L’Ethiopie, la petite Chine de l’Afrique

Dans les parcs industriels, les grandes marques de prêt-à-porter profitent de l'aubaine d'une main-d'oeuvre cinq fois moins chère qu'en Chine. © BELGAIMAGE

L’Ethiopie cumulait toutes les plaies du continent africain. Aujourd’hui, le pays est devenu un champion économique. Son meilleur atout ? Ethiopian Airlines, qui prospère sous l’aile protectrice de l’Etat et des Chinois. Reportage à Addis-Abeba et dans les régions du sud, où les espoirs suscités par le nouveau Premier ministre n’ont d’égal que la pauvreté de la population.

Les roses sont à peine écloses. Cueillies voilà quelques heures aux environs d’Addis-Abeba, elles attendent par millions l’avion qui les transportera ce soir vers Liège. Au total, ce sont 184 tonnes de fleurs qui sont acheminées vers l’Europe, chaque nuit, par deux avions-cargos. ” On en glisse quelques tonnes de plus dans les vols passagers, direction Paris, Londres, Francfort, Madrid… “, explique Fitsum Seifu, en charge de la logistique. La zone de fret représente l’équivalent de 20 terrains de football, ce qui en fait de loin la plus grande d’Afrique. Elle a été construite en 2017 par Ethiopian Airlines, afin de faire d’Addis-Abeba le principal carrefour aérien entre ce continent et le reste du monde.

Beaucoup veulent voir dans l’Ethiopie une version miniature de la Chine, avec la même soif de revanche contre l’Occident, la même volonté de ressusciter une gloire perdue.

Si la formule ne rappelait pas les pires heures de l’esclavage, on dirait qu’Ethiopian Airlines a instauré une forme de commerce triangulaire : l’avion qui transportera des fleurs ce soir vers la Belgique repartira ensuite vers l’Asie, rempli de produits européens. Une liaison aérienne a ainsi récemment ouvert pour acheminer du saumon d’Oslo (Norvège) vers Guangzhou (Chine). Après son ” crochet ” par l’Asie, il reviendra en Afrique chargé de produits électroniques. L’Ethiopie n’est pas vraiment gagnante dans l’affaire : elle exporte l’équivalent de 3 milliards de dollars par an – principalement des fleurs – mais importe cinq fois plus en valeur (16 milliards de dollars). Ethiopian Airlines, en revanche, prospère : sa réputation est telle qu’elle assure même des liaisons entre Saragosse (Espagne) et Miami (Etats-Unis). ” Ce sont des avions Zara ! “, raconte le PDG, Tewolde GebreMariam, dans un bâtiment décrépi qui jouxte l’aéroport. L’ancien agent de comptoir, qui contrôlait les billets d’avion au début de sa carrière, a mis 25 ans pour atteindre le sommet de l’entreprise. Qu’importe le délabrement des bureaux et son parcours atypique : il a fait d’Ethiopian Airlines la plus grande compagnie d’Afrique et s’attaque désormais aux géants mondiaux. Le partenariat qu’il vient de conclure avec l’espagnol Inditex – la maison mère de Zara – est un pied de nez aux compagnies américaines et européennes, qui monopolisaient les lignes transatlantiques jusqu’alors.

Addis-Abeba, porte d’entrée de l’Afrique

Côté voyageurs, la frénésie est encore plus palpable : le terminal passagers d’Addis-Abeba est au bord de l’implosion. Conçu pour 8 millions de voyageurs par an, il en accueille 11 millions aujour-d’hui… A défaut de sièges, des milliers d’entre eux s’affalent à même le sol, l’oeil rivé aux écrans de télévision qui, en ce début décembre, annoncent la mort de George Bush. Ils viennent de Guinée, du Tchad, de Zambie et attendent un autre vol pour Pékin, Bombay, Los Angeles ou São Paulo. Environ 70% d’entre eux sont en escale, confirmant qu’Addis-Abeba n’est finalement qu’une porte d’entrée vers l’Afrique. Ethiopian Airlines a ainsi formé le plus gros hub de transit du continent. Avec une population africaine qui doit doubler dans les 30 ans (à 2,5 milliards d’individus), la compagnie est promise à un développement exponentiel. ” C’est déjà celle qui connaît la plus grande croissance mondiale “, affirme son vice-président, Henok Teferra. Il y a 15 ans, elle réalisait 300 millions de dollars de chiffre d’affaires. Ce chiffre a décuplé depuis.

