Comment sortir du cul-de-sac de la mobilité à Bruxelles

© Johan Jacobs

L’état de délabrement des tunnels de la capitale présente au moins un avantage : il pousse les décideurs politiques à moderniser la stratégie de mobilité à Bruxelles. Mais de là à parvenir à coordonner les actions des différents niveaux de pouvoir…

Vingt-quatre mille véhicules dans un sens, 28.000 dans l’autre, le tunnel Stéphanie était l’un des noeuds routiers les plus cruciaux de la capitale. Il a été brusquement fermé, pour une durée indéterminée, car son état ne permettait plus de garantir la sécurité des automobilistes qui l’empruntaient. Depuis cette décision prise dans l’urgence le vendredi 22 janvier, les politiciens s’empoignent et les automobilistes s’étranglent dans le goulet de l’avenue Louise.

Cette situation ne s’éternisera pas nécessairement. D’un côté, l’administration met tout en oeuvre pour sécuriser une possibilité de reprise, du moins partielle, de la circulation, y compris durant les longs mois que nécessitera la rénovation du tunnel Stéphanie. De l’autre, les automobilistes recherchent des alternatives, que ce soit en testant des itinéraires bis ou en optant pour un autre mode de locomotion, à l’image de ce qui s’est passé lors de la démolition du viaduc Reyers. “Au lieu de laisser une sorte de chaos s’installer et de miser sur l’improvisation des usagers, il faudrait profiter des chantiers pour tester des scénarios alternatifs, pour voir comment organiser la circulation autrement et quelles lignes de transport public il faudrait intensifier”, déplore la députée Céline Delforge (Ecolo).

Quels sont ces scénarios alternatifs pour développer une politique de mobilité innovante et sortir Bruxelles de son éternelle congestion qui coûterait de 350 à 500 millions d’euros par an ? Et d’abord, jusqu’où peut aller l’alternative ? Jusqu’à la fermeture des autoroutes urbaines qui traversent Bruxelles ? Si l’on partait d’une feuille blanche, sans doute ne construirions-nous plus autant de tunnels aujourd’hui. Mais avec le réseau actuel, il serait sans doute difficile de s’en passer. “Il faut faire les choses dans le bon ordre, explique Louis Duvigneaud, administrateur délégué du bureau d’études en mobilité Stratec. On commence par aménager des alternatives en matière de transport public ou de pistes cyclables, avant de poser des gestes forts pour réduire la capacité routière.” Il ne préconise dès lors pas un abandon à court ou moyen terme des tunnels bruxellois. Ce qui implique de dégager les budgets nécessaires à leur sécurisation.

A terme, tous les tunnels ne seront peut-être pas maintenus, afin de développer une politique de mobilité plus douce. Toutefois, le tunnel Stéphanie, qui est à la fois un noeud de circulation et un élément de la petite ceinture qui limite les flux de voitures vers le Pentagone, devrait figurer parmi les rescapés (d’où l’intérêt de bien le restaurer). En revanche pour le boulevard Léopold II, voie d’accès à Bruxelles depuis l’ouest, les points de vue divergent. Certains suggèrent sa fermeture pour limiter l’entrée des voitures dans Bruxelles. “Cela augmenterait en moyenne le temps de parcours de 10 %, rétorque Louis Duvigneaud. Je parle bien d’une moyenne. Pour une partie des usagers, la perte de temps serait énorme.” Le gouvernement bruxellois partage cette analyse et a décidé de rénover le tunnel Léopold II, via un partenariat public-privé et probablement l’installation d’un péage.

Les retards du RER

Les alternatives visent à gérer deux types de flux : celui des 350.000 navetteurs qui viennent travailler dans la capitale et celui des Bruxellois qui se déplacent dans leur ville. Pour les premiers, la réponse se trouve clairement dans le train. Et là, premier hic : la SNCB observe tout cela de sa propre lorgnette fédérale. Les velléités de sa direction d’augmenter les tarifs en heures de pointe ne vont pas inciter les navetteurs à abandonner leur voiture, tandis que le RER – qui devait être la solution – subit un flagrant déséquilibre communautaire. Les liaisons depuis la Flandre sont en effet déjà opérationnelles, au contraire de celles depuis Ottignies, Nivelles ou Enghien. Cette situation s’explique par la répartition des investissements selon une clé 60/40, alors que la Wallonie est plus vaste et plus vallonnée que la Flandre.

