de taux de base et 0,10 % de prime de fidélité).

Le must du produit anti-crise

Ce qui a fait le succès du livret, c’est un cocktail d’éléments qui ont positionné cet instrument comme le produit anti-crise par excellence. Fiscalement, le livret est imbattable : les premiers 1.880 euros d’intérêts sont exonérés de précompte, et les intérêts suivants ne sont ponctionnés qu’à hauteur de 15 % (alors que le taux standard du précompte mobilier est de 30 %).

Financièrement aussi, ce produit est très souple (on peut retirer son argent quand on veut) et très sûr (les dépôts sont protégés à hauteur de 100.000 euros ). La loi interdit même aux banques de proposer à leur client un taux négatif, ce qui explique qu’aucun taux de base ne se situe en dessous de 0,01 %. Malgré cette période de taux négatifs et le désir du lobby bancaire de faire sauter ce verrou, les gouvernements successifs ont tenu bon. Bref, le livret semble être un must en cas de crise.

Toutefois, depuis quatre ans, il est en sursis. Ses caractéristiques sont très belges : ” Il n’existe aucun produit semblable dans l’Union européenne, note Marc Dassesse, professeur honoraire à l’ULB. Ce système (taux de base et prime de fidélité) avait été rendu obligatoire sous l’influence du lobby des grandes banques qui devaient faire face à la concurrence grandissante des banques internet. ”

Pour profiter des avantages fiscaux, il faut en effet remplir certaines conditions et ” entre autres le fait que la rémunération des comptes d’épargne doit être obligatoirement et exclusivement constituée d’un intérêt de base et d’une prime de fidélité, des conditions qui peuvent de facto seulement être remplies par les banques belges “, abonde l’avocat Marc Vandendijk, du cabinet Vandendijk & Partners. On imagine mal une banque située en France, en Finlande ou en Italie dépenser des montants importants en informatique et en gestion pour créer un tel produits afin d’attirer la clientèle belge. Cette particularité est cependant mal vue par l’Europe qui estime qu’elle constitue une entrave injustifiée aux libertés fondamentales inscrites dans les traités européens, et plus précisément à la libre circulation des capitaux et à la libre prestation de services.

C’est comme la margarine

Le livret, un condamné en sursis

Mais ce frein n’est-il pas théorique ? Y a-t-il des épargnants belges qui voudraient ouvrir un compte épargne à l’étranger ? ” Il y a ceux qui ont ouvert un compte courant et un compte épargne pour gérer une seconde résidence. Il y a les expatriés, Français ou Néerlandais, par exemple, qui sont venus s’établir en Belgique mais possèdent encore un compte dans leur pays d’origine. Oui, il y a des Belges, assez nombreux, qui disposent de comptes épargne ouverts à l’étranger “, répond Marc Vandendijk qui défend d’ailleurs l’un de ces épargnants belges qui réclamait de pouvoir bénéficier sur son compte épargne étranger des mêmes avantages fiscaux (exonération des premiers 1.880 euros d’intérêts et précompte de 15 %, et non pas de 30 %, sur le reste). ”

L’affaire a été portée devant un tribunal de Bruges qui, avant de statuer, s’est tourné vers la Cour de Justice de l’Union européenne et lui a posé une question préjudicielle : les dispositions belges sur le livret enfreignent-elles les libertés fondamentales de l’Union ? Et la Cour a répondu oui.

La Cour de Justice a clairement dit que notre législation sur le livret était contraire au droit européen.

Ce n’est pas la première fois que la Cour de Justice était saisie du problème. Déjà en 2013, elle avait crossé notre pays. Il est vrai qu’à l’époque, seules les banques belges pouvaient expressément offrir à leurs clients un compte épargne réglementé. La loi avait donc été modifiée pour permettre aussi aux banques étrangères proposant des produits ” analogues ” au livret de bénéficier des mêmes avantages fiscaux.

