Allocation universelle, abolition des frontières… Les “utopies réalistes” de Rutger Bregman

© HOLLANDSE HOOGTE

Pour Rutger Bregman, nous sommes en manque de grandes idées. Pourtant, ne pas vouloir changer est désastreux, car le système social actuel est inefficace au possible. Or, il existe des projets audacieux, mais réalisables: réduction du temps de travail, allocation universelle, abolition des frontières. En route vers le domaine des “utopies réalistes”.

Il est déjà une icône alors qu’il n’a pas encore 30 ans. Son dernier essai(*) est traduit dans une petite vingtaine de langues et fait partie des best-sellers au Royaume-Uni, en Espagne, et bien sûr au Pays-Bas, son pays d’origine. Historien de formation, brillant conférencier, Rutger Bregman bouscule le champ politique en avançant, documents à l’appui, que certaines grandes idées, comme la réduction du temps de travail, le revenu universel ou l’ouverture totale des frontières, sont non seulement réalisables mais nécessaires pour faire avancer le monde.

Au cours de notre conversation dans le salon d’un petit hôtel parisien, Rutger Bregman insistera plusieurs fois sur la force des idées. Lui, en tout cas, n’en manque pas.

RUTGER BREGMAN. Au cours de ces 300 ou 400 cents dernières années, nous avons réalisé d’énormes progrès. Nous sommes en bien meilleure santé ; nous sommes sensiblement plus riches ; l’esclavage a été aboli ; il y a davantage d’égalité entre hommes et femmes ; nous avons créé les démocraties et l’Etat-providence ; etc. Or, toutes ces réalisations ont d’abord été, au départ, des utopies. Ces idées étaient jugées folles, lunatiques. Je débute mon livre avec une citation d’Oscar Wilde que j’aime beaucoup : ” Une carte du monde qui ne comprendrait pas l’utopie ne serait même pas digne d’être regardée, car elle laisserait de côté le seul pays où l’humanité vient toujours accoster. (…) Le Progrès est la réalisation des Utopies. ”

Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est en effet que nous n’avons plus, ni à gauche, ni à droite, ni dans le monde intellectuel, de grandes visions pour le futur. Je ne vois pas beaucoup de personnalités capables d’inspirer les gens.

Profil

• Naissance en 1988.

• Etudie l’histoire à l’Université d’Utrecht. Il est alors membre d’un petit syndicat d’étudiants démocrates-chrétiens.

• Depuis 2013, journaliste-éditorialiste pour le site De Correspondent. Reçoit également cette année-là le prix du think tank flamand Liberales pour son essai : De geschiedenis van de vooruitgang.

• En 2017, son best-seller “Utopies réalistes” est publié en français.

Parmi ces rares personnalités motrices, vous mentionnez des gens comme Geert Wilders aux Pays-Bas ou Marine Le Pen en France…

Parmi les utopies que vous décrivez, il y a l’abolition des frontières. A juger d’après les résultats des récentes élections dans nos pays, cela paraît être l’idée la plus irréaliste, non ?

Je suis d’accord avec vous : c’est l’idée la plus radicale du livre. Le revenu de base universel est par exemple une mesure qui pourrait être décidée dès demain : il y a eu des expériences, nous savons comment cela fonctionne, etc. Mais ouvrir les frontières, évidemment, nous ne pouvons le faire tout de suite. Cependant, comme historien, je trouve intéressant de faire un ” zoom avant “. Imaginez que vous vivez en 2200 et que vous regardez notre époque. Quelle serait pour vous la plus grande injustice de ce siècle ? La réponse est claire : c’est l’inégalité au niveau mondial, qui est beaucoup plus importante que les inégalités entre pays. Le milliard de personnes les plus pauvres ne consomme que 1 % des biens produits dans le monde, alors que le milliard le plus riche en consomme 72 %. Et la cause principale de cette inégalité, ce sont les frontières.