Aujourd’hui, avec des chantiers qui explosent les budgets et un assainissement qui comprime les dotations, la SNCB ne possède plus les moyens d’achever ce fameux RER qui aurait dû être mis en service en… 2012. “C’est vrai mais le RER demeure une priorité, des solutions doivent être trouvées”, a assuré le Premier ministre Charles Michel (MR). La solution pourrait venir d’un préfinancement du chantier par la Wallonie, qui réaffecterait au profit du RER les 200 millions prévus pour la liaison de l’aéroport de Gosselies et que l’on n’attend pas dans les 10 prochaines années. A condition d’obtenir les garanties de la SNCB sur le bon déroulement du chantier et le remboursement du préfinancement. Dans le climat politique actuel, ces garanties ne seraient malheureusement pas si simples que cela à obtenir…

Les parkings et leurs paradoxes

Détail pratique : il ne suffit pas d’avoir un réseau ferroviaire bien organisé, il faut pouvoir y accéder. Or, les parkings autour des gares sont souvent déjà plus que saturés et ils coûtent parfois plus cher aux usagers que l’abonnement, largement pris en charge par les employeurs (totalement pour les fonctionnaires). “Ces remboursements sont une aberration économique, estime à cet égard Louis Duvigneaud. Se déplacer a un coût et il doit apparaître dans le budget des usagers. Ces subsides, comme celui des voitures de société, pèsent dans le choix des personnes qui habitent volontiers loin de leur lieu de travail. Cela entraîne des investissements colossaux dans les infrastructures.”

En l’occurrence donc, des dispositions fiscales fédérales incitent ou en tout cas ne découragent pas la navette, ce qui provoque des problèmes de mobilité relevant des régions (et on vous épargne le fait que le parking autour des gares est souvent réglementé par les communes ! ).

Il faut aussi intégrer dans la réflexion le lieu de résidence des navetteurs. D’après une étude de la chambre de commerce BECI (Bruxelles Entreprises, Commerces et Industrie), les navetteurs les plus éloignés utilisent déjà largement le train. En revanche, près de 60 % des navetteurs venant de la périphérie rejoignent Bruxelles en voiture. Le RER se positionnerait comme une alternative réelle pour ces personnes. Et s’ils prennent malgré tout la voiture, l’objectif est alors de les inciter à se garer à l’entrée de Bruxelles pour emprunter ensuite les transports en commun. Le gouvernement a identifié huit lieux, à proximité du tram ou du RER, où quelque 10.000 places de parking pourraient être aménagées (dont 3.000 autour du futur grand stade du Heysel). L’espoir, c’est que la Flandre et la Wallonie complètent cette offre avec 10.000 places supplémentaires en amont du ring, par exemple le long des gares RER.

Le décongestionnement pourrait aussi provenir d’une meilleure utilisation des voies routières, grâce au covoiturage. Une belle idée en théorie mais difficile à mettre en oeuvre avec des horaires de travail de plus en plus flexibles et individualisés. Néanmoins, la technologie permettrait peut-être de rattacher en temps réel l’offre et la demande de covoiturage.

Le train pour les déplacements urbains

Venons-en au second flux : les déplacements à l’intérieur de Bruxelles. On se tourne évidemment vers la Stib et son plan d’extension du réseau. Mais on oublie un peu vite la SNCB. Elle possède en effet à Bruxelles un réseau d’une trentaine de “petites gares” (Saint-Job, Delta, Meiser…) reliées par plus de 150 km de voies ferrées. Deux ont été remises en service récemment (Tour & Taxis et Germoir) et les autres devraient gagner en ampleur quand le RER, encore lui, tournera à plein régime. Pour l’heure, convenons-en, c’est du site propre et des gares parfois rénovées pour une sous-utilisation manifeste, parfois limitée à un ou deux trains par heure. Or, cela permettrait de connecter des quartiers peu fournis en transports en commun ou d’aiguiller des navetteurs qui ne travaillent pas nécessairement tout près de la jonction Nord-Midi. Mais il faudrait trouver un équilibre entre la vitesse d’exploitation souhaitée par les voyageurs et la multiplication des arrêts.

La SNCB n’accorde toutefois qu’un intérêt mitigé à ces gares, estimant que le transport ne relève pas de sa mission mais de celle de la Stib. ” Alors, nous avons ce projet de métro-nord (jusque Evere) qui sera parallèle à une ligne de trains sous-utilisée, relève Céline Delforge. N’est-ce pas un peu fou ? Est-ce de la saine gestion ?”. A nouveau, nous avons deux niveaux de pouvoir, pilotés par des majorités différentes, et cela peut donner des résultats bien dispendieux si personne ne prend le soin de coordonner efficacement le tout.

” Personne n’a les moyens de résoudre seul la situation, objecte le député Ridouane Chahid (PS). Les entreprises publiques doivent collaborer pour tisser une véritable toile de mobilité dans Bruxelles. Cette complémentarité, c’est déjà ce que nous avions fait à la gare de Schuman, où le train habite une station de métro. Cette intermodalité est vraiment essentielle.” Il ajoute le vélo à cette intermodalité. A peine 5 % des déplacements à l’intérieur de Bruxelles se font à vélo, la marge de progression est énorme. Les écueils sont le caractère vallonné de la capitale – qui peut être contourné par les vélos électriques – et surtout la dangerosité dans le flot des voitures. Ici, les autorités peuvent agir et le gouvernement régional planche sur l’aménagement de 80 km de pistes cyclables sécurisées.

