“La décroissance est une fatalité !”

Les risques de dérive géopolitique menacent plus que jamais la planète. Tel est le postulat du professeur de finance Philippe Dessertine. “Nous n’avons pas d’autre choix que de changer de vie et se serrer la ceinture pendant un bout de temps”, avance-t-il, prônant un discours pas encore vraiment accepté par les opinions publiques.

Le risque de guerre est réel et le scénario des années 1930 n’est pas à exclure. C’est ce qu’écrit le professeur de finance Philippe Dessertine dans Le monde s’en va-t-en guerre (ne sait quand reviendra), paru aux éditions Anne Carrière. Un ouvrage dans lequel il analyse les causes et les conséquences de la crise à la lumière de l’un des sujets les plus tabous : la guerre.

Histoire d’éclairer d’un jour différent les réformes prioritaires à mettre en oeuvre à l’échelle de la planète. “Parce que nous ne pourrons faire l’économie de cette réflexion si nous voulons affronter les défis mondiaux qui s’annoncent”, justifie-t-il, voulant mobiliser les consciences. Une réflexion qui, si nous l’abordons de façon collective et concertée, pourrait même à son sens déboucher sur la naissance d’un monde plus juste.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à un sujet aussi difficile, et qui n’est d’ailleurs pas votre spécialité, que celui du risque de guerre ?

L’idée de parler au départ de ce drame possible qu’est la guerre a pour objectif de faire comprendre au lecteur que la crise a déstabilisé l’univers international, bien au-delà de la finance ou de l’économie. Beaucoup d’éléments de la crise systémique que nous vivons rappellent non seulement celle de 1929 mais aussi la déstabilisation géopolitique de la planète qui a suivi. Il faut absolument prendre en compte cette dimension, pour nous conduire à faire évoluer de manière fondamentale le modèle économique qui est le nôtre. Aussi parce que les professionnels de la finance et des marchés ne parlent jamais de diplomatie, moins encore de stratégie militaire. Ce n’est pas raisonnable.

D’accord, mais existe-t-il vraiment un risque de guerre à l’heure où nous parlons ?

Il ne s’agit nullement d’une réflexion théorique. Regardez le lancement par les Etats-Unis et la Corée du Sud de grandes manoeuvres aéronavales conjointes au large de la Corée du Nord. La gestion du conflit iranien est influencée notamment par une économie israélienne affectée par la crise. Plus près de chez nous, la Grèce a été le premier pays européen à être frappé par la crise de la dette souveraine notamment parce qu’elle a le plus gros budget militaire en regard de son PIB. L’achat de deux sous-marins à l’Allemagne a contribué à déstabiliser les finances publiques de la Grèce.

Il faut bien comprendre, je le répète, que la crise et ses conséquences bouleversent les relations internationales, fondées notamment sur des équilibres en termes de richesse. Ces équilibres sont aujourd’hui rompus par la fragilité de pays aux prises à des difficultés économiques insurmontables, et par le renforcement d’autres contrées, d’autres nations. Il y a une redistribution profonde des cartes. A cela s’ajoute le bouleversement climatique, dont la gestion devient toujours plus urgente. Tout ceci alimente l’incertitude économique et le retour du protectionnisme, qui engendrent eux-mêmes une montée de plus en plus sensible des tensions militaires.

Qu’est-ce qui vous inquiète plus particulièrement dans ce risque d’explosion géopolitique ?

C’est l’absence de leadership. Un certain nombre de grands pays sont en difficulté. Dans le même temps, on ne voit pas émerger de leaders solides qui pourraient les remplacer. Je pense en particulier à la Chine, qui devient un géant économique mais qui n’a nullement un statut de leader géopolitique comme peuvent encore par exemple l’avoir les Etats-Unis. Avec comme conséquence que la communauté internationale, qui a su gérer l’urgence, ne parvient pas à mettre en place les réformes fondamentales dont la structure économique mondiale a besoin. Pourquoi ? Parce que la plupart des décideurs politiques n’ont pas encore bien perçu la gravité de la catastrophe. On le voit très bien en Europe. La France, l’un des pays les moins conscients de la réalité, est aussi celui où il est le plus difficile de faire passer des réformes. En Angleterre, par contre, la politique de David Cameron est incroyablement dure. Mais elle est acceptée par l’opinion publique britannique. Tout simplement parce que celle-ci a compris que la crise était absolument terrible et qu’il en allait de l’avenir de ses enfants.

Cette vision négative du monde est-elle nécessaire pour faire évoluer de manière fondamentale le système économique qui est le nôtre ?