” C’est une réussite absolument unique, prouvant que les Africains sont capables de créer une multinationale par eux-mêmes. C’est le genre de succès qui devrait accroître leur confiance en eux “, souligne l’homme d’affaires Zemedeneh Negatu (Fairfax Africa) au bar de l’hôtel Sheraton. Les capacités de l’aéroport devraient doubler cette année, grâce au concours des Chinois qui financent et rénovent le terminal. Le fait que la compagnie soit 100% publique apporte aussi quelques avantages : ” Nous avons un plan de développement sur 15 ans. Si nous avions des actionnaires, nous aurions l’obligation d’optimiser nos profits à court terme “, fait valoir le PDG Tewolde GebreMariam. Singapore Airlines et Emirates, elles aussi étatiques, ont prouvé la puissance du modèle. Pour se rendre incontournable, Ethiopian Airlines crée des compagnies aériennes sur tout le continent, ou investit dans les existantes (Tchad, Malawi, Togo, Mozambique, Zambie, Guinée, Ghana). Leurs avions volent sous des marques différentes. Mais à l’aéroport d’Addis-Abeba, les hangars de maintenance sont drapés de toutes les couleurs d’Afrique. Les ingénieurs ont beau être salariés d’Ethiopian Airlines, ils réparent les moteurs togolais d’Asky, les dérives de Chadian Airlines, les voilures d’Air Malawi. ” On les facture 40% moins cher, c’est notre prix partenaire “, explique Henok Teffera. Pilotes et hôtesses du continent sont aussi formés là, dans une académie qui constitue une vraie tour de Babel. Une piscine géante permet de vérifier qu’ils savent tous nager. C’est aussi ça, la force d’Ethiopian Airlines : avoir développé des activités annexes (maintenance, formation, hôtel, etc.) qui représentent presque 20% de ses revenus, fret inclus.

Le hub d'Ethiopian Airlines, véritable image de marque du pays, forme des pilotes et des hôtesses de tout le continent... et parfois au-delà.
Le hub d’Ethiopian Airlines, véritable image de marque du pays, forme des pilotes et des hôtesses de tout le continent… et parfois au-delà.© BELGAIMAGE

Course contre la montre

Cette croissance tous azimuts n’est pas sans risque. La compagnie acquiert certains concurrents au bord de la faillite, dans des pays parfois très corrompus… Mais pour Tewolde GebreMariam, le danger est d’être trop lent plutôt que trop rapide : le secteur aérien est en pleine consolidation – en Europe comme aux Etats-Unis – et Ethiopian Airlines doit atteindre une taille critique s’il ne veut pas se laisser dévorer par les mammouths. En Afrique, le trafic aérien est contrôlé à 80% par des compagnies extérieures au continent – Air France-KLM et Emirates en tête. Le but d’Ethiopian Airlines est de ramener cette part à 50%. ” C’est une course contre la montre, sans quoi il n’y aura pas de champion africain. Nous ne voulons pas être des spectateurs de la mondialisation, mais des acteurs “, explique le dirigeant.

Cette soif de croissance est d’autant plus remarquable que le pays reste l’un des plus pauvres du monde. Il figure parmi les derniers en termes de développement humain (173e rang mondial sur 189) dans le classement établi par le Programme des Nations unies pour le développement. Dans les supermarchés d’Addis-Abeba, les rayons sont une réplique, à peine plus moderne, de ceux de l’Union soviétique. Les marques sont si peu nombreuses qu’elles s’étalent sur plusieurs mètres de linéaire. Une seule lessive, un seul dentifrice, un seul type de gâteaux : le pays exportant peu, il n’a pas assez de liquidités pour importer à hauteur de ses besoins. Pendant six mois l’an dernier, les Ethiopiens ont ainsi vécu sans sucre. Plus grave, les diabétiques ont été privés d’insuline, faute de pouvoir se fournir à l’étranger.

Cette misère reste peu visible car les 105 millions d’Ethiopiens habitent encore, pour les trois quarts, dans les campagnes. A Hawassa, dans le sud du pays, le mois de décembre coïncide avec le début des moissons. Les femmes fauchent le teff (une espèce de millet, très cultivée dans le pays) à la faucille et le déposent dans des carrioles en bois tirées par des vaches. D’autres charrient sur leur dos d’immenses meules de foin. Les boeufs foulent les graines en tournant les uns derrière les autres. Le tableau a beau être profondément esthétique, il témoigne surtout du degré d’arriération du pays. L’incongruité est totale quand ces agriculteurs lèvent la tête pour voir un avion atterrir au milieu des champs. Comme chaque matin, il déverse des dizaines de Chinois, Indiens et Américains, attendus par des 4×4 sur un parking poussiéreux. Ce ne sont pas des touristes, mais des investisseurs ayant fait le pari d’installer là leurs dernières usines textiles, dans un parc industriel construit par les Chinois, à la demande du gouvernement. Parmi les marques présentes, ou qui recourent à des sous-traitants : H&M, Calvin Klein, Levi Strauss, Guess mais aussi l’indien Raymond, l’un des plus grands fabricants de costumes du monde.

