La révolution américaine de la marijuana: le jackpot pour les “ganjapreneurs”

© Thinkstock

Depuis la légalisation de la marijuana dans deux Etats américains en janvier dernier, les entrepreneurs et les investisseurs voient la vie en vert. Les observateurs estiment que ce secteur est appelé à croître rapidement, au point même de rivaliser avec la bulle Internet des années 1990.

On peut planer de plusieurs manières : John et Jane le savaient bien avant de se rendre à Denver, Colorado. Pourtant, ni l’un ni l’autre n’imaginait la grande diversité des offres auxquelles ils ont été confrontés à leur arrivée.

Indications

Au 3D Cannabis Center, ils ont trouvé de l'”herbe” aromatisée pour satisfaire tous les goûts : menthe, ourson gélatine, fruits acidulés… jusqu’aux truffes et pralines. “Hier, c’était la journée suisse”, explique un vendeur en présentant un morceau de chocolat noir. Cette sélection comprend d’autres variétés encore comme cookies-crème ou mandarine-chocolat. Autant de douceurs, bien sûr, améliorées au cannabis. “Les produits contiennent soit 80 soit 40 milligrammes de THC”, explique le vendeur derrière son comptoir — THC est l’acronyme de tétrahydrocannabinol, l’agent psychoactif du cannabis.

Peu de temps après, John, technicien, renifle l’odeur de moisi de l’une des nombreuses variétés. “Génial”, dit-il, savourant le moment. Chez eux, la seule manière de se procurer du cannabis, ce sont les dealers des bas-quartiers. A présent, pour la première fois, sa femme réceptionniste et lui se trouvent dans un établissement lumineux et attrayant, ressemblant à une épicerie, avec son plancher de bois et ses comptoirs. Ils ne savent où donner de la tête.

Devraient-ils choisir le Silverback Gorilla, une culture de pleine terre à l’odeur minérale ? Ou alors le Death Star, pas loin du paradis, pour reprendre le commentaire du vendeur ? C’est le résultat de 10 années de culture.

Aux Etats-Unis, pays plus généralement connu pour la sévérité des peines qui punissent la criminalité liée aux drogues, c’est une révolution improbable qui est en cours. La marijuana à usage médical a déjà été approuvée dans plus de 20 Etats. Dans de nombreux endroits, même des gens souffrant de simples maux de tête ou de dépression légère n’éprouvent que peu de difficultés à obtenir une prescription. Après referendum, les Etats de Washington et du Colorado ont entièrement légalisé la marijuana le 1er janvier dernier. Ces décisions ont déclenché une vague de tourisme de masse — des gens comme John et Jane — vers lesdits Etats.

Les “ganjapreneurs”

Les entrepreneurs qui, comme Toni Fox, la propriétaire du 3D, se sont lancés dans la marijuana, font des affaires en or. Toni, 42 ans, raconte qu’au départ, l’activité était si fragile et les ressources si limitées qu’elle n’ouvrait que les week-ends. A présent, de nouveaux cultivateurs se lancent dans la marijuana partout dans l’Etat pour répondre à l’énorme demande. A certains endroits, les propriétaires demandent deux à quatre fois le prix du marché pour louer des bâtiments suffisamment vastes pour la culture du cannabis.

Ailleurs dans le pays, même là où la marijuana n’est pas encore légale, des usines alimentaires surgissent au milieu de nulle part et des sociétés se préparent à capter ce nouveau marché. Côté techno, des start-up proposent des applis pour les consommateurs et des techniciens développent divers vaporisateurs — essentiellement des e-cigarettes pour la marijuana — qui vont de l’usage unique au design coûteux.

