“Face à la crise, les politiques ont été faibles”

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Voilà presque 10 ans que la crise a éclaté. A l’automne 2008, on nous promettait de profondes réformes. Mais les années ont passé et la “finance de l’ombre” menace toujours la stabilité de la planète. Un échec imputable aux erreurs et aux faiblesses du monde politique, selon l’ancien gendarme français des marchés, Jean-Michel Naulot.

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Banquier, puis membre du Collège de l’AMF, le gendarme français des marchés, Jean-Michel Naulot est aujourd’hui un retraité actif et… inquiet. Il avait déjà poussé un cri d’alarme en 2013 dans son ouvrage Crise financière. Pourquoi les banquiers ne font rien. Trois ans plus tard, il constate, dans un nouvel essai (*), que nous n’avons pas avancé et que l’urgence de mettre des réformes en oeuvre est plus criante que jamais. Entretien.

JEAN-MICHEL NAULOT. Effectivement, j’ai cette impression. Les chantiers qui avaient été ouverts en 2008 se terminent, et pourtant, les risques n’ont pas été jugulés. C’est l’échec d’une génération, la mienne. Cette situation financière inquiétante est liée aux orientations prises il y a une trentaine d’années. Nous avons cru qu’en faisant tomber toutes les barrières, nous allions ” doper ” la croissance. Mais cette croyance est à l’origine de la multiplication des crises financières, la crise de 2008 notamment.

Vous restez un libéral …

Profil

Diplômé de l’Institut d’études politiques à Paris et de Stanford.

De 1987 à 1996, directeur pour le financement des grandes entreprises françaises et européennes chez Indosuez. Ensuite banquier conseil au Crédit Agricole Indosuez puis chez Calyon. En 2006, il rejoint Ixis (qui deviendra Natixis) en tant que senior advisor.

De 2003 à 2013, membre du Collège de l’Autorité des marchés financiers (le gendarme français des marchés).

2013 : parution de son premier essai, Crise financière, pourquoi les gouvernements ne font rien, aux éditions du Seuil.

Oui, ce sont mes convictions. Mais l’économiste Jacques Rueff, grand libéral, dénonçait ” le système absurde et insensé de l’économie libérée qui est la négation même de l’économie libérale “. Il estimait qu’il fallait un minimum d’ordre pour que le système fonctionne bien, tant sur le plan intérieur que sur celui des relations internationales. J’en suis également persuadé.

C’est là que se situe la responsabilité des hommes politiques ? Dans cette absence de garde-fou ?

Les politiques sont doublement responsables. Ils n’ont pas tiré les leçons de la crise de 2008 et, dès que les marchés sont repartis à la hausse, ils se sont désintéressés des réformes à mettre en oeuvre. Il s’agissait de corriger le déséquilibre entre la finance et l’économie réelle. En outre, en Europe, nous avons ajouté une crise à la crise avec l’euro. Face aux protestations, et à la colère des gens, je constate un blocage complet de nos dirigeants. Un blocage qui alimente les mouvements populistes. Je ne dis pas que ces mouvements ont raison. Mais il faut écouter le peuple quand il manifeste.

La solution serait de revenir aux Etats-nations ?

J’ose encore espérer aujourd’hui que des dirigeants aient un jour le courage d’une vraie rupture.

Non. En Europe, il faut réformer l’euro, et dans le monde, il faut une gouvernance internationale. Elle a été mise à terre en janvier 1976 par les accords de la Jamaïque (accords qui consacrent la fin du système de parités fixes entre les monnaies et la fin du rôle de l’or dans le système financier international). Elle a ressurgi temporairement en 2008 mais, dans les mois qui ont suivi, le politique a passé le relais aux banquiers centraux. Il y a à nouveau un vide en matière de gouvernance internationale et l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ne va pas arranger les choses.