Mais dans les faits, il n’y a pas eu grand-chose de changé. ” En effet, le régime d’exonération dépend des conditions, notamment du fait que la rémunération des comptes d’épargne doit être obligatoirement et exclusivement constituée d’un intérêt de base et d’une prime de fidélité, qui peuvent de facto seulement être remplis par les banques belges. ”

” La Cour de Justice n’a pas retenu l’argumentation de l’Etat belge qui plaidait que ce système avait été mis en place pour protéger le consommateur “, explique Marc Dassesse. Mais en droit européen, quand un bien ou service est conforme dans un Etat membre, il doit pouvoir circuler sans entrave dans un autre sur base du principe de la reconnaissance mutuelle.

” Il y a eu des précédents célèbres “, rappelle Marc Dassesse. Il évoque l’histoire du Cassis de Dijon et de la margarine belge. La Belgique, pour pouvoir, disait-on, distinguer celle-ci du beurre, avait imposé que les paquets de margarine présentent une forme cubique. Cette réglementation protégeait en réalité les producteurs belges. La Cour de Justice a donc obligé la Belgique à accepter que la margarine d’un producteur allemand, qui se présentait sous forme de cône, puisse être néanmoins commercialisée sur son territoire.

Cette décision de la Cour de Justice ne condamne pas la fiscalité du livret. Ce n’est qu’une réponse à une question préjudicielle d’un tribunal belge qui désirait connaître l’interprétation du droit européen sur un litige en cours. Mais en répondant au tribunal de Bruges, la Cour de Justice a clairement dit que notre législation sur le livret était contraire au droit européen.

Le début de la fin ?

Le livret, un condamné en sursis

Si la Belgique ne fait rien, un jour ou l’autre, la Commission européenne se saisira du sujet et adressera une mise en demeure à la Belgique. Le cabinet des Finances marche donc sur des oeufs. ” Le cabinet prend acte de l’arrêt de la Cour européenne de justice, dit-on chez Johan Van Overtveldt. La décision de la cour sur la question préjudicielle n’est pas encore finale (il n’y a donc pas de condamnation formelle) dans la mesure où un juge belge doit encore se pencher sur la question. Tous les aspects de l’arrêt seront néanmoins analysés en détail avec les services compétents. ”

Notre pays est donc forcé de modifier sa législation. Mais dans quel sens ? Il existe en fait deux possibilités. ” Soit, résume Marc Vandendijk, on supprime les avantages liés au livret. ” Et le livret devient un produit d’épargne comme les autres et subit le précompte à partir du premier euro d’intérêt. A quel taux ? 15 % comme aujourd’hui sur les dépôts d’épargne ordinaires, ou 30 %, qui est le taux standard appliqué aux intérêts des sicav obligataires, des bons de caisse ou des comptes à terme ? ” Soit, poursuit l’avocat, on précise les conditions selon lesquelles les comptes ouverts à l’étranger par des contribuables belges peuvent bénéficier des mê-mes avantages que le livret d’épargne afin de tenir compte du jugement de la Cour européenne de Justice. ” Autrement dit, on élargit l’avantage fiscal du livret à tout ce qui ressemble, dans l’Espace économique européen (ce sont les pays actuels de l’Union, plus la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein).

De nombreux Belges possèdent encore, de manière illégale, plusieurs livrets répartis entre différentes banques afin de profiter au maximum de l’avantage fiscal.

A dire vrai, politiquement aucune de ces solutions n’est optimale. ” Supprimer les avantages du livret serait une sorte de suicide politique, ajoute Marc Vandendijk, tant le livret est populaire au sein de la population. ” Mais ouvrir largement ces avantages aux comptes épargne étrangers comporte aussi son lot de problèmes. Problèmes budgétaires car l’Etat perdrait ainsi des recettes fiscales. Problème de contrôle car, note François Parisis, qui dirige le département fiscalité et ingénierie patrimoniale de la Banque Transatlantique Belgium, ” certains contribuables seraient tentés, en dépit de l’entrée en vigueur de l’échange d’informations, de multiplier les ouvertures de comptes à l’étranger pour bénéficier à chaque fois de l’exonération “. Problème de stabilité financière car une partie des dépôts qui sont actuellement dans les banques belges pourraient partir à l’étranger si des banques étrangères offrent des conditions plus attrayantes que les banques belges sur leurs dépôts.