Quant aux investisseurs financiers, ils commencent à lever des fonds pour prendre pied sur ce marché géant à un stade aussi précoce que possible. Selon les analystes, le marché potentiel du cannabis pourrait atteindre 110 milliards de dollars (81 milliards d’euros), soit quatre fois les bénéfices que génère chaque année l’industrie du tabac. La situation est comparée à l’ère dot-com, à la ruée vers l’or au 19e siècle, voire à la fin de la prohibition dans les années 1930, qui a vu une croissance massive dans l’industrie des spiritueux. Et tout le monde essaie de se lancer : idéalistes, réalistes durs en affaires, charlatans, génies et doux-dingues.

Avec sa veste rouge et sa robe plissée rose, Toni Fox n’est pas le genre de femme que l’on imagine d’emblée faire partie de ce milieu. Elle s’est lancée dans le business après avoir vu son frère condamné à 10 ans de prison pour avoir vendu de la marijuana à des amis. Cette punition draconienne a incité Toni Fox à devenir ce qu’elle décrit elle-même comme une “activiste du cannabis”. Cette mère de deux enfants a participé à des manifestations et a fini par créer sa propre affaire qui, au départ, ne pouvait vendre de la marijuana qu’à usage médical. Elle a également soutenu les lobbyistes de l’association internationale de mères Moms for Marijuana. Comme de nombreux autres membres du mouvement pro-légalisation, Toni Fox est convaincue que le cannabis est l’un des meilleurs remèdes dans le traitement d’affections comme le cancer, l’épilepsie ou la maladie d’Alzheimer — et qu’il est nettement préférable à l’alcool. Depuis la légalisation de la marie-jeanne au Colorado, elle n’a eu pratiquement aucun répit. “Le 1er janvier, dit-elle, les gens ont fait la queue durant cinq heures avant de pouvoir entrer.” Signe de la popularité du magasin, les recettes de cette année ont dépassé celles de l’ensemble des trois dernières années.

Un besoin collectif

La législation récente semble avoir donné libre cours à un besoin collectif de joints. De nombreux produits manquent en rayon et la fumette est devenue à ce point acceptable socialement que même l’orchestre symphonique à court de budget s’est récemment allié à un producteur de marijuana pour organiser le concert caritatif “Classically Cannabis : The High Note Series”. Durant l’entracte de cet événement sur invitation, on a vu des hommes et des femmes en tenue de soirée allumer des pétards sur l’une des terrasses du bâtiment, dégageant de gros nuages de fumée.

Les officiels de l’Etat du Colorado ont récemment annoncé que les recettes de l’industrie avaient augmenté de 60 % depuis janvier. Ils estiment qu’en un an, les impôts et les commissions imposées par l’Etat généreront jusqu’à 134 millions de dollars. L’Etat ne gagne qu’une quarantaine de millions de dollars en accises sur l’alcool.

“J’appelle cela le Monopoly de la marijuana”, déclare l’investisseur KC Stark, voix râpeuse, dans une salle sombre. Quelques sociétés ont été invitées sur le site à participer à un Sommet du cannabis. Ce n’est que l’une des nombreuses conventions organisées dans la ville. Actuellement, poursuit KC Stark, c’est “l’argent qui court après la marijuana qui court après l’argent qui court après la marijuana”. L’homme d’affaires se fait fort d’avoir investi dans des douzaines d’entreprises liées à la marijuana. Il possède également le club Studio A64 à Colorado Springs, où les hôtes peuvent chanter du karaoké mais aussi fumer et dont KC veut faire une chaîne mondiale à l’instar de Starbucks. Toutefois, pour sa présentation à la conférence sur le cannabis, KC Stark apparaît sous les traits du propriétaire de la MMJ Business Academy, où il enseigne les bases du métier à des entrepreneurs désireux de lancer leur start-up. Stark déclare que ceux qui prennent les bonnes orientations sont en bonne position pour devenir “méchamment riches”.

