Deux millions de pauvres en Belgique: “Il faut les sortir de l’industrie de la pauvreté!”

Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Jean Hindriks et Joël Van Cauter (UCLouvain, Itinera) publient une étude sur la pauvreté qui résonne comme un cri d’alarme et propose une autre approche pour éviter l’explosion sociale.

Jean Hindriks (UCLouvain et Itinera) et Joël Van Cauter (Itinera) sont les auteurs d’une étude passionnante dont le titre est un appel à l’action: Agir durablement contre la pauvreté. Ce repose sur un constat alarmant: la pauvreté touche deux millions de personnes en Belgique, en dépit de dépenses sociales plus importantes qu’ailleurs. Il faut à tout prix changer d’approche, soulignent les auteurs, qui s’en expliquent à Trends Tendances.

Votre constat de départ est alarmant.

En effet, il y a aujourd’hui aux alentours de deux millions de pauvres en Belgique, ce qui donne l’ampleur du problème. Les populations à risques sont très variables: 15% des pensionnés sont confrontés à ce risque, mais aussi 25% des jeunes de moins de 25 ans, 33% des familles monoparentales ou pratiquement 60% des familles qui ont décroché du monde du travail!

Ce qui nous préoccupe, c’est que ces chiffres datent de 2020.

Avant le double choc de la pandémie et de la crise de l’inflation, donc?

Oui, et on sait que cette crise de l’inflation n’est pas prête de se terminer. Or, elle touche davantage les bas revenus que les revenus élevés, en particulier les locataires.

Nous ne voulons pas lancer un cri d’alarme, mais il faut quand même que cette situation revienne sous les projecteurs et qu’il y ait une attention politique et citoyenne. Parce que c’est une cocotte minute qui risque d’exploser.

Pourtant, votre étude montre que les dépenses sociales sont importantes: 28,9% du PIB contre une moyenne de 20% au sein de l’OCDE…

On dépense beaucoup, mais on pourrait mieux dépenser. Toutes les aides d’urgence qui ont été décidées durant la crise, sous forme de chèques, n’ont pas été assez ciblées parce qu’on sait combien l’inflation alimentée par l’énergie touche proportionnellement davantage les bas revenus.

Mais plus largement, votre travail démontre que c’est la dynamique même des mécanismes d’aide qui n’est pas opérante…

Il faut distinguer les choses. Le fait de donner de l’argent, cela permet quand même de diminuer par deux la pauvreté. Sans la sécurité sociale, la crise du Covid aurait été une hécatombe sociale. C’est un amortisseur utile, mais cela ne suffit pas. C’est pour cela que le deuxième axe sur lequel on a le plus travaillé, c’est la nécessité d’accompagner ce public précaire.

Le système actuel est trop fragmenté, selon nous, on éparpille trop. Et il n’est pas assez personnalisé. On a une multiplicité d’acteurs, dispersés sur les niveaux de pouvoir, qui travaillent chacun dans leur coin en proposant, au final, des politiques assez comparables, uniformes, alors que l’on a affaire à des situations très différentes. On devrait plutôt avoir un accompagnateur unique, pour chaque personne qui les accompagne dans ce dédale, ce que nous appelons l’industrie de la pauvreté. Sans être péjoratif, mais c’est un labyrinthe dans lequel il nous a fallu un peu de temps pour voir clair.

Il y a énormément d’acteurs dispersés sur le territoire, éclatés sur différents types d’actions de l’enseignement à l’insertion socio-professionnelle en passant par la santé ou l’action sociale elle-même. Il manque un lien dans tout cela et au lieu de pousser tout le monde dans un entonnoir avec une même voie d’accès, l’idée serait plutôt d’aller chercher les gens là où ils sont – ce qui n’est pas facile parce que certains sont hors des radars, pensons aux sans-abris ou à des jeunes en déshérence dont on n’a plus de traces, qui ont quitté toute forme d’éducation, en lien parfois avec des assuétudes.

Deux millions de pauvres: cela signifie-t-il qu’il faut changer de logique?

Il y a une question clé, c’est celle de l’impact. Pour l’instant, la plupart des acteurs publics collectifs, que ce soit l’Etat ou les associations, fonctionnent tout à fait à l’aveugle. Il y a très peu de définition d’objectifs, de résultats attendus… On met de l’argent dans les tuyauteries sans savoir ce que cela donne, et en général, cela ne donne pas grand-chose en terme de changement réel et durable. L’indicateur fondamental devrait être de savoir en quoi l’action sociale permet de changer la vie des gens qui sont dans une situation difficile.

