Ces 4 tabous que la zone euro a peur de briser

© Reuters

Et si l’on restructurait dès aujourd’hui la dette de la Grèce ? Et si l’on finançait la dette par l’inflation ? Voilà quelques-unes des questions que les dirigeants européens préfèrent éviter… mais qu’ils feraient bien de se poser.

Tabou n° 1 : la Grèce et l’Irlande ne rembourseront pas la totalité de leur dette

Officiellement, on y croit : La Grèce et l’Irlande rembourseront leur dette astronomique. En pratique, de plus en plus d’économistes, de tous les bords, appellent à regarder la réalité en face : “Dans toute l’histoire économique, les pays avec une dette colossale l’ont apurée par la dévaluation et l’inflation”, expliquait récemment l’économiste Jacques Delpa à L’Expansion.com. Or ce n’est pas possible dans la zone euro, qui tente donc de s’en sortir en empilant les mesures d’économie. Mais cette rigueur n’empêche pas les marchés d’exiger des taux d’intérêt élevés pour prêter à 10 ans. Sans doute parce qu’ils savent pertinemment que les mesures d’économie ne font qu’enfoncer les pays dans la récession et donc réduire les recettes fiscales censées permettre de rembourser la dette…

Les créanciers privés détenteurs d’obligations souveraines doivent se faire une raison : ils vont perdre de l’argent. “Après tout, selon la doctrine la plus orthodoxe du capitalisme, une des fonctions principales des détenteurs d’actifs financiers est d’assumer les risques, c’est précisément pour cela qu’ils demandent des primes de risque, explique Dominique Plihon, professeur d’économie à l’université Paris 13. La variable d’ajustement en cas de pertes est censée être eux, et non pas l’Etat et les contribuables”.

La restructuration peut prendre différentes formes : rééchelonnement, dispense de paiement des intérêts, ou réduction de la dette elle-même. Les Européens se sont d’ailleurs mis d’accord sur un mécanisme qui prévoit que les investisseurs partagent le coût d’un éventuel défaut à partir de 2013. “Mais cela ne fait que signaler aux marchés que le défaut est inéluctable, estime l’économiste. Pourquoi attendre ? Cela donne encore du temps aux marchés pour profiter de la garantie européenne et jouer à faire monter les taux qu’ils imposent aux Etats.” Certes, la restructuration ne sera pas indolore, surtout pour les banques européennes, qui détiennent une part importante de la dette souveraine des pays “périphériques” de la zone euro. Il sera donc sans doute nécessaire que les Etats interviennent de nouveau et recapitalisent sur fonds publics les banques exposées. Cette nationalisation pourrait être partiellement financée par la BCE.

Tabou n° 2 : la BCE doit pouvoir financer les Etats

C’est justement l’autre “tabou” dans la zone euro : les Etats ne doivent pas pouvoir emprunter directement auprès de la BCE. Il n’en fut pourtant pas toujours ainsi. “Historiquement, les banques centrales ont justement été créées pour financer les Etats, rappelle Dominique Plihon. En France, elle avait été créée par Napoléon Bonaparte en 1800 pour cela. Et jusque dans les années 70, le gouvernement français demandait à la Banque de France de faire des avances au Trésor public”. Aujourd’hui, les Etats sont obligés de se financer auprès des marchés financiers. C’est acté en France depuis de la décision de Giscard d’Estaing en 1973 et surtout c’est inscrit dans le traité de Maastricht.

L’interdiction de se financer auprès de la BCE se justifie notamment par l’idée que les marchés arrivent mieux à discipliner les mauvais élèves : si un Etat est trop dépensier ou trop endetté, les marchés le sanctionnent en exigeant des taux d’intérêt plus forts. Sauf que la crise a montré que les marchés s’avéraient être des forces profondément déstabilisatrices : “les banques européennes sont les premières à avoir spéculé sur les obligations publiques des Etats fragiles, rappelle Dominique Plihon. Il faut donc extraire les Etats de la tutelle des marchés et leur permettre d’emprunter à bas taux”. En réalité, le tabou a déjà été partiellement brisé en mai 2010 quand Jean Claude Trichet a annoncé qu’il rachèterait temporairement de la dette publique sur le marché secondaire, c’est-à-dire auprès des banques. Certains économistes plaident pour que la BCE puisse même emprunter sur le marché primaire.