Ne rien faire n’est pas la solution non plus car, indépendamment de l’arrêt de la Cour de justice, la fiscalité avantageuse des livrets est critiquée depuis des années. La Banque nationale l’avait déjà ciblée en 2011. En 2013, devant le Parlement, le ministre des Finances de l’époque, Koen Geens, en avait remis une couche, estimant qu’il fallait davantage soutenir l’épargne de long terme.

Une minute de courage politique

Le livret, un condamné en sursis
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Voici un an, le groupe d’experts piloté par André Sapir, qui était chargé par le ministre des Finances de plancher sur l’avenir de notre place financière, avait longuement abordé le sujet. Les experts avaient fortement critiqué cette fiscalité économiquement incohérente qui ” favorise de manière disproportionnée les comptes épargne réglementés et créent des distorsions importantes “. Avec ces dispositions, notre pays défavorise en effet le financement des investissements à long terme dans les infrastructures ou les entreprises. Le calcul des taux d’intérêt, pour l’épargnant, n’est en outre pas clair pour les épargnants et l’application même de la législation laisse à désirer. De nombreux Belges possèdent encore, de manière illégale, plusieurs livrets répartis entre différentes banques afin de profiter au maximum de l’avantage fiscal.

De plus, une partie des dépôts récoltés par des succursales belges de banques étrangères s’en va en effet financer des activités en dehors de la Belgique. Comme cet avantage incite l’épargnant à mettre trop d’épargne sur son livret au détriment d’autres instruments, (comme les fonds de placement, les actions, les obligations), le financement de l’économie réelle du pays est bien trop dépendant des banques. En résumé, l’Etat subventionne un système qui ne contribue pas assez au développement de notre économie.

Le livret, un condamné en sursis

” Il suffirait d’une minute de courage politique pour supprimer ces dispositions, observe François Parisis. La meilleure solution serait de permettre au contribuable belge de bénéficier d’une exonération du précompte mobilier sur ses premiers 1.880 euros de revenus mobiliers, d’où qu’ils proviennent (dividendes d’actions, intérêts d’obligations, comptes rémunérés, etc.). Cela avait déjà été évoqué par le CD&V à l’époque. La période actuelle, de faible taux, me semble propice à cette réforme qui devrait sans doute faire partie d’une réforme plus globale de la fiscalité. ”

Une réforme globale de la fiscalité ? Elle a souvent été évoquée au gouvernement. Cependant, les élections législatives de 2019 approchent à grands pas. Les postures des partis de la majorité s’en ressentent déjà, ce qui rend de plus en plus difficile la possibilité d’atteindre un accord global sur cette matière politiquement très sensible. Il est donc possible que le gouvernement Michel réussisse à passer la patate chaude à son successeur.

Le livret est condamné. Mais il bénéficie encore d’un petit moment de sursis.

Les réclamations vont se multiplier

Cet arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne est évidemment une mauvaise affaire pour le fisc. Il ouvre en effet, dès à présent, des possibilités de recours. “Le contribuable peut appliquer dans sa déclaration à l’impôt des personnes physiques relative à l’exercice 2017 (revenus de 2016) le régime d’exonération (..) également pour les revenus des dépôts auprès des banques établis dans un Etat membre de l’Espace économique européen. Sur base de cet arrêt du 8 juin 2017 de la Cour de Justice, il est également possible d’introduire une réclamation à l’encontre des cotisations relatives à des exercices d’imposition précédents”, notent Chantal Hendrickx et Marc Vandendijk, du cabinet Vandendijk & Partners.

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