L’échec du projet européen non plus…

En effet. Les enquêtes montrent qu’une majorité d’Européens ne souhaitent pas davantage d’intégration politique. J’ai retrouvé un discours de Pierre Mendès France prononcé en 1957, à la veille de l’entrée dans le marché commun. Il mettait en garde contre deux formes de ” dictature “, l’une consistant à déléguer son destin à un homme soi-disant providentiel, l’autre à abandonner le pouvoir aux technocrates. Nous sommes dans ce second schéma. Je me suis replongé dans les textes aux noms barbares adoptés ces dernières années : two-pack, six-pack, semestre européen. J’ai été stupéfait : ils permettent une intrusion permanente des institutions européennes dans les décisions économiques et sociales des gouvernements nationaux. Ceci explique le malaise dans la démocratie.

Comme ce qui se passe en Grèce ?

En Grèce, c’est abominable ! Ce pays est sous tutelle. Mais un tel plan de sauvetage ne pourrait jamais être dupliqué pour de grands Etats. Si l’Italie ou la France devait avoir de graves problèmes financiers, nous assisterions à l’éclatement de la zone euro. Pour en revenir à la Grèce, lorsque l’on découvre en 2009 l’importance du déficit public, une menace de crise systémique plane sur la zone euro. Les banques, notamment françaises et allemandes, avaient des créances très importantes sur le pays. Le système bancaire menaçait d’aller au tapis. Jusqu’en 2012-2013, il fallait donc tenir bon et permettre aux banques de se désengager du risque grec, mais aussi portugais, espagnol ou italien. Ce travail de nettoyage est aujourd’hui terminé. Je ne comprends donc pas que depuis 2013, on ne tire pas un trait sur une partie de la dette grecque. Là aussi, c’est la faiblesse des dirigeants politiques qui ne veulent pas endosser cette responsabilité devant leurs contribuables.

Dans d’autres crises, plus anciennes, les politiques avaient-ils agi autrement ?

Après la crise de 1929, lorsque Franklin D. Roosevelt devient président des Etats-Unis, il manifeste immédiatement une volonté de rupture : il met fin à l’indépendance de la banque centrale. Il met les banques commerciales au pas. Il dénonce le fétichisme de l’étalon-or, qui est un merveilleux système, mais qui ne pouvait plus fonctionner après les déséquilibres de la Première Guerre mondiale et la crise de 1929. J’ose encore espérer aujourd’hui que des dirigeants aient un jour le courage d’une vraie rupture. Mais jusqu’à présent, il faut bien constater qu’ils ont été faibles. Ils ont davantage raisonné à court terme et pensé à leur réélection qu’à réformer le système. Au lendemain de la crise de 2008, ils ont nommé des personnalités venant de la finance qui n’étaient pas prêtes à rompre avec l’ancien monde.

Vous prônez donc un abandon de l’union monétaire et davantage de souveraineté nationale.

Lorsque je parle d’insuffler de la flexibilité dans le fonctionnement des institutions européennes et de recouvrer notre souveraineté monétaire et budgétaire en passant de la monnaie unique à la monnaie commune, ce n’est pas effectuer une marche arrière, mais réformer ! Nous avons abandonné la conduite de la politique budgétaire à des personnes qui ne sont pas élues. Et nous subissons les effets pervers d’une monnaie qui est structurellement surévaluée pour l’Allemagne et sous-évaluée pour la plupart des autres pays. D’où les excédents commerciaux historiques de l’Allemagne et les divergences fortes des productions industrielles. Nous savons qu’il n’est pas possible d’avoir une union monétaire sans transferts financiers très importants pour compenser ces dysfonctionnements. Le prix Nobel d’économie Jean Tirole parle de montants pouvant atteindre 20 % du PIB (c’est le cas aux Etats-Unis). Ce sont des montants colossaux ; et en Allemagne et ailleurs, on n’est pas prêt à les accorder.

Le projet d’union bancaire, qui devait éviter que dans le futur les problèmes des banques ne contaminent les Etats, n’est pas terminé non plus.

La situation actuelle comporte des risques plus élevés qu’en 2007. Les bulles sont partout et il suffit d’une petite aiguille pour les faire éclater.”

A propos de l’union bancaire, je suis en effet très critique. Cette union, comme vous le savez, comporte trois volets : la mise en place d’un superviseur unique, un mécanisme mutuel de garantie des dépôts, actuellement bloqué, et un mécanisme de résolution (de sauvetage ou de démantèlement ordonné, Ndlr) des banques qui souffriraient de graves problèmes. La supervision unique, confiée à la BCE, était nécessaire. Il fallait que la BCE puisse superviser les banques commerciales qui dépendent d’elle. Mais sur les deux autres volets, le texte n’est pas satisfaisant. Il est même dangereux.

