Daan Killemaes

‘Draghi face à un grand défi : le démantèlement d’une bombe à retardement de 15.000 milliards de dollars’

Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Le grand défi des prochaines années sera de démanteler à temps la bombe à retardement monétaire de création d’argent supplémentaire. C’est l’opinion du rédacteur en chef du Trends néerlandophone Daan Killemaes.

Dans les années vingt, Rudolf Havenstein s’est trouvé dans une difficulté plus grande que le président de la BCE Mario Draghi aujourd’hui. En tant que président de la Reichsbank, la banque centrale allemande, Havenstein se trouvait face à un choix cornélien. Devait-il essayer de préserver la jeune démocratie allemande de la république de Weimar en finançant directement le gouvernement avec de l’argent fraîchement imprimé, avec comme principal risque une émergence d’hyperinflation ? Ou devait-il fermer le robinet, avec le risque qu’une faillite de la république de Weimar cède la place à une révolution comme en Russie ? Un chaos monétaire ou le communisme ? A vous de me le dire, avec la connaissance a posteriori. Pour l’élite conservatrice allemande de l’époque, c’était toutefois clair comme de l’eau de roche : le communisme était le danger le plus grand. Havenstein a fait tourner les presses à billets, mais il n’a pas pu sauver la démocratie allemande. Au contraire, l’hyperinflation a détruit la valeur de l’épargne allemande et a nourri le mécontentement social qui a participé à rendre possible la montée du NSDAP, le parti nazi d’Adolf Hitler. Ne sous-estimez dès lors jamais l’aversion allemande pour les aventures monétaires.

Dilemmes

Les ‘Havenstein’ de notre temps se sont aussi retrouvés devant des dilemmes épineux ces dernières années. Rester sans rien faire et regarder le monde s’enfoncer dans une nouvelle Grande Dépression, qui a donné un nouvel élan au NSDAP dans les années trente ? Ou ressortir la boîte de magie monétaire, sans savoir quelles seront les conséquences à long terme ? Les banquiers centraux n’ont heureusement pas dû ni pu rendre les choses aussi corsées que Havenstein. Vous ne devez pas vous rendre chez le boulanger avec une brouette de billets de banque sans valeur. La Banque Centrale Européenne n’a jamais directement financé les pouvoirs publics, comme la Reichsbank l’avait fait, même si cela inspire les plus grands doutes à la Cour constitutionnelle allemande, sans oser retirer la prise de la politique d’assouplissement quantitatif (ou QE – quantitative easing).

Draghi & co ont pourtant fait de leur mieux ces dernières années. Les principales banques centrales occidentales ont augmenté leur total de bilan jusqu’à 15.000 milliards de dollars, plus de quatre fois autant qu’avant la crise. Ces banques centrales ont environ un cinquième de la dette publique en mains et elles sont devenues les principaux acteurs sur les marchés financiers. Si l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire, comme Milton Friedman avait coutume de dire, alors une telle création d’argent aurait déjà dû conduire depuis longtemps à une inflation, même à de l’hyperinflation. Mais qu’observons-nous ? La grand absente de la conférence annuelle des banquiers centraux à Jackson Hole était, tout comme les années précédentes, l’inflation. Sans augmentation des prix pétroliers, les banques centrales ont les plus grandes difficultés à obtenir une inflation de presque 2%. Ils n’y sont toujours pas parvenus, malgré la reprise, malgré un marché du travail plus tendu et malgré la politique monétaire expansionniste. Où est restée l’inflation ? C’est la plus grande énigme de notre temps.

Où est restée l’inflation ? C’est la plus grande énigme de notre temps.

Des explications possibles, il y en a en suffisance. La globalisation et la numérisation ont cassé la puissance de négociation de l’employé moyen, et sans hausse de salaire significative, une inflation significative est exclue. L’économie ne tourne pas encore à plein régime, et du fait de cette offre excédentaire, les sociétés ne peuvent pas (encore) augmenter leurs prix. C’est là que cela commence à faire mal à gauche et à droite, ce qui provoque quelques légères hausses de prix, mais c’est pour l’instant insuffisant pour donner l’alerte. Les prix des actifs financiers atteignent toutefois des sommets. C’était également un objectif des banquiers centraux pour soutenir l’économie, mais ils deviennent aussi doucement inquiets du fait qu’ils ont engrangé un trop grand succès sur ce front et que la stabilité financière risque à nouveau d’être mise en danger.

Bombe à retardement

Le grand défi des prochaines années sera de démanteler à temps la bombe à retardement financière de création d’argent supplémentaire, sans tordre le cou à la reprise ou nuire aux marchés financiers. Jusqu’au démantèlement total, soit le retour à l’état du bilan d’avant la crise, nous n’arriverons probablement plus jamais. Les réserves des banques centrales sont les nouveaux actifs sûrs pour les banques commerciales et pour le système financier, comme les obligations d’Etat qualitatives. La sécurité peut encore uniquement être trouvée dans le monopole de création d’argent dont disposent les banques centrales. Il est bien possible qu’au lieu de jouer avec le taux directeur comme auparavant, les banquiers centraux joueront désormais avec leur total de bilan afin de surfer sur le cycle conjoncturel. Cela signifie davantage de QE quand cela va mal, et moins si ça va bien, et entre-temps, le taux directeur reste quasi bloqué autour de zéro. Mais comme Rudolf Havenstein l’a découvert à ses dépens, jongler avec la quantité d’argent est un petit jeu très dangereux.

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