Cheval de Troie

” Nous voulions ouvrir une première usine en dehors de l’Inde. Nous avons hésité entre le Vietnam, le Bangladesh, l’Indonésie et l’Ethiopie. C’est finalement elle qui l’a emporté “, raconte le responsable local, Shashi Bhushan. L’usine est flambant neuve. Sur 300 mètres de long se succèdent les tailleuses, les couseuses et les repasseuses. Les costumes sont accrochés aux cintres que l’on retrouvera, un mois plus tard, dans les magasins new-yorkais. L’étiquette, avec le prix en dollars, figure déjà sur les manches. Mais rien de tout cela n’est réellement produit en Ethiopie : les cintres et étiquettes sont importés d’Inde, les tissus de Chine et de Hong Kong. A défaut d’expérience industrielle, le pays africain ne fait qu’assembler le tout. C’est le maillon le plus récent, et le plus faible, de cette mondialisation. Financièrement, c’est une vraie aubaine : ces petites mains du textile sont parmi les moins payées du monde. Elles gagnent 50 dollars par mois, soit cinq fois moins que les Chinoises et deux fois moins que les Vietnamiennes. ” Ce sont des femmes que nous sauvons de la traite humaine. Beaucoup auraient été abusées, où qu’elles aillent. Ces jobs contribuent à les protéger “, fait valoir Likyelesh Abay, chargée de promouvoir les parcs industriels auprès des investisseurs étrangers.

Très dirigiste, le pays tente de tirer toute la population vers le haut. L’explosion du nombre d’universités en témoigne : une quarantaine aujourd’hui, contre deux il y a 20 ans.

Mais, au-delà de la faiblesse salariale, c’est surtout l’absence de barrières douanières qui ravit les investisseurs. Les habits fabriqués en Ethiopie peuvent inonder le marché américain sans être soumis au moindre dollar de taxe douanière. Cet accord – l’African Growth and Opportunity Act – a été conclu par Bill Clinton il y a exactement 20 ans pour aider une quarantaine de pays africains. Et, par miracle, Donald Trump ne l’a pas remis en cause, du moins pour l’instant. Vendu aux Etats-Unis, un vêtement made in Ethiopia est donc 27% moins cher que s’il était importé du Vietnam ou du Bangladesh. Un accord similaire a été négocié avec l’Europe. Chinois et Indiens ont donc fait de l’Ethiopie leur cheval de Troie : au lieu d’exporter de chez eux, ils se servent de l’Afrique pour inonder l’Occident de leurs marchandises, en franchise de taxes. Pratiquement tous les pays africains pourraient en tirer avantage. Mais l’Ethiopie – le plus peuplé du continent après le Nigeria – tranche par son volontarisme industriel. Avec une population qui augmente de 2,5 millions par an, elle ressent une profonde urgence à créer des emplois, et donc de la croissance.

Devenu une immense usine d'assemblage, le pays s'inscrit constamment dans le top 5 des nations les plus dynamiques de la planète. Mais il partait d'une base très faible...
Devenu une immense usine d’assemblage, le pays s’inscrit constamment dans le top 5 des nations les plus dynamiques de la planète. Mais il partait d’une base très faible…© BELGA IMAGE

Soif de revanche

Les résultats sont spectaculaires : en 2017, l’Ethiopie est, de toute la planète, le pays qui a généré la plus forte croissance (10,2%), selon la Banque mondiale – en partant d’une base très faible il est vrai. Depuis sept ans, elle s’inscrit constamment dans le top 5 des nations les plus dynamiques. Comme pour les ” tigres ” asiatiques dans les années 1990 (Vietnam, Thaïlande, Indonésie, etc.), l’Etat est pleinement engagé dans le développement économique du pays et la réduction de la pauvreté. ” En Afrique, beaucoup de pays se focalisent sur le patronage : l’idée est moins de faire croître l’économie que de répartir les richesses existantes, assez inégalement d’ailleurs “, explique Stefan Dercon, un professeur d’Oxford qui a longtemps enseigné à Addis-Abeba. Alors que le Nigeria partage sa richesse pétrolière entre une poignée de notables, l’Ethiopie tente de tirer toute la population vers le haut. L’explosion du nombre d’universités en témoigne : on en dénombre une quarantaine aujourd’hui, contre deux il y a 20 ans. Très dirigiste, le pays oriente 70% des étudiants vers les sciences, afin d’accélérer son industrialisation. ” En taux de scolarisation, nous avons accompli des progrès considérables. En qualité, nous pouvons certainement faire mieux “, reconnaît l’homme d’affaires Zemedeneh Negatu.