Les rumeurs les plus folles circulent sur ce que l’on peut gagner dans l’industrie. Ils mettent en avant des entrepreneurs comme Tripp Keber, un homme engagé, aux épaules larges et engoncé dans un costume gris. Tripp Keber s’est lancé dans le cannabis en 2010, dans une “baraque en bois”, dit-il en riant de bon coeur. Il a construit son bureau avec, en guise de plateau, la porte de sa salle de bains. Depuis, il n’y a plus qu’une seule constante dans son activité : la croissance. Ces 16 derniers mois, il a acquis des parts dans plus de 20 sociétés de l’industrie du cannabis. Mais Dixie Elixirs reste le coeur de son activité. L’entreprise fabrique des pralines au chocolat, des biscuits à la menthe ainsi que des sodas à la pêche, groseille ou pastèque. Toutes avec du THC en quantités variables. Il exploite également Warehouses All Over the City, qui développe des logiciels de gestion d’inventaire, une société spécialisée dans l’équipement et une firme d’import-export baptisée In Perfect Harmony. “C’est le nom du cheval de ma fille”, précise-t-il plus tard.

Pour l’instant, Tripp Keber dit acheter des parts dans des sociétés pratiquement tous les mois. “J’ai une bonne équipe financière pour m’aider, ajoute-t-il. Ils disent toujours : arrête d’acheter des sociétés”, nous confie-t-il en riant.

L’herbe sous le pied des cartels de la drogue

Tripp Keber affirme que l’industrie de la marijuana a créé 10.000 emplois et que l’Etat du Colorado a investi les 40 premiers millions de dollars que le secteur a payés en recettes fiscales dans les écoles de la région. “Ceci dit, ajoute-t-il, rien que cette année, l’industrie prive les cartels de la drogue de milliards de dollars. Regardez le Mexique : 80.000 personnes y ont été assassinées en six ans.”

A présent que l’on peut acheter de la marijuana légalement, les revenus de Dixie Elixirs ont grimpé de pratiquement un facteur 10 en un an. “Nous devons avoir quelque chose comme un million de dollars en arriérés”, dit-il. Pour répondre à l’explosion de la demande, Tripp Keber transforme actuellement une ancienne boulangerie industrielle en usine pour ses produits alimentaires. Au milieu du chantier, on voit déjà les fondements de ce qui, au final, sera une ligne d’embouteillage entièrement automatisée pour ses boissons au cannabis. Actuellement, la mise en bouteille est toujours manuelle. Tripp Keber estime que d’ici la fin de l’année, le site produira chaque mois une tonne de produits alimentaires au cannabis, soit le double de la production actuelle. L’entrepreneur déclare avoir déjà investi “des millions et des millions” dans son petit empire. “J’ai déjà déclaré publiquement que l’activité n’était pas précisément destinée aux pauvres.”

Pas de fumée blanche du secteur financier

Cet autofinancement tient en partie au fait que le financement de l’industrie reste hasardeux. Jusque récemment, la législation fédérale des Etats-Unis interdisait aux banques d’ouvrir un simple compte bancaire pour les activités liées à la marijuana. Aujourd’hui encore, de nombreuses institutions financières, des grands bailleurs et des hedge funds évitent de s’impliquer dans le secteur, par souci d’image.

De nombreuses sociétés ne travaillent qu’en liquide, affirme Steve DeAngelo, ex-organisateur de concerts. C’est ainsi qu’une fois par semaine, un camion blindé vient prélever de l’argent du Harborside Health Center en Californie, dont le chiffre d’affaires annuel avoisine les 25 millions de dollars. Le camion est chargé des paiements de la société au fisc, montants qui seront ensuite débarqués au bureau de taxation local. Question efficacité, on fait mieux. “Les receveurs de la ville doivent être sur place et compter et recompter pendant des heures”, précise Steve DeAngelo.

Pour éviter les disputes avec les banques qui ont gêné de nombreuses start-up, Steve DeAngelo a formé, avec un partenaire, le réseau d’investisseurs ArcView. Il a récemment tenu à Denver plusieurs conférences qui cherchent à rassembler des investisseurs et des jeunes créatifs aux idées d’affaires coûteuses. Steve DeAngelo lui-même est clairement de la vieille école. Dès son adolescence, il est descendu dans la rue pour exiger la légalisation de la marijuana. Avec ses nattes minces et son chapeau extravagant, l’homme ressemble un peu à son héros, Quanah Parker, l’un des derniers chefs indiens comanches du 19e siècle, connu comme un guerrier qui a fait la guerre à l’homme blanc avant de se mettre à commercer avec lui.