Dangereux ?

Oui. On nous dit que, désormais, le contribuable ne sera plus mis à contribution parce que, lorsqu’une banque sera défaillante, on fera appel aux actionnaires, aux porteurs d’obligations subordonnées et aux grands déposants. Mais dès qu’il y aura une crainte sur un établissement, ces investisseurs s’envoleront comme des moineaux. Lorsqu’une banque éprouve des problèmes, il faut agir rapidement, avec souplesse et en toute confidentialité, ce que ne permet pas le nouveau mécanisme de résolution. Lors de l’affaire Kerviel, il a fallu trois jours pour écouler sur le marché les positions du trader dans la plus grande discrétion. De plus, je ne vois pas en quoi mutualiser le système de garantie des dépôts résoudrait le problème, car ceux qui réagissent le plus vite dans une crise bancaire, ce sont les gros investisseurs et non les particuliers. Si les établissements se retrouvent en difficulté, c’est précisément parce que ces investisseurs sont partis.

Le titre de votre essai est : ” Eviter l’effondrement “. En sommes-nous réellement arrivés à ce point ?

La situation actuelle comporte des risques plus élevés qu’en 2007. Les bulles sont partout et il suffit d’une petite aiguille pour les faire éclater. En 2007, cette petite aiguille était la crise des subprimes. Aujourd’hui, ce peut être une élection, l’aggravation des problèmes budgétaires d’un grand pays de la zone euro, un hedge fund, une crise financière en Chine, etc.

Or, les banquiers centraux estiment que le maintien de la stabilité financière n’entre pas dans leur champ de compétence. Pour résoudre la crise de 2008, les banques centrales ont créé énormément de monnaie, création sans commune mesure avec ce que nous avons pu connaître par le passé. Cela se justifiait dans les deux premières années de la crise, mais aux Etats-Unis, voici neuf ans que les taux sont très bas. Or, ni l’inflation, ni la croissance américaine ne justifient cette situation.

C’est pour cela qu’il existe cette menace d’effondrement ?

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Oui, car trop de liquidités fragilisent le système. Et, en plus, en toile de fond, nous avons une augmentation spectaculaire de la dette mondiale. Dans les périodes d’exubérance des marchés, comme aujourd’hui, nous avons tendance à occulter ce problème. Cependant, quand les investisseurs en prendront soudainement conscience, la crise éclatera. Actuellement, la dette mondiale totale représente environ trois fois le PIB du globe. C’est historique. Les quatre compartiments de la dette (ménages, entreprises, institutions financières et pouvoirs publics) s’accroissent à peu près au même rythme depuis 2000. La dette publique représente désormais 107 % du PIB contre 70 % voici 17 ans, en raison des crises financières (le krach de 2002, la grande crise de 2008 et la crise de l’euro). Nous évoquons souvent l’Europe à propos de la dette, mais aux Etats-Unis, la dette publique totale (qui englobe la dette fédérale, mais aussi celles des Etats et des pouvoirs locaux) s’élève à 125 % du PIB ! La dette des ménages, elle, augmente depuis une trentaine d’années en raison de la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes. Les gens se dirigent donc vers l’emprunt pour financer leurs dépenses, d’autant plus que les taux sont très bas. Et du côté de la dette des entreprises, ne vous laissez pas abuser par l’importance des trésoreries d’Apple ou Google ! L’endettement des entreprises américaines a doublé depuis 2008. Un phénomène qui s’explique entre autres parce que de nombreuses entreprises désirent racheter leurs actions et continuer à payer des dividendes élevés, alors que la croissance est depuis des années moins élevée que prévu. Toutes ces dettes, nous risquons d’avoir du mal à les rembourser avec une croissance qui ralentit et une inflation qui reste faible en raison de la mondialisation qui abaisse les coûts de production… Tout cela peut conduire à l’asphyxie. Et c’est pour cela que nous n’avons pas le droit de nous offrir une nouvelle crise financière !