La plupart des arguments que nous avançons contre les immigrés sont en réalité des non-sens. Et il y a de nombreuses études qui le démontrent. Non, les immigrés ne prennent pas nos jobs ; non, ils ne sont pas paresseux ; non, ils ne profitent pas des subsides et des aides sociales ; non, ils ne désirent pas rester dans nos pays plutôt que de retourner chez eux. Dans l’Histoire, les nations et les empires qui ont été les plus ouverts ont aussi été ceux qui ont eu le plus de succès. Et c’est justement lorsqu’une nation commence à se fermer que les choses commencent à aller plus mal. Nous devrions donc nous inquiéter de ce phénomène.

Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est que nous n’avons plus, ni à gauche, ni à droite, ni dans le monde intellectuel, de grandes visions pour le futur.”

Laissez-moi m’expliquer. Des gens comme Geert Wilders, Marine Le Pen ou Donald Trump ne regardent pas vers le futur mais plutôt vers le passé. Ils incarnent des ” rétrotopies “, c’est-à-dire l’idée que tout était mieux dans le passé. Mais le mécanisme qui les a menés là où ils sont et leur stratégie politique méritent qu’on s’y arrête. Ils ont commencé par dire des choses qui ont paru outrancières. Voici cinq ans, le discours de Donald Trump paraissait complètement irréaliste. Et le voici élu aujourd’hui. Car il a compris que la vraie politique consiste à rendre réelles des idées au départ irréelles, de rendre inévitable ce qui paraissait au départ impossible. Et si vous faites cela, vous ne vous situez pas au centre mais plutôt aux franges de l’échiquier politique. On attribue au Mahatma Gandhi une citation qu’il n’a jamais dite, mais que je trouve merveilleuse : ” D’abord ils vous ignorent, ensuite ils se moquent de vous, ensuite ils vous combattent, et enfin vous gagnez “. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a deux ans Donald Trump l’a utilisée ! Donald Trump comprend beaucoup mieux comment changer le monde que les gens de gauche aujourd’hui.

Vous citez dans votre essai d’abondants exemples d’utopies qui ont déjà fonctionné dans un cercle restreint. Mais ce qui peut marcher à petite échelle peut-il fonctionner de manière générale ? Par exemple, si tout le monde profite d’une allocation universelle, ne va-t-on pas garder au final la même distribution inégale des revenus ?

Vous pouvez considérer le revenu universel comme le cheval de Troie des employeurs qui voudraient abaisser les salaires des travailleurs. Cependant, je crois que, au contraire, il changerait complètement la dynamique. Si tout le monde bénéficie d’un revenu, tout le monde peut refuser un travail qui ne lui plaît pas. Imaginez que vous êtes un professeur ou un éboueur, et que vous bénéficiez d’un revenu de base. Vous serez libre de dire à votre employeur que vous voulez bien continuer, mais pour un salaire plus élevé. S’il refuse vous pourrez toujours vous mettre en grève ou aller voir ailleurs. Maintenant imaginez que vous êtes un avocat ou un commercial, bref, quelqu’un qui passe la plupart de son temps à envoyer des e-mails. Votre pouvoir sera moindre. Et c’est à mon sens l’impact le plus important du revenu universel : les salaires refléteront mieux la valeur sociale de votre travail.

C’est l’exemple des éboueurs de New York qui se sont mis en grève en 1968. Ils ont obtenu une très nette revalorisation de leurs salaires. Mais chez nous, les éboueurs continuent à être mal payés…

Parce que les éboueurs dans nos pays ne bénéficient pas d’un revenu de base. C’est pour cela que j’ai épinglé l’exemple de New York. Les éboueurs là-bas ont réussi à s’organiser et touchent aujourd’hui un salaire très élevé. Les choses peuvent donc changer. J’aimerais vivre dans une société où ceux qui ramassent les ordures gagnent davantage que les banquiers. C’est ma conception de la méritocratie : si vous contribuez beaucoup à la société, vous avez le droit d’avoir un salaire plus élevé que ceux dont la contribution est moindre. Mais si vous détruisez de la richesse, comme beaucoup de spéculateurs dans le secteur financier, vous devez payer les dommages que vous occasionnez. Ce n’est pas nécessairement une idée de gauche. Je crois qu’il est rationnel de payer les gens en fonction de leur contribution à la société.

Le capitalisme tel qu’il est organisé aujourd’hui est promis à l’explosion ?