Ma vision n’est pas négative. Elle est objective. Il faut regarder la réalité en face. Celle-ci est encore très préoccupante. Le dernier rapport de la Banque des règlements internationaux, la BRI, l’atteste amplement : l’économie et la finance mondiales sont encore et toujours sous perfusion. En même temps, il est encore possible de réagir. Nous sommes en 1937. La guerre n’a pas encore commencé. Mais ce n’est pas la peur qui nous fera avancer. C’est au contraire la lucidité et l’intelligence rationnelle qui peuvent être les principaux facteurs de changement.

Selon vous, quelles évolutions fortes faut-il envisager ?

L’origine de cette crise, c’est le surendettement des pays occidentaux. Le fait qu’ils ont vécu au-dessus de leurs moyens. Ils ont cru qu’ils allaient trouver leur bonheur dans une surconsommation. Mon message est très clair : on ne sortira de la crise que quand on aura accepté de renier cette approche. Lorsqu’on aura considéré que la première chose à faire est de rembourser la dette folle que nous avons contractée. Et évidemment d’en tirer un certain nombre de conséquences concrètes. A commencer par le fait que le bonheur n’est pas forcément dans la surconsommation.

Ce n’est pas tout. En plus d’être raisonnable, il faudra assumer des questions aussi graves que celles de la misère, du chômage, des ghettos, etc. Pour que ce ne soit pas les plus pauvres qui supportent les conséquences de cette rigueur budgétaire, y compris dans les pays riches. Cela signifie qu’il faut faire accepter aux classes moyennes l’idée que ce sont elles qui prendront en charge l’effort d’économies demandé. Pour y parvenir, il faut leur donner le sentiment qu’elles ne seront pas seules à payer la facture. Autrement dit que le monde financier, considéré comme le principal facteur de création de crise, soit sanctionné. A travers par exemple la taxation des banques.

A vous entendre, on pourrait penser que vous êtes partisan de la décroissance ?

Je ne suis pas partisan de la décroissance mais je considère que la décroissance est une fatalité. Aujourd’hui, nous n’avons pas le choix. Il va falloir faire avec la décroissance. Nous n’avons plus les moyens de vivre comme nous l’avons fait par le passé. J’ajoute que, comme l’Europe, les Etats-Unis vont devoir accepter la responsabilité qui est la leur. Ils vont devoir envisager, eux aussi, de rembourser leur dette publique astronomique. C’est l’un des points cruciaux du nouvel équilibre mondial à construire.

Justement, la réforme du secteur financier américain est-elle un premier pas allant dans ce sens ?

C’est un pas énorme vers la définition d’un nouveau monde. Ce que les Européens proposent en matière de régulation financière n’est en rien comparable. C’est totalement cosmétique ! Il s’agit de minuscules avancées conciliant les avantages des uns et des autres sans s’attaquer au coeur du problème. Il faut créer une très forte autorité indépendante au niveau des marchés européens. On doit aller vers un véritable abandon de souveraineté sur tous les aspects financiers de tous les grands pays d’Europe, en particulier de la France.

Paradoxalement, vous ne faites pas le procès de la mondialisation. Encore moins celui du capitalisme ni même de la finance.

Surtout pas. La mondialisation a besoin du capitalisme. Et le capitalisme a besoin de la finance. Les trois éléments sont liés les uns aux autres. Il est absolument indispensable de les garder si nous ne voulons pas basculer dans la guerre. Supprimer la mondialisation reviendrait à nous placer dans le scénario des années 1930 : celui du protectionnisme avec des Etats qui se referment sur eux-mêmes. Or, quand les pays se replient sur eux-mêmes, cela se termine toujours par la guerre. Soyons clair : non seulement je ne condamne pas la mondialisation mais je considère que c’est l’élément indispensable pour continuer à pouvoir vivre en paix. Simplement, pour que la mondialisation fonctionne, il faut que l’Occident assume le fait qu’il va devoir réduire son train de vie. Non pas pour solder le passé mais pour inventer un nouveau modèle économique.

En guise de conclusion, quel message d’optimisme avez-vous à délivrer aux chefs d’entreprise face à cet avenir qui s’annonce plutôt noir ?

Nous vivons une crise d’adolescence, celle de la mondialisation. C’est un tournant mais pas nécessairement tragique. Je pense qu’il en sortira un adulte beaucoup plus sage et qui pourra vivre plus longtemps. Plus prosaïquement, et d’un point de vue très technique, il est clair que le défi majeur des entreprises pour les années à venir aurait trait à la question des liquidités. La crise n’est pas finie mais les entreprises doivent avoir conscience qu’elles restent un élément moteur fondamental du changement. Celui-ci se fera par et avec les entreprises. L’entreprise doit considérer que c’est une entité qui devra subir des évolutions mais qu’elle en profitera aussi. Au coeur d’un système économique nouveau, sans cesse elle aura sa place.

Propos recueillis par Sébastien Buron

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