Comment pourrait-on assainir la finance ?

Pour recadrer une industrie financière qui, aujourd’hui encore, affiche une importance démesurée par rapport à l’économie réelle, Jean-Michel Naulot propose une série de mesures correctrices.

Il désire d’abord revoir les statuts des banques centrales, dit-il, “limiter leur dépendance à l’égard des marchés financiers”. Pour la Banque centrale européenne, des objectifs d’emploi et de stabilité financière doivent être ajoutés à celui, aujourd’hui unique, de stabilité des prix. Ce serait une première étape avant d’envisager d’abandonner le statut d’indépendance des banques centrales à l’égard des gouvernements qui prévaut aujourd’hui, car “on ne pilote bien la politique économique qu’en tenant les deux manettes, budgétaire et monétaire”.

Les banques doivent aussi être réformées. Elles évaluent encore elles-mêmes le capital réglementaire qu’elles doivent constituer parce qu’elles ont la main sur le calcul de la pondération des risques qu’elles détiennent. Ce calcul devrait être nettement plus transparent et contrôlé. Jean-Michel Naulot se désole aussi que les lobbies aient obtenu l’abandon du projet de directive de Michel Barnier sur les banques (quand celui-ci était commissaire au Marché intérieur et aux Services). Ce projet comportait deux volets : l’interdiction de spéculer pour les banques systémiques et la filialisation de leurs activités les plus risquées. Il faudrait le reprendre et également assouplir les règles du mécanisme de résolution bancaire.

Enfin, pour les marchés financiers, Jean-Michel Naulot pousse une série de mesures destinées à encadrer la “finance de l’ombre, qui constitue près de 40 % de la finance mondiale”, dit-il.

Certaines corrections concernent les hedge funds. Ces fonds spéculatifs ont encore la capacité de s’endetter massivement, parfois à plus de 30 fois les fonds gérés. Une réduction drastique de cet effet de levier, par exemple, à cinq, serait fort souhaitable. Jean-Michel Naulot propose aussi que les fonds soient domiciliés “là où les gérants exercent réellement leur activité”. Aujourd’hui, un fonds peut être géré à Londres mais domicilié aux îles Caïmans. Cette obligation réduirait en pratique l’installation des fonds spéculatifs dans les paradis fiscaux où ils sont peu contrôlés.

Autre chantier : limiter le volume impressionnant des produits dérivés (les contrats sur les taux, les matières premières, les devises, etc.). Une manière de procéder serait de rendre obligatoire le passage de tous les produits dérivés, sans exception, par des chambres de compensation.

Pour avoir une transparence complète sur les transactions boursières, il faudrait aussi obliger toutes les opérations de Bourse à passer par des marchés réglementés et supprimer les plateformes internes aux banques. Aujourd’hui, le manque de transparence sert surtout les banques d’affaires et les traders à haute fréquence (les fonds qui exécutent à vitesse supersonique des transactions réalisées via des algorithmes).

“Le trading à haute fréquence est un souci majeur, poursuit Jean-Michel Naulot. En cas de crise, que feront les robots ?”. Ces high frequency traders manipulent les marchés, en introduisant par exemple un ordre de vente ou d’achat puis en le retirant avant qu’il ne soit exécuté. “Pour faire tomber ce modèle, il suffirait de taxer, même très faiblement, les ordres annulés”, observe Jean-Michel Naulot.

L’ancien régulateur propose aussi de limiter l’intervention des acteurs financiers sur les marchés de matières premières et plaide pour une harmonisation des normes comptables et de la fiscalité européenne. Il est également en faveur d’une taxe carbone, le marché des quotas ne fonctionnant visiblement pas. “Depuis cinq ans, le prix du carbone est inférieur à 7 euros la tonne, alors que pour que le marché des quotas soit efficace, il devrait être aux alentours de 30 euros.”

“Toutes ces mesures seraient simples à mettre en oeuvre, estime Jean-Michel Naulot. Seule la volonté politique fait défaut”, dit-il.

(*) Jean-Michel Naulot, “Eviter l’effondrement”, éditions du Seuil, 320 pages, 19 euros

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