Je suis historien et je ne crois donc jamais aux événements inévitables. Mais si je prends par exemple l’idée du revenu de base universel, on observe un changement très net ces dernières années : on voit des expériences en Ecosse, au Canada, en Finlande. Dans son livre de mémoire qui vient de sortir, Hillary Clinton a reconnu que si elle avait brandi l’idée lors de la campagne électorale, elle aurait sans doute gagné les élections. Mais ses conseillers avaient jugé le projet trop radical, ce qu’elle regrette aujourd’hui. Beaucoup d’historiens croient que l’Histoire est gouvernée par l’argent et le pouvoir. Bien sûr, ce sont des éléments importants. Mais j’aime également souligner le pouvoir des idées : des gens sans beaucoup d’argent et sans beaucoup de pouvoir, mais portés par des idées neuves, ont fini par triompher, comme les suffragettes au début du 19e siècle. Pour en revenir au revenu universel, à la fin des années 1960, tout le monde était convaincu qu’il allait être instauré aux Etats-Unis. Milton Friedman et John Kennedy, John Kenneth Galbraith et Martin Luther King, tout le monde trouvait que c’était une bonne idée. Nixon aussi. Mais finalement, Richard Nixon a présenté le revenu de base comme une aide au travail, et les démocrates ont voté contre car ils voulaient des montants plus élevés. Et l’idée a été enterrée pendant 40 ans.

La gauche n’est capable que de se positionner contre quelque chose : contre l’austérité, contre l’homophobie, contre l’establishment, contre tout”

Vous êtes aussi très critique à l’égard de la gauche. Pourquoi est-elle en panne d’idées ?

Grande question ! Une des raisons est sans doute la chute du mur de Berlin. On s’est dit alors que la lutte des grandes idéologies avait pris fin. Le communisme avait perdu, le capitalisme avait gagné. Les hommes de centre-gauche ont estimé que la politique désormais se résumait à la technocratie : il s’agissait de gérer l’économie le mieux possible. Il y avait certes une gauche académique plus radicale. Mais elle était confrontée à deux problèmes. D’une part, et on le voit encore aujourd’hui, elle n’est capable que de se positionner contre quelque chose : contre l’austérité, contre l’homophobie, contre l’establishment, contre tout. L’autre problème est que cette gauche académique est terriblement aristocratique et utilise un langage que seul très peu de gens peuvent comprendre. Si vous voulez faire bouger un pays, il est important de se connecter à l’audience la plus large. Car soyons honnêtes : il ne faut pas faire appel à la haute mathématique si vous voulez changer les choses. Le revenu universel est une idée simple à comprendre : la pauvreté, c’est le manque de cash. Comment résoudre ce manque ? En donnant du cash !

Beaucoup disent que le revenu universel créera un grand problème budgétaire. Mais vous n’êtes pas d’accord.

En effet, beaucoup de gens au centre et à droite, ainsi que la plupart des économistes orthodoxes, estiment que nous ne pourrons jamais payer. Mais encore une fois, regardez les faits. Là où le revenu universel a été instauré, vous observez que les gens ont un meilleur état de santé, que les enfants ont de meilleurs résultats scolaires, qu’il y a moins de violence, que la productivité est meilleure et que les gens ne travaillent pas moins. L’instauration d’un revenu universel est un investissement qui se rembourse lui-même. Il est bien plus cher de ne pas le mettre en oeuvre. La pauvreté est un immense gaspillage de ressources humaines.

Selon vous, les obstacles à la mise en place d’une allocation universelle sont d’ordre culturel et non économique.

Oui. Depuis des siècles, c’est sans doute lié au dogme chrétien, on estime que si les pauvres sont pauvres, c’est qu’ils ont quelque chose à se reprocher. Comme le disait Margaret Thatcher : ” La pauvreté est un manque de caractère “. Or cette idée est fausse. Il n’y a rien de mauvais chez les pauvres. C’est le contexte qui influe sur leur comportement. Des études récentes ont montré qu’il existait un formidable écart au test de Q.I. entre des personnes mises dans un contexte de pauvreté et les autres, en raison du stress induit par la pauvreté. Vous pouvez comparer l’impact de la pauvreté sur votre comportement à celui de l’alcool ou d’une nuit blanche. Imaginez alors que vous éradiquez complètement la pauvreté dans nos pays. Des millions de personnes vont voir soudainement leur Q.I. grimper de 10 à 15 points, les gens auraient des comportements plus sages. Tout le monde en profiterait, même les riches… Ce serait une décision win-win. Mais nous avons perdu cette manière de penser. Aujourd’hui, nous pensons sur le modèle des jeux à somme nulle. Si je gagne, quelqu’un perd, et si quelqu’un gagne, je perds. Toutes les idées que je défends sont des projets win-win, où tout le monde gagne.

