Entretien avec Hans-Werner Sinn: “Il n’y a pas d’alternative à l’intégration européenne”

© Sven Simon (belga image)

L’économiste “le plus renommé et influent” d’Allemagne est un fervent défenseur du projet européen. Contrairement à ceux qui dénoncent les super pouvoirs de Bruxelles, il prône une intégration encore plus poussée et regrette les erreurs du passé. Selon lui, jamais l’union monétaire n’aurait dû précéder l’union politique. Et les Européens n’ont peut-être pas fini d’en payer le prix.

L’économiste et écrivain Hans- Werner Sinn a été nommé en 2016 l’économiste le plus renommé et le plus influent d’Allemagne. De 1999 à 2016, il a été président du groupe de réflexion Ifo à Munich et conseiller économique du gouvernement allemand. Sinn a maintes fois critiqué la politique de la Banque centrale européenne (BCE). Il surveille de près les évènements en Italie. ” Si l’Allemagne rechigne à libérer des fonds et à donner de nouvelles garanties aux générations futures, il y a de fortes chances que l’Italie renonce à l’euro. ” Bien que retraité, Sinn figure une fois de plus sur la liste des best-sellers avec son autobiographie Auf der Suche nach der Wahrheit (A la recherche de la vérité, non traduit) qui vient de paraître. Les syndicalistes, les hommes de gauche et les europhiles le vilipendent régulièrement mais l’homme est tout sauf réfractaire à l’intégration européenne et à l’union monétaire. Nous avons rencontré ce fils de taximan de Bielefeld dans son cabinet de travail, dans un beau quartier de Munich…

TRENDS-TENDANCES. Dans votre biographie, vous proclamez haut et fort être un fervent défenseur de l’intégration européenne. C’est exact ?

HANS-WERNER SINN. Oui, comme presque tous les Allemands. Il n’y a pas d’alternative à l’intégration européenne et c’est précisément la raison pour laquelle nous devons discuter et définir notre politique avec précision.

– Profil –

1948. Naissance en Westphalie.

1978. Docteur en économie de l’université de Mannheim.

1989. Devient conseiller auprès du ministère allemand de l’Economie.

1999. Devient président de l’Institut de recherche économique Ifo.

2006. Préside durant trois ans l’Institut international de finances publiques.

2008. Lauréat du prix Gustav Stolper, qui récompense des scientifiques allemands qui aident à la compréhension et à la solution des problèmes économiques actuels.

2012. Est repris dans la liste des 50 personnalités les plus influentes de la planète par le mensuel américain Bloomberg Markets.

Vous avez conseillé le gouvernement allemand pendant des années. Les hommes politiques vous écoutent-ils ?

Ils m’écoutent. Mais ils n’entendent guère les contre-arguments car ils trouvent leur politique à court terme plus importante que les arguments structurels à long terme des économistes.

Est-ce aussi le cas avec Angela Merkel ? Elle semble suivre une perspective à plus long terme.

Elle aussi est au volant d’une voiture sur une route qu’elle ne connaît pas mais qu’elle suit obstinément. Vous savez, prévenir la crise à court terme est une préoccupation majeure de nombreux hommes politiques, qui refusent de voir les dangers que cela implique. Mais j’ai des enfants et moi je veux me préoccuper des générations futures.

Que signifie le projet d’intégration européenne pour vous ?

Une union pacifique avec une sorte de superstructure exerçant des fonctions que ne peuvent assumer les autorités locales, comme la défense, les affaires extérieures, les projets d’investissement interrégionaux et interétatiques, et la mise en place d’institutions qui garantissent le libre échange en Europe.

Une superstructure ? De nombreux Européens dénoncent une intégration trop poussée et les pouvoirs excessifs de Bruxelles…

Pourtant j’irais même plus loin : il faudrait commencer par mettre en place une force de défense commune. Or, on n’a pas le cran de supprimer les armées nationales. C’est une des tragédies de l’intégration européenne. On a pris une mauvaise direction. C’était aussi une erreur d’introduire la monnaie unique avant d’instaurer l’union politique.

On n’a pas le cran de supprimer les armées nationales. C’est une des tragédies de l’intégration européenne.

Parce qu’il faut penser politique et militaire avant de penser monétaire ?

Il a fallu 500 ans à la Suisse pour former un Etat uni doté d’une défense commune à la moitié du 19e siècle. Le budget et la monnaie commune sont venus bien après. Idem pour les Etats-Unis d’Amérique. D’abord la formation d’un Etat avec une armée commune puis la mise en place de la Réserve Fédérale en 1913. Mais en Europe, j’ai peur que cette intégration politique et militaire ne soit jamais possible.

Pourquoi ?