Pour sa part, Steve DeAngelo n’est plus l’outsider qu’il était et gagne aujourd’hui, à ses dires, un “très beau salaire”. Ce qui ne l’empêche pas de rester un homme de convictions. Il considère la marijuana comme un produit de “bien-être” qui étend sa “spiritualité”, son aptitude à la “patience, à apprécier un bon repas, une oeuvre musicale, voire aiguise sa libido”. En effet, il considère comme un cauchemar la diffusion industrialisée de la drogue, si elle n’est qu’un pur et ennuyeux intoxicant.

L’attrait de l’argent

Avec son idéalisme, Steve DeAngelo fait partie d’une génération qui pourrait disparaître prochainement, parce que de plus en plus de gens se lancent dans l’activité pour une simple raison : le profit.

Prenons l’exemple de Tom Bollich, qui a fait fortune dans la Silicon Valley en tant que cofondateur de la société de jeux en ligne Zynga, dont l’introduction en Bourse a rapporté 10 milliards de dollars. Cet homme de 41 ans n’est pas un adepte de la fumette. “Je suis plutôt un buveur de bière”, dit-il. Mais lorsqu’il a cherché ce que serait the next big thing, il a rencontré l’industrie du cannabis.

Il a investi une part considérable de ses moyens dans Surna, une société qui développe des climatisations pour la culture du cannabis. Tom Bollich souhaite développer la société au point qu’elle devienne la réponse de l’industrie de la culture de la marijuana à General Electric. Tom Bollich déclare d’ailleurs sans ambages que l’industrie a besoin de gens comme lui. “Nous avons besoin de vraies entreprises”, dit-il.

Des investisseurs professionnels comme Dutchess Capital (Boston) veulent eux aussi prendre pied sur ce marché lucratif. La société a récemment investi dans le développement de l’appli pour smartphone Massroots, un réseau social pour les fans de cannabis, similaire à Instagram. Associé chez Dutchess, Douglas Leighton indique que la firme a également investi dans une société spécialisée dans les patchs de cannabis. Douglas Leighton est un investisseur de longue date. Dans les années 1990 déjà, il présidait aux destinées d’une banque d’investissement. Au fil des ans, il a été témoin de nombreuses modes passagères mais ici, il considère la croissance rapide de l’industrie de la marijuana comme très inhabituelle. Il croit que durant les cinq prochaines années, le marché va progresser en valeur de 10 à 12 milliards de dollars par an. “Par rapport à maintenant, cela fait une croissance de 1.000 %”, affirme-t-il.

Les investisseurs comme Douglas Leighton ont bon espoir que le gouvernement fédéral américain élargisse prochainement la légalisation du cannabis au niveau national. Barack Obama lui-même a été jusqu’à déclarer qu’il estimait la marijuana moins nocive que l’alcool. C’est à ce moment-là, prédit Douglas Leighton, que le vrai argent se mettra à couler et que les géants de la pharmacie, de l’alcool et du tabac voudront leur part du gâteau. Si les développements vont dans le sens de la vision des pionniers de l’industrie, il est possible que certaines start-up atteignent des valorisations en milliards de dollars, comme cela a été le cas dans les années 1990, à l’apogée de la bulle Internet.

Pour Toni Fox, la propriétaire de 3D, l’attente est trop longue. Elle en a assez de l’agitation de Denver et espère vendre son activité cet été. Elle dit avoir investi 500.000 dollars pour lancer l’affaire et la faire tourner. Elle dit aussi qu’on lui a offert 10 millions de dollars pour qu’elle vende…

ANNE SEITH, DER SPIEGEL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content