Il faudrait changer de méthode, oui, en ayant des indicateurs. Alors, cela peut marcher. Nous donnons l’exemple du programme “Housing First”.

C’est un programme qui donne avant tout une stabilité en donnant ce qui est le plus important, un logement?

Cette stabilité de base, oui, plus un accompagnement. Les deux sont inconditionnels. Le programme Housing First ne paye pas les loyers, par exemple. Il met à disposition du personnel qui accompagne, un équivalent temps plein pour huit habitants précaires, pour toutes les activités.

Le public dont on parle dans le cas de ce programme, ce sont des bras super cassés, dont la situation est très difficile, et pourtant, cela fonctionne. Cela prouve que si on change de méthode, on peut changer la donne.

Vous évoquez la nécessité d’une Alliance contre la pauvreté, ce qui est une gageure dans notre pays, non?

Oui, cela implique un changement de paradigme. L’idée, c’est vraiment de se centrer sur l’impact et de financer des impacts, on ne finance plus une activité en tant que telle. Cet impact, ce peut être le retour sur le marché de l’emploi ou le retour durable dans un logement, par exemple. On finance cet objectif et on demande aux différents acteurs qui peuvent y contribuer de se mettre ensemble. Aujourd’hui, en finançant des services, on ne se pose même plus la question de leurs effets.

Cela peut aller des Restos du coeur aux maisons médicales ou aux maisons d’accueil en passant par la formation professionnelle. L’éloignement du marché du travail est le principal facteur de pauvreté puisque six familles sur dix n’étant plus en contact avec lui sont devenues pauvres. Si on veut lutter contre cela, il faut les rapprocher du marché du travail avec des formations qualifiantes courtes, accessibles pour eux.

Un autre exemple évoqué dans l’étude, c’est Duo for Job. Il y a, en Belgique, une nouvelle génération des acteurs associatifs dans le domaine comme il y a eu, à une autre époque, une nouvelle génération d’acteurs humanitaires avec MSF ou Handicap International. Duo for Job a été créé par des acteurs passés par le terrain de la Croix-Rouge qui se sont demandé comment utiliser ces méthodes. Leur système, c’est de mettre en connexion un jeune issu de l’immigration de moins de 25 ans, qui cherche de l’emploi, avec des plus de 50 ans, avec une expérience professionnelle, qui accompagnent ce jeune, y compris dans le dédale des interlocuteurs possibles.

Le fait de recentrer sur l’impact est une source de motivation, y compris pour des acteurs comme les CPAS. C’est un renversement de la perspective. Et le secteur privé a un rôle à jouer : on a trop longtemps sous-estimé la mission sociale des entreprises. Elles sont en demande à l’heure où il y a de grosses pénuries sur le marché du travail. L’idée est vraiment de multiplier les effets entre l’Etat, la société civile, le bénévolat, les entreprises… pour avoir de l’impact.

Quel est le frein à cette révolution culturelle qui semble de bon sens ? Pourquoi votre constat d’échec initial?

Il faut être prudent avec la réponse, mais pour ce que l’on a entendu ou lu, c’est qu’il y a eu une sorte d’accumulation de graisses. Prenez une ville comme Namur: il y a une quinzaine d’années, il y avait une dizaine de travailleurs sociaux, mais aujourd’hui, ils sont 150, mais ils ne savent pas quelles sont les priorités, ils n’ont pas d’indicateurs d’impact. C’est incroyablement décourageant. On voit cette évolution dans des associations qui se sont “professionnalisées”. Il y a eu un élargissement et un engourdissement du système au point de créer une machine lourde qui ne fonctionne plus de façon optimale.

Le moment est peut-être mûr pour basculer parce que les travailleurs sociaux sont mal en point, épuisés, qu’ils sentent que l’on est proche de l’explosion, mais aussi parce qu’il y a des expériences pilotes qui fonctionnent. Ce n’est pas gagné parce qu’il y a des résistances au sein même du système et un clientélisme qui s’est développé.

L’enjeu, c’est de reconnaître que cette question de la pauvreté est une urgence nationale et qu’un acteur s’en empare?

Dans notre étude, nous nous inspirons du miracle finlandais, à l’orginine du Housing First. Cela nous montre qu’un responsable politique s’est emparé du thème du sans-abrisme et a mobilisé tous les acteurs de terrain. Plutôt que de faire du logement d’urgence, qui coûte très cher avec peu de résultat, il a libéré des logements confortables, corrects, avec un accompagnement social. Cela a diminué par trois le sans-abrisme en dix ans. C’est possible. Mais pour cela, il faut du leadership. En politique, pour que les choses bougent, il faut que des gens se mouillent et prennent ce leadership.

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