Beaucoup veulent voir dans l’Ethiopie une version miniature de la Chine, avec la même soif de revanche contre l’Occident, la même volonté de ressusciter une gloire perdue. ” Nos deux pays ont 3.000 ans d’histoire derrière eux. Quand Lalibela ( une ville au nord du pays, Ndlr) s’est construite, nous étions au sommet de la civilisation mondiale. Nous avons tout perdu, comme la Chine au 18e siècle “, résume Zemedeneh Negatu. Le pays, qui a troqué le régime dictatorial du communiste Mengistu pour un parti d’influence marxiste, toujours au pouvoir, affiche aussi un certain goût pour la planification à outrance. ” L’Ethiopie veut tout faire à la fois, à très grande échelle. Rien ne tourne vraiment, rien n’est complètement terminé “, regrette Bernard Coulais, qui dirige la filiale locale du groupe français BGI (bières et vins). Non content d’avoir construit un grand parc industriel, le gouvernement en prévoit une dizaine d’autres, quitte à ce que la plupart restent désespérément vides… Trop dépendant des importations, il s’est également mis en tête de construire une douzaine de sucreries. Quatre milliards de dollars ont été engloutis mais pas un seul gramme de sucre n’a encore été produit. Et pour cause : l’Etat a ” oublié ” de faire planter des cannes à sucre autour. Les usines restent donc inactives. ” Ils auraient prévu deux sucreries au lieu de onze, cela aurait certainement mieux marché “, estime Bernard Coulais.

Si l’Ethiopie excite les investisseurs, on est ainsi loin de l’Eldorado. ” Ici, personne ne devient milliardaire en cinq ans, comme au Nigeria, en Angola ou dans les autres pays pétroliers “, résume le Français Serge Tiran, qui dirige la filiale locale d’une entreprise logistique (Massida Solutions). L’Indien Shashi Bhushan ne cache pas l’ampleur des difficultés depuis l’ouverture de son usine textile à Hawassa, il y a deux ans. Recrutées dans des villages isolés, les ouvrières découvrent l’industrie pour la première fois de leur vie. Il a fallu leur expliquer l’usage des toilettes et leur inculquer une certaine discipline : ” Au début, il n’était pas rare qu’elles posent leur tête sur leur machine à coudre pour faire une petite sieste. On a dû leur apprendre à rester éveillées. Quand l’une s’évanouissait, les autres l’entouraient pour pleurer, craignant sa mort prochaine. On leur a fait visiter le service de santé et les hôpitaux pour les rassurer “, explique-t-il. La logistique reste par ailleurs effroyable. Sans accès à la mer, l’Ethiopie doit compter sur le port voisin de Djibouti pour exporter. Mais les conducteurs de camion s’arrachent les cheveux. Serge Tiran résume la situation ainsi : ” Le port de Djibouti n’est pas plus grand que celui de Rouen. Et la route qui relie les deux pays représente l’équivalent d’une départementale française mal entretenue. Pour un pays de 100 millions d’habitants, c’est aberrant. ” Une ligne de chemin de fer vient d’être construite par des sociétés chinoises pour accélérer les transits. Son coût : 4 milliards de dollars, financés par des créanciers… chinois. Les recettes ne couvrent pas les frais d’exploitation, encore moins les investissements consentis. Plus grave : la ligne ferroviaire n’est pas reliée aux sites de stockage pétroliers, obligeant le pays à s’alimenter par la route. ” L’Ethiopie monte des projets qui ne sont pas pensés jusqu’au bout “, explique Bernard Coulais.

Nouveau modèle ?

Elu l’an dernier, le Premier ministre Abiy Ahmed tente de rationaliser l’action gouvernementale. Quadragénaire plein d’énergie, il veut privatiser les sucreries et freiner les grands projets chinois. Il promeut une économie plus libérale, impliquant la privatisation totale ou partielle de nombreux joyaux nationaux, tels Ethiopian Airlines et Ethio Telecom. Mais la pression démographique est forte : la population devrait doubler d’ici à 2050, et l’industrialisation provoquer une migration massive vers les villes. Celles-ci devront absorber 100 millions d’habitants supplémentaires à cette échéance. A Addis-Abeba, les taudis où s’agglutinent les plus pauvres sont déjà menacés par les projets de grandes tours. Le Premier ministre a beau jouir d’une popularité immense, le risque est que cette urbanisation favorise la contestation sociale. Du FMI à la Banque mondiale en passant par l’Onu, tous surveillent l’Ethiopie comme du lait sur le feu, dans l’espoir d’en faire un nouveau modèle pour l’Afrique. S’il est un pays à suivre de près cette année, c’est lui.

Par Lucie Robequain.

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