Mais cette manière de penser n’est pas relayée par les médias ou par les économistes.

Il est très difficile de généraliser naturellement. Mais je crois en effet que les médias sont extrêmement trompeurs. Si vous regardez les nouvelles toute la journée, vous allez subir un lavage de cerveau. Vous n’allez voir que ce qui ne va pas dans le monde parce que, tout simplement, ce qui alimente les médias est ce qui est exceptionnel. Corruption. Scandale. Meurtre. Terrorisme. Violence. Vous aurez donc une vue tronquée. Vous penserez que tout le monde est corrompu et que le genre humain est mauvais. Un phénomène similaire est en jeu avec les économistes. Leur conception du genre humain est fondamentalement fausse. Ils considèrent que nous sommes essentiellement égoïstes, gouvernés par une froide raison, que nous cherchons toujours à maximaliser notre utilité. Leur définition du progrès est également erronée à la base. Par exemple, j’entends souvent dire que les Grecs sont paresseux car ils ne sont pas assez productifs. Mais qu’entend-on par productivité ? C’est votre contribution au PIB. Cela signifie qu’un ramasseur de poubelles ne serait pas productif, alors qu’un banquier serait très productif, ce qui, si vous demandez mon avis, est une définition assez folle. En outre, si vous regardez les statistiques, vous verrez que les Grecs ont la semaine de travail la plus longue et les Allemands la plus courte. Les paresseux seraient donc plutôt les Allemands !

Je crois profondément en la force des idées.”

Vous parlez d’utopies, de changements. Mais ne croyez-vous pas que finalement, à l’exception de périodes restreintes comme les révolutions ou la fin d’une guerre, les gens ont peur de changer et de prendre le risque d’aller en territoire inconnu ?

Aujourd’hui, c’est vouloir rester en territoire connu qui serait un désastre complet. Les travailleurs sociaux savent que le système actuel est incroyablement cher et ne fonctionne pas. Il n’aide pas à trouver du travail et est réellement très humiliant pour ceux qui n’en ont pas. Les politiques d’activation des chômeurs coûtent très cher et ne fonctionnent pas. Toutes les études le montrent. Et lorsqu’on réfléchit, c’est assez normal : nous avons 600.000 chômeurs aux Pays-Bas et 100.000 emplois vacants. Vous avez beau pousser les gens voire les humilier… il n’y a pas assez de jobs pour tout le monde ! Ce type de solutions ne fonctionne pas simplement parce qu’il sous-entend que l’on peut résoudre un problème collectif avec des solutions individuelles.

Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ? A gauche ?

J’essaye d’aller au-delà du clivage gauche-droite. Certaines de mes idées – comme réduire les inégalités ou réduire le temps de travail – peuvent être qualifiées de gauche. Mais je peux être considéré de droite parce que je n’aime pas non plus les Etats paternalistes. Je suis anarchiste en ce sens. Je crois en la liberté individuelle et en la nécessité de se défaire de ces grandes structures bureaucratiques pour prendre des décisions. L’une des tâches importantes de l’écrivain, de l’intellectuel, consiste à redéfinir les termes que nous utilisons. Dans mon livre, j’essaie ainsi de redéfinir certaines notions, comme la liberté, le progrès, l’investissement, l’efficacité, etc. Je crois profondément en la force des idées. Les institutions politiques, les gouvernements, les parlements, ne constituent que le terme d’une trajectoire. Au départ, il y a des porteurs d’idées. Ils se trouvent souvent à la marge. Mais ce sont eux qui font avancer le monde.

(*) ” Utopies réalistes “, Seuil, 256 p., 20 euros.

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