A cause des nombreuses inégalités militaires. En Europe, nous sommes en présence de deux pays ( la France et le Royaume-Uni, Ndlr) qui possèdent une armée puissante et donc ne veulent pas d’union politique. C’est un peu comme un couple fiancé qui parle mariage. Elle dit qu’elle l’aime, mais lui aime surtout l’argent. Il propose donc de partager l’argent avant de signer le contrat de mariage. Or si elle y consent, le contrat de mariage ne sera jamais signé. C’est pourquoi le projet d’union ??fiscale, qui devrait conduire à une union politique avec une armée commune et tout ce que cela implique, bloque. Ici, c’est Angela Merkel qui joue le rôle de la jeune fille riche qui rêve de mariage et donc d’intégration, et Emmanuel Macron le fiancé qui veut l’argent. Je ne parle pas du Royaume-Uni, qui ne fera d’ailleurs bientôt même plus partie de l’Union.

Qui va gagner ?

Le fiancé. On risque donc de voir l’Europe se fourvoyer toujours un peu plus. Le plus grand risque dans les propositions actuelles de Macron est l’union des banques, qui comprend la notion d’assurance de dépôt commune. Avec cette assurance, même les banques les plus dangereuses d’Europe pourraient attirer des dépôts de tout le continent.

Le scénario s’est déjà produit en Islande.

Et à Chypre… Si cette proposition est acceptée, ces banques pourront utiliser cet argent pour financer leurs projets d’investissement dangereux dans le monde entier. Et nous serons confrontés à un nouveau risque de crise, comparable à celle des Savings and Loan qui a sonné le glas de nombreuses banques d’épargne aux Etats-Unis dans les années 80.

Il y a aussi les prêts non rentables des banques européennes, les fameux prêts ‘zombies’. Sont-ils un vrai problème ?

Ils sont un énorme problème. Sur le point de nous exploser à la figure. Qui explique pourquoi le lobby financier se démène autant pour instaurer l’union des banques. Cela me rappelle le Japon. La bulle spéculative y a explosé en 1990 et sept ans plus tard, les banques connaissaient de sérieuses difficultés. La vérité peut être cachée quelques années mais elle finit toujours par éclater au grand jour. C’est exactement la situation que nous connaissons aujourd’hui en Europe.

Le tableau est sombre. Les prochaines générations se demanderont pourquoi le Traité de Maastricht, prélude à l’introduction de l’euro, a été signé.

Voici ma vision des choses. L’Italie, l’Espagne et le Portugal payaient 12 % d’intérêt sur les emprunts publics sur 10 ans et ne pouvaient pas financer la dette publique. L’Italie affichait un ratio d’endettement de 120 %. Ces pays voulaient à tout prix l’union monétaire pour aligner les taux d’intérêt sur ceux de l’Allemagne, de 5 % inférieurs. L’introduction de l’euro a permis de réduire le spread entre le Nord et le Sud.

Pourquoi l’Allemagne a-t-elle donné son consentement ?

A cause de la réunification allemande. La France rechignait à ce projet. Elle voulait qu’en contrepartie, l’Allemagne signe le Traité et renonce au mark. C’est ce qu’elle a fait. Du coup, la France s’est sentie libérée, et n’a plus accepté de payer le prix de l’union politique européenne.

Qui fut le grand gagnant de ce traité ?

Selon certains, c’est l’Allemagne, parce qu’ils pensent que la réunification n’aurait pu se faire sans cet accord. Mais je ne suis pas de cet avis. La France n’aurait de toute façon pas pu empêcher la réunification allemande voulue par Gorbatchev et Bush. Les vrais grands gagnants ont été l’Italie, l’Espagne, le Portugal, toute l’Europe du Sud et indirectement la France parce que son économie est très orientée vers ces pays.

Entretien avec Hans-Werner Sinn:
© Sven Simon (belga image)

Pour ces Etats, à l’époque, les emprunts sont devenus tout à coup très bon marché…

Oui, ainsi que la dette existante. L’Italie a économisé tellement d’intérêts sur la dette publique que même si elle avait supprimé la TVA, elle aurait encore gardé un petit excédent.

Comment ont-ils exploité cet énorme avantage ?

Ils auraient pu utiliser les intérêts économisés pour rembourser leurs dettes. Si l’Italie l’avait fait, son ratio dettes/PIB serait aujourd’hui largement inférieur à 60 %. Mais elle a préféré dépenser cet argent. Pour les pays du Sud, ce traité a eu les effets d’un programme keynésien, d’un transfert massif permettant d’accroître les dépenses publiques. Sans parler de l’effet stimulant sur les taux d’intérêt plus faibles, incitant tous ces pays et le secteur privé à emprunter.

Les grands gagnants du Traité de Maastricht ont été l’Italie, l’Espagne, le Portugal… Toute l’Europe du Sud.

Avec pour conséquence une bulle spéculative.