Flandre et Wallonie unies contre le péage

Toutes ces alternatives ont un coût et personne n’imagine sérieusement pouvoir les mener à bien sans générer des recettes nouvelles. L’idée d’un péage arrive sur toutes les lèvres. Il existe plusieurs types de péage. Le premier, c’est le péage à l’utilisation de l’infrastructure. Il est envisagé pour le tunnel Léopold II, dont la rénovation serait pilotée par le secteur privé, contre rémunération. “Cette option est très délicate quand il existe des trajets alternatifs, nous avons pu l’observer notamment à Lyon et Marseille, commente Louis Duvigneaud. Si les usagers vont ailleurs, les recettes manquent. Et si l’on augmente les prix, ils fuient encore plus.” Problème connexe : le public doit alors compenser pour assurer les revenus promis au partenaire privé… au risque de voir tout le projet requalifié en dépenses publiques par l’Europe.

Les autres options sont un péage de “cordon” (on paie pour entrer dans les 19 communes) ou de “zone” (le périmètre est plus limité mais on paie à chaque passage), ainsi qu’une taxation intelligente au kilomètre. Dans ce dernier cas, le paiement est modulé selon l’heure et la distance parcourue, ce qui paraît la formule la plus équitable et la plus susceptible de réduire l’utilisation de la voiture en ville. Rudi Vervoort privilégie cette piste qui, selon une analyse de Stratec dévoilée par L’Echo, rapporterait 325 millions d’euros par an. Il faudrait pour le bien que les trois régions s’accordent sur les modalités, comme c’est déjà le cas pour les camions, afin de ne pas contraindre les automobilistes à multiplier les boîtiers ou applications smartphone pour circuler à travers le pays. Et, bien entendu, les chamailleries politiciennes s’invitent alors dans le débat. La Flandre ne veut pas entendre parler d’un péage, estimant qu’avec la nouvelle loi de financement, les Flamands paient déjà suffisamment pour la mobilité à Bruxelles. C’est à peine mieux du côté wallon, où la taxation au kilomètre a spécifiquement été rejetée dans l’accord de gouvernement afin de ne pas défavoriser les zones rurales, terreau électoral du cdH.

A toutes fins utiles, rappelons que le transport est responsable de 20 % des émissions polluantes en Belgique et que ce secteur a, de très loin, connu la plus forte progression de ses émissions en 20 ans. Et qu’il y a deux mois, tous les partis avaient applaudi l’accord sur le climat et les engagements de réduction des émissions dans le cadre de la Cop 21.

QUI PAIERA LA FACTURE ?

Le constat ne souffre aucune discussion : Bruxelles a largement sous-investi dans ses infrastructures routières et de transports en commun. A sa décharge, la capitale ne disposait, avant la sixième réforme de l’Etat, que de moyens très limités. Désormais refinancée, Bruxelles est la seule entité du pays à présenter un budget en léger boni. Elle bénéficie notamment d’une dotation fédérale de 137 millions pour la mobilité et de 49 millions de la Flandre et de la Wallonie pour compenser les frais engendrés par les navetteurs.

Cette situation permet à Bruxelles d’initier un ambitieux plan de développement du réseau de transports en commun : la Stib investira 5,2 milliards en 10 ans pour étendre les lignes de métro et de tram et acheter le matériel roulant nécessaire.

Reste-t-il une petite enveloppe pour financer la rénovation des tunnels ? L’expertise a permis de sérier les enjeux. D’abord, la majorité des 27 tunnels n’a pas de pépins significatifs et on espère qu’ils continueront à bénéficier des budgets d’entretien ; ensuite, cinq d’entre eux (Montgomery, Georges Henri, Trône, Tervuren et Reyers) feront l’objet de travaux d’urgence mais avec maintien de la circulation (budget de 30 millions) ; enfin, il y a le tunnel Stéphanie, fermé pour des raisons de sécurité, et le Léopold II qui nécessite une profonde rénovation. A la tribune du parlement, le ministre de la Mobilité Pascal Smet (sp.a) a évalué l’ensemble de ces travaux à 523 millions d’euros.

Le ministre-président Rudi Vervoort (PS) assure que Bruxelles assumera seule cette dépense, sans réclamer un centime aux autres régions. Quelle est donc la recette miracle ? Elle peut venir de l’étalement sur plusieurs exercices, du report des objectifs budgétaires (les autres entités ne sont pas dans les clous et le dérapage bruxellois resterait modique au niveau belge), de l’apport de partenaires privés ou de moyens nouveaux dégagés par des péages, afin que les utilisateurs contribuent directement au financement.

Cela dit, comme le fait remarquer la députée Ecolo Céline Delforge, si les autres entités du pays exigent des tunnels en bon état mais rejettent toute idée de péage (que Bruxelles pourrait légalement décider seule), Rudi Vervoort a là un beau levier de négociation. Le ministre de la Mobilité Pascal Smet doit présenter en mars un plan d’investissements pluriannuel, avec un échéancier des travaux dans les tunnels.

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