Mais “sous l’influence de l’Allemagne, il y a une certaine méfiance à l’égard de l’Etat : on pense que s’il a la possibilité de se financer en faisant marcher la planche à billets, il en abusera, et l’augmentation de la masse monétaire va générer de l’inflation, explique Dominique Plihon. Mais c’est une vision monétariste de l’inflation qui est complètement démentie dans les faits : la masse monétaire a explosé dans le monde ces dix dernières années sans entraîner de l’inflation, c’est ce qu’on a appelé la grande modération”.

Tabou n° 3 : il faut réduire la dette par l’inflation

S’il y a tabou sur ce sujet, ou plutôt une phobie, c’est du côté allemand. Traumatisée par l’épisode d’hyperinflation des années 20, l’Allemagne n’a accepté de rejoindre la zone euro qu’à condition d’être sûre que l’inflation serait maîtrisée. C’est donc la seule et unique mission de la BCE : rester en dessous des 2% d’inflation. Forcément, quand Olivier Blanchard, chef économiste du FMI, ose écrire dans une note en février 2010 que viser 4% pourrait être bénéfique pour l’économie, ça fait désordre. Et pourtant, un peu plus d’inflation aiderait selon lui à résoudre la crise, puisque d’une part elle ferait fondre la valeur de la dette publique et d’autre part les banques centrales auraient plus de marges de manoeuvre pour baisser leurs taux d’intérêts directeur et injecter des liquidités dans l’économie. Cela permet aussi de remplir les caisses de l’Etat dont la principale ressource, la TVA, grimpe avec les prix. L’inflation a par ailleurs d’autres vertus : Contrairement à l’idée reçu, les salariés ne perdent pas en pouvoir d’achat puisque leur salaire nominal a tendance à augmenter en période d’inflation tandis que la valeur de leurs dettes diminue.

Tabou n° 4 : comme en Islande, il faut faire payer les créanciers privés des banques

Si le déficit irlandais atteint la part folle de 32% du PIB, c’est parce que l’Etat est venu au secours des banques ravagées par l’éclatement de la bulle immobilière. Donc si les Irlandais subissent aujourd’hui un plan d’austérité sans précédent, c’est pour éponger une dette issue d’une crise purement bancaire. L’injustice de cette situation pousse à se demander si Dublin n’aurait pas pu faire autrement. A cet égard, le cas islandais est plein d’enseignements.

Les deux pays ont de nombreux points en commun: ce sont tous deux des petits pays dont l’économie reposait sur un dumping fiscal ou réglementaire et surtout sur un secteur bancaire disproportionné qui s’était massivement endetté sur le marché interbancaire international. Quand la crise financière est arrivée, les banques ont été balayées. Et c’est là que l’Irlande et l’Islande ont suivi des voies diamétralement opposées. “L’Irlande a converti la dette privée des banques en dette publique, l’Islande a laissé la dette privée se régler en privé”, résume Benjamin Coriat, professeur d’économie à l’Université Paris 13. Il faut dire que Reykjavík n’avait pas vraiment le choix : les actifs bancaires représentaient 800% du PIB. Cela aurait été hors de sa portée”. L’Islande a reconstitué de nouvelles banques à partir des trois anciennes, en y transférant tous les actifs à protéger, c’est-à-dire les dépôts. Quant aux anciennes banques, elles ont tout simplement été liquidées, la seule exception étant Icesave.

“Il est difficile d’évaluer les pertes qu’ont subies les créanciers privés, en raison des fluctuations du taux de change et de la valeur des actifs, mais on estime que la liquidation des deux premières banques leur a coûté 20 milliards d’euros”, affirme l’économiste. En tout cas l’Islande s’en sort aujourd’hui beaucoup mieux que sa “jumelle” irlandaise : son taux de chômage reste sous les 8% et son déficit public se limitera à 6,3% cette année. Les autres pays peuvent-ils encore s’inspirer du modèle islandais? “Pour l’Irlande, c’est quasiment trop tard, la majorité des titres des banques sont garantis par l’Etat, déplore Benjamin Coriat, mais l’Espagne, dont le secteur bancaire est également fragile, pourrait encore en tirer les leçons”.

Laura Raim, L’Expansion.com

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content