Les Espagnols et les Irlandais ont profité de l’occasion pour emprunter et acheter de l’immobilier. Dans ces pays, l’euro a provoqué un renchérissement des maisons, une intensification de la construction et la création de nombreux emplois dans le secteur du logement. En Grèce et au Portugal, cette envolée a entraîné une augmentation des dépenses publiques. Les salaires des fonctionnaires et les pensions ont été majorés. Les retraités avaient de l’argent pour aller au restaurant, le restaurateur avait de l’argent pour s’offrir le coiffeur, etc. Dans ces pays, les salaires ont augmenté beaucoup plus vite que la productivité à cause de l’euro. Résultat, ces pays sont devenus de plus en plus chers et ont fini par perdre leur compétitivité.

C’est alors qu’a éclaté la crise financière à Wall Street.

La chute de Lehman Brothers a eu pour effet de couper ces pays du marché des capitaux. Les créanciers ont refusé tout refinancement et exigé le remboursement de leur crédit à l’échéance. Ce qui a considérablement aggravé les déséquilibres en Europe, au détriment des pays nordiques de la zone euro.

Quel a été le nouveau point critique ?

La promesse ” whatever it takes ” du président de la BCE Mario Draghi en 2012, quand il s’est engagé à prendre toutes les mesures nécessaires afin de sauver l’euro, puis a initié un plan d’achat massif de dettes d’Etat. Les obligations d’Etat se sont muées en euro-obligations, ce qui a permis de réduire les spreads.

Depuis, de nombreux pays affichent une croissance du PIB assez forte. La manoeuvre s’est donc avérée efficace.

Mais la plupart des pays n’ont pas récupéré leur compétitivité. Ni le Portugal, ni l’Italie n’ont fait quoi que ce soit en ce sens au cours des 10 dernières années.

Ce plan de rachat massif n’a donc pas soutenu les économies réelles ?

Il a soutenu les économies intérieures parce que les Etats pouvaient à nouveau emprunter à bon compte. Ce renforcement du rôle joué par le secteur public a donc permis de créer des emplois et d’augmenter les salaires. Du coup, le niveau de vie a augmenté, les caisses ont été renflouées… Mais l’industrie manufacturière elle-même ne se porte pas mieux pour autant. Pire, le syndrome néerlandais pointe le bout de son nez. Dans les années 1960, la découverte de grands gisements de gaz aux Pays-Bas a fait exploser les recettes d’exportations de gaz ainsi que les salaires dans le secteur public et le secteur de l’énergie. L’économie nationale tout entière a été boostée et les importations se sont intensifiées. Mais le revers de la médaille, c’est que la compétitivité de l’industrie d’exportation néerlandaise a été sapée par les salaires plus élevés. Le même phénomène est en train de se produire dans l’Europe du Sud.

Le boom des liquidités ne stimule pas la productivité d’un pays ?

Au contraire. Preuve en a été donnée par l’Irlande. Dans ce pays, la bulle spéculative a explosé en 2006, deux ans avant la chute de Lehman Brothers. Il n’y avait pas de plan de sauvetage, pas d’aide de la BCE, rien. L’Irlande ne pouvait compter que sur elle-même. Les prix et les salaires ont dû être revus à la baisse pour retrouver une certaine compétitivité. Et cela a marché. L’argent a recommencé à affluer. En 2010, l’Irlande a été reprise dans le nouveau programme de sauvetage du Fonds européen de stabilité financière. La dévaluation irlandaise a été stoppée net.

La politique de Trump ressemble à s’y méprendre à la réforme de Reagan, dont le premier mandat s’est clôturé avec un déficit de 600 milliards de dollars.

Donald Trump, lui aussi, dépense sans compter, en diminuant les taux d’imposition. Cette baisse des recettes fiscales peut-elle être récupérée par la relance de l’économie ?

Non. Cela ressemble à s’y méprendre à la réforme du président Ronald Reagan. La manoeuvre devait s’autofinancer, selon l’économiste Arthur Laffer… Mais son premier mandat s’est clôturé avec un déficit de 600 milliards de dollars. Il a donc dû revoir partiellement sa politique de réduction du taux d’imposition.

Pour le président Trump, quand ces problèmes risquent-ils de surgir ?

Reagan a été élu en novembre 1980 et a lancé sa réforme fiscale en 1981. La crise de la dette latino-américaine a éclaté en 1982. En 1983, les taux d’intérêt atteignaient leur climax. Le dollar a grimpé en flèche. Il a fallu deux ou trois ans avant que l’effet ne se fasse pleinement sentir.

Le temps qu’il faut à Donald Trump pour se faire réélire.

Effectivement. D’après les prévisionnistes, la réforme du président Trump devrait se traduire par un déficit de plus d’un milliard de dollars au cours des prochaines années…

Par Gerben Van Der Marel.

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